Puissance, honneur et développement : le cas français

15 mars 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : In this image provided by the United States Army Signal Corps, Prime Minister Winston Churchill, and Gen. Charles de Gaulle, French leader, salute as they paid homage to the French unknown soldier during Armistice Day ceremonies in Paris on Nov. 11, 1944. Others in picture not identified. (AP Photo/United States Army Signal Corps)/APHS394255/AP441111191/25299 - AP PROVIDES ACCESS TO THIS PUBLICLY DISTRIBUTED HANDOUT PHOTO PROVIDED BY THE UNITED STATES ARMY SIGNAL CORPS./1406121532
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Puissance, honneur et développement : le cas français

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La croissance et le développement économique qui la prolonge poussent leurs racines au plus profond du passé des peuples. Ceux-ci vivent des cultures qu’ils se sont constituées et qu’ils ont transmises de génération en génération : esprit de liberté, d’entreprise, esprit scientifique, convivialité… Parallèlement les puissances nationales se font et se défont à peu près selon les mêmes principes ; elles se combinent et se combattent au niveau mondial. Elles dirigent assez souvent et de plus en plus les mouvements économiques, en même temps qu’elles en subissent les avancées et les contrecoups.

 

La France vient de loin, elle a bâti sa puissance, son développement, son art de vivre, sur des valeurs qui, bien que  déformées par le temps, n’en imprègnent pas moins ses dynamiques jusqu’à ce début de XXIe siècle. Les événements et réactions contemporaines s’expliquent aussi par cet héritage immatériel qui nous est propre, le concept d’honneur en fait partie.

 

L’honneur, clef de voûte de la puissance française

 

On admet volontiers[1]que la composante principale de la puissance française contemporaine est l’armée, ce qui nous reste de plus clair pour poser la présence française dans le monde et qui inspire encore un réel respect tant chez nous qu’à l’étranger. Ce sont des mentalités multiséculaires et des transmissions bien assurées qui expliquent cette particularité française. Elle porte encore un autre nom, l’honneur ! L’armée française reste l’ensemble le plus imprégné du sens de l’honneur ; on l’a vu au moment de la guerre d’Algérie quand il a fallu rompre nos engagements avec une  partie de la population algérienne favorable à la France ou auparavant en Indochine quand le corps expéditionnaire s’est sacrifié à Diên Biên Phu. C’est une qualité française ancienne et reconnue qui s’est exprimée dans une quantité de conflits passés ; on pense aux épisodes oubliés des guerres du XVIIIe siècle en Amérique du Nord[2] ou plus près de nous du combat des Saint-Cyriens sur la Loire.

L’honneur est de fait omniprésent dans la littérature française et lui a fait produire des chefs-d’œuvre : Le Cid et Cyrano de Bergerac[3] par exemple. Ces œuvres littéraires ont eu pour effet, quelque peu paradoxal, de répandre et « démocratiser » la noblesse de sentiments jusqu’aux confins de la société française[4]. Les jeunes Français en ont été longtemps nourris et imprégnés. Malheureusement, faute de transmission[5] et par l’effet d’influences étrangères, l’honneur et la dignité sont des notions qui disparaissent progressivement de notre univers mental sous le coup des dominations de groupe, de communautarisme et de substitution massive des droits aux devoirs.

L’honneur est un trait de mentalité national qui contribue encore de nos jours à la puissance et au bonheur de vivre en France. Parmi les peuples européens, l’honneur fut une sorte de spécialité française, mais il imprègne aussi l’histoire d’autres pays comme l’Espagne[6] ou la Pologne ; de ce pays, les Français retiennent  la charge des lanciers polonais contre les chars allemands en 1939. Mais le Général de Gaulle, qui incarna bien cet aspect du génie français, ne fut jamais compris ni apprécié des Anglo-Saxons. De même, G.K Chesterton et J.R.R Tolkien, écrivains de l’honneur et de la dignité, sont avant tout catholiques et réactionnaires et peu représentatifs de la société britannique. De son côté, cette dernière a largement profité économiquement de son pragmatisme « à la Max Weber » pour engendrer les dominations économiques et militaires de l’Angleterre puis des États-Unis au XIXe et XXe siècle. Ceci tend à prouver que diverses formes de puissance nationale peuvent se construire sur la base de mentalités également diverses.

