<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Prague, tchèque et européenne

29 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Vue du château de Prague de nuit (c) Pixabay
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Prague, tchèque et européenne

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Depuis 1989, des millions de touristes du monde entier affluent à Prague, attirés par son site admirable (la vallée resserrée de la Vltava qui partage la ville, et ses deux collines fortifiées depuis le ixe siècle surplombant la rivière au nord et au sud, Hradschin et Vysehrad), son apparence méridionale (depuis que les badigeonnages colorés ont remplacé le « gris-jaune socialiste »), son atmosphère de liberté depuis sa libération du communisme, la mémoire des passés allemand et juif de la ville, la musique, et les mystères présumés de l’alchimie et du Golem.

Réunion de quatre villes autonomes jusqu’en 1784 (Hradcany autour du château et Mala Strana ou Petit Côté sur la rive gauche, Vieille Ville et Nouvelle Ville avec le quartier juif sur la rive droite), Prague, née à la fin du ixe siècle, a depuis toujours été la capitale d’un territoire bien défini par la nature, la Bohême-Moravie, qui est celui de la République tchèque d’aujourd’hui. Elle a été le centre politique et religieux incontesté du royaume de Bohême au Moyen Âge, celui du nouvel État indépendant tchécoslovaque (qui a échoué à deux reprises en 1918-1939 et en 1945-1992). Elle a même été un temps capitale du Saint Empire romain germanique et de cette période date une bonne part des chefs-d’œuvre d’architecture qui font sa splendeur et sa célébrité : la cathédrale Saint-Guy et nombre d’églises, les palais de la noblesse et le château, lieu de pouvoir des rois, des empereurs, et des présidents de la Tchécoslovaquie et de la République tchèque.

Quatre défénestrations

Prague a connu au cours des siècles bien des drames, des sièges et des occupations, des incendies, des inondations et des épidémies, les ravages des guerres hussites, le bombardement des canons autrichiens lors de la révolution de 1848, la dure répression des nazis après l’assassinat du Protecteur et SS Reinhard Heydrich en 1942, la déportation des juifs (sans détruire le patrimoine juif qu’on voulait transformer en « Musée d’une race disparue »), et les combats de la libération de la ville du 4 au 9 mai 1945 (plusieurs milliers de morts). Elle a vu aussi l’expulsion des derniers Allemands en 1945, qui mit fin à dix siècles de « vivre ensemble », le « coup de Prague » en février 1948, qui instaura la dictature communiste pour quarante ans, les chars soviétiques qui écrasèrent le « printemps de Prague » en août 1968. Pourtant la ville est restée presque intacte.

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On a aussi beaucoup défenestré à Prague, quatre fois à ce jour : en 1419, des édiles catholiques ont été jetés sur des piques depuis l’hôtel de ville de la Nouvelle Ville ; en 1483, des échevins sont précipités du haut de celui de la Vieille Ville par une foule enragée contre les catholiques et les juifs ; en 1618, des nobles protestants de la Diète de Bohême lancent par les fenêtres du château trois représentants catholiques de l’empereur Habsbourg (c’est le début de la guerre de Trente Ans) ; enfin le 10 mars 1948, après le « coup de Prague », le ministre démocrate des Affaires étrangères Jan Masaryk, fils du premier président du pays, a fait une chute dans la cour de son ministère (suicidé ou poussé dehors par les communistes, on en dispute encore).

Tchèque et européenne

Prague n’est devenue une ville tchèque homogène qu’au xxe siècle. Du xive au début du xxe, elle a eu des souverains étrangers, polonais (les Jagellons), autrichiens (les Habsbourg), allemands (Frédéric de Palatinat au début de la guerre de Trente Ans, sans compter Hitler et ses représentants Neurath et Heydrich). De 1784 à 1895, l’allemand a été la langue de son administration. Le plus célèbre de ses empereurs et rois de Bohême, révéré à la fois par les Tchèques et les Allemands, Charles IV, qui a fait construire le célèbre pont de Prague, était issu d’un Luxembourg francophile. À la fin de la Première Guerre mondiale, avec l’appui des Alliés, la domination séculaire des Habsbourg d’Autriche est renversée.

