<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les quatre vagues de la révolution cyber

5 septembre 2021

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Bourgoin jallieu le 18/05/2017: photo illustration cyber attack informatique/Credit:ALLILI MOURAD/SIPA/1705221920
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Les quatre vagues de la révolution cyber

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La révolution numérique aujourd’hui à l’oeuvre est dans la continuité des évolutions technologiques des décennies passées. Mais il apparaît désormais de façon claire que les transformations techniques conduisent aussi à des modifications anthropologiques.

Les termes « cyber » et « numérique » sont parfois employés comme des équivalences. Existe-t-il une différence fondamentale entre les deux ?

Si dans le passé les deux mots ont pu avoir la même définition, ils sont aujourd’hui bien distingués. « Cyber » a une connotation de conflictualité (cybersécurité, cyberdéfense), alors que « numérique » se rapporte davantage au monde de l’informatique et à ses évolutions, tout en incluant le cyber. Paradoxe : on désigne encore ce monde numérique par le terme « cyberespace », ce qui prête à confusion.

Qu’est-ce qui différencie le cyberespace d’aujourd’hui des transformations informatiques des années 1970-1980 ? Le cyber actuel est-il réellement nouveau ou bien n’est-il que la continuité des inventions des décennies antérieures ?

Ce que nous connaissons aujourd’hui est bien évidemment le résultat des inventions et des innovations passées. Mais il y a toutefois des transformations majeures qui distinguent le monde cyber d’aujourd’hui du monde numérique des années 1980. L’évolution du cyber peut être vue comme une marée qui produit plusieurs vagues. Avant les années 1990, on était dans la grosse informatique de société : seules les grandes entreprises ou les grandes structures administratives pouvaient détenir du matériel informatique. Depuis les années 1990, nous avons connu quatre grandes vagues qui ont transformé le cyberespace.

La première vague se fait à l’orée des années 1990 avec l’apparition de l’ordinateur individuel, permis par la mise au point du micro-ordinateur. L’informatique n’était plus l’apanage des grosses structures, mais elle descendait à la maison.

La deuxième vague apparaît à la fin des années 1990 avec la mise en réseau par internet de tous les ordinateurs individuels. Les ordinateurs ne sont plus des postes isolés, mais ils peuvent communiquer entre eux autrement qu’avec des disquettes et des objets physiques.

La troisième vague n’est pas technologique, c’est une vague d’usage à partir des années 2000. Les internautes se sont mis à produire massivement des contenus publiés sur l’internet. C’est l’apparition des blogs et des sites. Celui qui était auparavant un consommateur d’information devient un producteur d’information. Cela change complètement le rapport au cyberespace.

Enfin, la quatrième vague naît dans les années 2010 avec l’avènement du smartphone, dit aussi ordiphone. Ce qui était autrefois un téléphone portable devient désormais un ordinateur de poche avec lequel on peut téléphoner. C’est un changement brutal dans la façon d’utiliser ces objets. L’ordiphone change la façon de communiquer et de produire du contenu. Mais il change aussi la façon d’être : il est devenu une orthèse, c’est-à-dire un nouveau prolongement de notre corps et de notre esprit, dont nous nous servons tous les jours.

Ce que démontrent ces quatre vagues, c’est que les évolutions technologiques conduisent à des évolutions anthropologiques.

Quelle pourrait être la prochaine vague ?

S’il est bien sûr toujours difficile de prévoir l’avenir, on peut toutefois esquisser quelques pistes. Ce qui va probablement changer, c’est la transformation numérique. La vague de télétravail suscitée par les confinements va induire de nouvelles organisations du travail et de comportements collectifs, de nouvelles façons de coopérer, de nouveaux processus aussi bien dans le monde professionnel que dans la vie quotidienne de chacun.

Ce qui va également beaucoup affecter nos vies, c’est la massification de la 5G et donc l’accroissement des objets connectés. Cela va induire de nouveaux comportements et de nouvelles réactions. Il y aura des conséquences évidentes dans notre vie quotidienne. D’autres ruptures renforceront ce mouvement : la robotique, l’intelligence artificielle (mais elle est déjà fortement présente), la blockchain, l’impression 3D, puis dans un temps ultérieur l’informatique quantique.

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Israël avait créé une 4e armée, l’armée cyber, en plus des armées de terre, de mer et de l’air, puis est finalement revenu en arrière. Est-ce pertinent d’avoir une armée de ce type ?

Dire « armée cyber » signifie que l’on crée une institution avec ses règles propres et son administration propre : ce n’est donc pas seulement utiliser un outil. Si l’avion de guerre a été utilisé durant la Première Guerre mondiale, l’armée de l’air n’a été constituée qu’en 1934.

Une armée, c’est certes un milieu physique indépendant, mais c’est aussi une masse humaine qui opère dans ce milieu. Le cyber n’est pas un milieu géographique. Ce peut être un milieu de conflictualité, mais il est à la fois autonome et transversal à tous les autres milieux. Chacune des armées veut avoir sa composante cyber, car elle doit conserver son autonomie dans ce secteur, même si le cyber demeure transversal.