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L’honneur et la liberté

 

Cette présence de l’honneur dans la société française d’antan est forcément en rapport avec le message chrétien de liberté. Pour faire court, c’est le trait principal de la construction féodale appuyée sur la chevalerie. Le caractère chrétien et pré-libéral de l’honneur vient de ce qu’il repose entièrement sur le respect d’engagements passés entre des individus libres[7]. À ce titre, et précédant la centralisation monarchique autoritaire souvent évoquée, la féodalité pyramidale a promu et soutenu la France et son Roi pendant environ un demi-millénaire. Elle fut ensuite tout à la fois répudiée et combattue par le pouvoir central jusqu’à la fin de la Fronde, mais elle a laissé un héritage moral conséquent. Pour l’Angleterre, proche parente de la France et lui ressemblant beaucoup avant 1500, la bifurcation fut la Réforme d’Henry VIII. Cette première révolution provoqua l’extinction de la plupart des liens traditionnels pour l’ensemble de la société anglaise[8]. La révolution puritaine du XVIIe a parachevé cette mue culturelle et, d’approximation en approximation, explique l’idéologie anglo-saxonne dominante de notre époque.

L’honneur ou l’absence d’honneur marque les comportements et affecte le développement humain. Par exemple, il était  très difficile pour un Français « à l’ancienne » de subir ou d’envisager la délation. Le contrôle social « bénévole » était étranger à sa mentalité, réprouvé moralement et considéré comme une turpitude infamante. Après l’occupation allemande, ce fut l’une de ses tares les plus déplorées et stigmatisées dans les réactions publiques et dans les œuvres littéraires. Ce n’est pas automatiquement le cas dans les pays anglo-saxons, en Suisse ou en Irlande[9]et ce redoutable travers de conformisme gagne du terrain. Leur libéralisme n’est pas le nôtre.

À notre époque, les mesures de pression étatiques ou celles du voisinage évoqué dans le modèle de développement économique sont d’autant plus puissantes et pénalisantes qu’elles peuvent compter sur un contrôle bénévole de délateurs « vertueux ». De même, la pratique de délation des GAFA pour exercer les censures sur le contenu de l’information choque les personnes et les sociétés attachant de l’importance au sens de l’honneur. Idem de cette passion nouvelle pour « noter », « apprécier », « évaluer », qui envahit le monde des entreprises et les institutions publiques. On peut sérieusement douter que ces pratiques suscitent une telle répulsion dans les sociétés anglo-saxonnes ou dans celles qui sont « ployées » sous le soft-power américain (en attendant le chinois), car elles procèdent d’une attitude mentale ancienne d’acceptation du contrôle communautaire. Les conflits de puissance actuels ont des enjeux déterminants à long terme et ce qui reste du soft power français doit se déployer très vite.[10]

 

L’honneur et la prise de risque

 

L’exemple de l’honneur veut ici montrer que les idées et cultures d’autrefois ont modelé les mentalités et réflexes sociaux et donné ses caractères propres à la puissance française. Les cultures humaines arrivées de loin jouent aussi parallèlement un rôle très important pour la croissance économique, le bonheur et la qualité de vie, c’est-à-dire le développement.

Ainsi, l’attitude face au risque est influencée par la hiérarchie des valeurs tirée de l’Histoire et l’honneur y est encore fortement impliqué. À l’inverse, le principe de précaution sape profondément les bases morales des sociétés et des individus marqués par la pratique de l’honneur, car il exprime une sorte de démobilisation de leurs forces vives. Outre leur résilience, il affecte gravement leur capacité économique. Les investissements, celui du capital physique comme celui du progrès technologique ou ceux des cultures humaines, sont à la racine de la croissance économique. En dehors des causes institutionnelles, l’investissement procède d’un calcul en incertitude mettant en jeu le rendement attendu et la prise de risque. Une société ne peut croître et prospérer sans majorer ces deux éléments. Mais elle peut insister plus ou moins sur le premier ou sur le second. En schématisant, les sociétés anglo-saxonnes et chinoises sont globalement mieux préparées à faire jouer le réflexe pragmatique de cupidité. Les sociétés d’origine catholique le sont moins. Le sens de l’honneur doit au moins leur permettre de sauvegarder assez de libertés pour entretenir un capitalisme de preneurs de risques.