Du Moyen Âge au xxe siècle, trois peuples cohabitaient dans la ville, dans leurs quartiers propres, avec des hauts et des bas. Les habitants de langue allemande représentaient 57 % de la population en 1847, et seulement 8,5 % en 1910 ; il en restait 25 000 en 1945. Ils ont décliné du fait de la tchéquisation voulue par la municipalité (à majorité tchèque depuis 1861) et disparu avec l’expulsion de 1945. La population juive, qui a marqué au cours des siècles la culture de Prague, a continué de croître jusqu’à l’occupation allemande (25 000 en 1910, 58 000 en 1939, à cause des réfugiés d’Allemagne, d’Autriche et des Sudètes). Elle aussi a quasiment disparu du fait de l’Holocauste et de l’émigration tout au long du xxe siècle (10 000 revenus en 1945, peut-être 5 000 aujourd’hui, dont 1 500 recensés).

Aujourd’hui, la ville est totalement tchèque par sa population et par sa toponymie depuis le mouvement national et l’indépendance (la municipalité a imposé le tchèque en 1892 pour les noms des quartiers et de rues, les panneaux indicateurs et les enseignes de boutiques). Actuellement l’anglais domine à cause du tourisme et des affaires, malgré les nombreux touristes germanophones. Le mouvement national du « petit peuple » tchèque a construit au xixe siècle un passé et une identité tchèques antigermaniques et anticatholiques bien visibles dans la ville, particulièrement dans les édifices du tournant du siècle, les décorations et les peintures du Musée national, de la Maison municipale, construite sur l’emplacement d’un ancien palais royal, et les bâtiments de l’Exposition de 1891, vrais manifestes de la nation avant son indépendance.

Pourtant la ville doit beaucoup à des apports venus de toute l’Europe. Au temps du Saint Empire, elle a eu des architectes français, allemands, italiens. Le Petit Jésus de Prague, vénéré par des pèlerins venus du monde entier, a été apporté d’Espagne. Le Clementinum (églises, couvent et université) a été fondé par des Jésuites. Du xviie au xixe siècle, la ville a été occupée par les Suédois (qui ont beaucoup pillé), les Saxons, les Bavarois, les Prussiens et les Français, et au xxe par les Allemands et par les Russes. Elle a subi des influences étrangères dans tous les domaines (les Jésuites, l’Anglais Wyclif, le Franco-Genevois Calvin et l’Allemand Luther pour la religion, le Danois Tycho Brahe pour l’astronomie). Le cosmopolitisme de Prague est européen.

Hus, symbole de l’identité pragoise

Jan Hus, le prédicateur hérétique, est présenté comme le prophète de la nation tchèque. Prague lui a élevé sur la place de la Vieille Ville (en 1915, trois ans avant la chute des Habsbourg), un monument énorme, lieu de manifestations patriotiques, que même les nazis n’ont pas détruit. En 1952, les communistes (cas peut-être unique) ont reconstruit la chapelle de Bethléem, lieu de prédication de Maître Hus, qui avait disparu depuis des décennies, afin de récupérer un morceau de l’identité nationale du pays en enrôlant Hus dans la préhistoire du communisme.

Le protestant Palacky au xixe et plus tard des historiens français, slavophiles, républicains et anticléricaux, ont qualifié la défaite des troupes protestantes praguoises à la Montagne Blanche (face aux soldats impériaux allemands, espagnols et français) d’entrée de la nation tchèque dans « l’ère des ténèbres ». Ils ont leur boulevard et leur buste à Prague, comme le président américain Wilson, qui a soutenu l’indépendance de la Tchécoslovaquie à la fin de la Première Guerre mondiale.

Pourtant Venceslas, duc de Bohême au ixe siècle, et sa grand-mère Ludmilla, comme le chanoine Jean Népomucène, sont les saints patrons et héros de la patrie. Les Tchèques ont adopté la piété baroque de la Réforme catholique et l’Église nationale tchécoslovaque hussite, créée en 1920 et soutenue par le gouvernement tchécoslovaque d’alors, n’a pas été un grand succès. Le Monument national de Zizkov a été construit dans les années 1930 sur une colline de la ville à laquelle on a donné le nom du chef hussite Jan Zizka, sur les lieux mêmes de sa victoire sur l’empereur en 1420. Il y a sa statue équestre, on y a déposé les restes de soldats inconnus des deux guerres mondiales ayant combattu dans les rangs des Alliés et des Soviétiques, puis le corps momifié du président stalinien Gottwald (retiré depuis). C’est aujourd’hui un musée de la lutte des Tchèques pour l’indépendance et la liberté.