C’est aussi une question de masse critique. Pour constituer une armée, il faut avoir une masse humaine conséquente, des hommes qui occupent cette armée. S’il n’y a pas assez d’hommes, ce n’est pas une armée. La France a pour objectif d’avoir 4 000 « cybercombattants » : c’est bien trop petit pour une armée autonome.

Le cyber sera interarmé. Il y aura un commandement cyber, mais transversal.

Le cyberespace semble s’affranchir des frontières et créer un monde plat. Est-ce si simple ? Ne crée-t-il pas de nouvelles frontières, non visibles, mais tout autant réelles ? Et quelle peut être la place des États dans un monde de plus en plus numérique ?

En effet, intuitivement les gens pensent que le cyber est un espace sans frontière. Mais ce n’est pas si simple. On distingue trois couches : la couche matérielle, la couche logicielle, la couche sémantique ou informationnelle, composée de l’ensemble des données d’information circulant dans les deux autres couches. Le cyber espace n’est pas aussi international qu’on le pense. On discerne sinon des frontières du moins des limites, qui sont poreuses, comme toute frontière.

Ce que l’on observe, c’est un accroissement de la fragmentation du cyberespace. La Chine a réussi à construire un internet souverain. Des nations comme l’Iran, l’Inde ou la Russie tentent de faire de même.

L’autre tendance contribuant à la fragmentation est l’arrivée des acteurs privés qui sont parfois en position dominante. Les grands acteurs privés commencent à déployer leurs propres câbles sous-marins, de façon à en conserver la maîtrise technique et la maîtrise du contenu. C’est une appropriation qui a une résonnance en droit public. Les entreprises déploient des infrastructures, ce qui crée un monopole partiel qui est atteint.

Autre exemple : Facebook qui cherche à émettre un instrument de paiement virtuel sur la base de la blockchain. Cela commence à faire changer les lignes : c’est une monnaie privée en qui beaucoup auront confiance, peut-être plus que pour les monnaies de certains États. Or la monnaie reposant sur la crédibilité de l’émetteur, la monnaie de Facebook pourrait tout à fait fonctionner.

La fragmentation du cyberespace n’est donc pas seulement l’affaire des États, elle est aussi l’affaire du secteur privé. Constatons enfin que la domination originelle des États-Unis est battue en brèche.

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Mais pour que le cyber fonctionne, il faut des matériaux et des composants informatiques, ce qui nécessite de sécuriser les approvisionnements.

Il y a en effet une géoéconomie sous-jacente à la cyberconflictualité. Elle touche au contrôle des matériaux. Les terres rares notamment, mais aussi les puces et les semi-conducteurs. La plupart des fabricants de semi-conducteurs sont localisés à Taïwan et en Corée du Sud. Certes, certains États veulent les relocaliser, mais ce n’est pas si simple. Les Américains ont compris la nécessité d’investir dans de nouvelles usines sur leur territoire et Donald Trump avait engagé un bras de fer avec les Chinois, notamment avec Huawei, en menaçant de bloquer l’approvisionnement en semi-conducteurs. Les Chinois se sont aperçus de leur dépendance et donc de la nécessité de la réduire en produisant eux-mêmes les semi-conducteurs.

Cette géoéconomie constitue un aspect particulier d’un mouvement plus général de dépendance dont nous prenons de plus en plus conscience (émergence, pandémie ou même le blocage accidentel du canal de Suez).

Twitter et Facebook qui ferment le compte du président américain, la Chine qui surveille sa population, des données personnelles collectées en masse, le cyber est-il la prison de demain ? Sommes-nous condamnés, avec le cyber, à devenir des numéros dans un monde numérisé ?

La NSA espionne une partie du monde, ne l’oublions pas. Le contrôle social est le fait d’acteurs publics, mais aussi privés. Les consommateurs acceptent souvent d’être le produit puisqu’ils ne paient pas. Ils fournissent leurs données en échange de l’usage « gratuit » des services. Les GAFA sont d’immenses régies publicitaires. Cette masse de données fait leur puissance. Cette intrusion est donc multiple, elle est le fait des puissances publiques et privées, qui entrent en concurrence. L’UE a mis en place le RGPD qui vise à protéger les données privées. Ces efforts collectifs essayent de protéger la vie privée. Tout est très ambivalent. On critique les Chinois et leur contrôle social, mais nous avons nous aussi des systèmes de contrôle social, comme le passe sanitaire. L’argument final est toujours celui du bien commun. Mais où mettre la limite entre le bien commun et la liberté individuelle ? Le cyberespace ne pose pas que des questions techniques, il oblige aussi à réfléchir à la place de l’homme dans la société.

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À propos de l’auteur
Olivier Kempf

Olivier Kempf

Le général (2S) Olivier Kempf est docteur en science politique et chercheur associé à la FRS. Il est directeur associé du cabinet stratégique La Vigie. Il travaille notamment sur les questions de sécurité en Europe et en Afrique du Nord et sur les questions de stratégie cyber et digitale.
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