Faute de transmettre ses valeurs, une société perd ses repères et ses ressorts, à la fois dans la sphère de production dans celle de l’utilité des individus et des communautés naturelles. Mais une puissance géopolitique conçue sur certains principes a intérêt à ne pas les renier avant d’en avoir établi d’autres, par et pour elle-même.

A lire aussi : Le virage manqué. Quand la France a décroché dans la mondialisation. Félix Torrès

 

Notes

[1] En 2018 (N°17), la revue Conflits a mis au point une méthode de mesure des puissances. Elle a opéré un premier classement général où la France figure en cinquième position. Son avantage relatif est sa force militaire et les avantages internationaux qui lui sont liés (membre du Conseil de sécurité de l’ONU …)

[2] Ils sont spécialement intéressants en permettant de comparer la mentalité française à celle des Anglo-Saxons.

[3] Au cours du XXe siècle, Jean Raspail a produit des œuvres dans cette veine.

[4] Napoléon et sa noblesse d’Empire ont bien aidé ce mouvement de réconciliation autour de l’honneur. Était-ce son intention ?

[5] Familiale et scolaire. La branche réellement catholique du scoutisme est la dernière à porter des feuilles de ce genre…

[6] L’Espagne est une nation où une aristocratie nombreuse a subsisté et diffusé ses valeurs.

[7] À l’inverse, il me semble que pour la société japonaise, l’honneur est plus intimement lié à une conformité sociale impérieuse, ce qui ne la rend pas moins puissante, au contraire, mais ne procède pas du même mouvement intérieur ni du même rapport à la responsabilité individuelle. Dans leur cas, l’individu se conçoit au prisme du groupe, et non l’inverse. Bien que très différentes, on peut envisager quelque chose de similaire concernant les sociétés musulmanes. L’idée de « perdre la face » (que ce soit chez les Japonais, ou chez une grande partie des musulmans) procède moins d’un sens de la responsabilité que d’un positionnement vis-à-vis du groupe. Même si l’objet de cet essai n’est évidemment pas de dresser un tableau comparatif des différentes conceptions philosophiques de l’honneur par-delà les civilisations, peut-être n’est-il pas inutile de montrer que si les autres sociétés n’ignorent pas ce principe, il ne relève pourtant pas des mêmes ressorts ni ne révèle les mêmes intentions. La « personne » chrétienne est un phénomène philosophique et historique inédit, que la hiérarchie sociale féodale, par exemple, accompagne plutôt que de l’étouffer.

[8] L’affrontement tragique entre Henry VIII et Thomas More et le martyre de ce dernier pourraient bien avoir marqué symboliquement la victoire du pragmatisme utilitariste sur la liberté et les principes moraux dans l’ensemble des sociétés dérivées.

[9] Le cas de l’Irlande est très particulier puisque les Irlandais catholiques ont été colonisés par l’Angleterre protestante pendant environ quatre siècles. Ils auraient dû être les premiers horrifiés par le « contrôle social » moderne et ses pratiques de délation qui leur rappellent de tristes souvenirs. Or ils ne le sont pas, bien au contraire ! On peut avancer que leur identité nationale a fini par coïncider complètement avec l’Église catholique et qu’après quatre siècles il n’en restait pas d’autre trace (leur dernière « trace » est probablement la glorieuse épopée des « Oies sauvages », en France et au Mexique). À notre époque et compte tenu de l’effondrement religieux en cours, seule reste aux Irlandais la culture « libérale » anglo-saxonne venue directement du Royaume-Uni ou remâchée des États-Unis (celle de la côte est et des Démocrates).

[10] Une remarque plus optimiste : ce déploiement nécessaire est souhaité par une grande partie de l’opinion française éclairée, droite et gauche rassemblées et notamment parmi les générations capables d’un minimum de recul historique.

À propos de l’auteur
Bernard Landais

Bernard Landais

Bernard Landais est professeur émérite de Sciences Economiques à l’Université de Bretagne-Sud et auteur de « Croissance économique et choix politiques », L’Harmattan 2020.
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