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Le communisme en quarante ans n’a pas bouleversé Prague. Il a laissé un métro, des banlieues d’immeubles préfabriqués, une radiale qui rase la place Venceslas, le nouveau Parlement tchèque, un Palais de la culture destiné aux congrès du Parti et un hôtel stalinien aujourd’hui américain. Le tank soviétique, monument élevé en remerciement pour la libération de la ville, a été relégué dans un musée, mais un groupe représentant un Soviétique libérant un Tchèque existe toujours dans un square près de la gare. Du plus grand monument à Staline jamais construit au monde, bâti sur la colline de Letna en 1955 et démoli en 1962, il ne reste que le socle et les escaliers qui y conduisent. Il y a un mémorial (discret) des victimes du communisme et un petit musée privé consacré à la vie sous ce régime. On a donné le nom d’une place à Jan Palach, l’étudiant qui s’est immolé par le feu en 1969 pour protester contre l’occupation soviétique. Un palais ancien était devenu un musée dédié à Lénine, parce qu’il y avait fondé le parti bolchevique lors d’un congrès d’émigrés socialistes russes en 1912. Propriété du parti social-démocrate tchèque depuis 1907, celui-ci l’a mis récemment en vente pour éponger ses dettes.

Entre Est et Ouest

La capitale de la Tchéquie a 1,3 million d’habitants, dont seulement 43 000 dans la ville historique, vouée au tourisme, à l’administration et aux affaires, et 2,2 millions dans l’agglomération, sur 10,5 millions pour l’ensemble du pays. Depuis la chute du communisme et l’adhésion à l’OTAN (1999) et à l’Union européenne (2004), la ville s’est beaucoup ouverte à l’Ouest. Mais aussi à l’Est. Parmi les étrangers (14 % de la population), les ressortissants des pays slaves sont de loin les plus nombreux : 100 000 en tout, dont 46 000 Ukrainiens, 21 000 Russes, et 26 000 Slovaques. Des entrepreneurs et des hommes politiques de Prague, y compris la maire actuelle, sont d’origine slovaque, comme aussi la plupart des Roms de la ville (peut-être 170 000). Il y a aussi 11 000 Vietnamiens, héritage de la période communiste, où l’on faisait venir des travailleurs du pays frère. Les musulmans tchèques sont très peu nombreux à Prague. Il y a quelques restaurants halal et des fastfoods turcs près de la gare, et une Grande Mosquée en banlieue (les citoyens se sont opposés aux tentatives d’en construire d’autres).

Dans la capitale d’un pays très déchristianisé (46 % des Praguois n’ont pas de religion, mais 60 % des croyants sont catholiques), la crise migratoire a réveillé une identité culturelle, ethnique et religieuse. Sans doute Prague ne vote pas comme le reste du pays, préférant TOP09, le parti conservateur libéral et antirusse du noble d’origine autrichienne, Schwarzenberg. Si le social-démocrate populiste Zeman a été élu Président, c’est grâce au reste du pays. Pourtant la ville depuis 2014 est dirigée par une coalition de cinq partis dont le parti du milliardaire Babis Ano, qui joue la carte populiste anticorruption. La maire Adriana Krnacova, qui a dirigé la section tchèque de Transparency International, est déjà très contestée. Le mouvement anti-islamique d’origine allemande Pegida est implanté à Prague où il a organisé récemment plusieurs manifestations, avec des représentants de neuf pays et le député eurosceptique nippo-tchèque du parti Aube de la démocratie directe, Tomio Okamura. Le président Zeman lui-même a critiqué la politique migratoire d’Angela Merkel dans une manifestation publique en novembre 2015.

La coexistence conflictuelle à Prague entre l’ancrage historique et culturel régional et national d’une part et les influences occidentales de l’autre est typique des capitales de l’Europe centre-orientale postcommuniste récemment intégrées à l’Union européenne et à l’Alliance atlantique.

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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