<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> René Descartes, découverture d’un philosophe

2 novembre 2021

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Photo : René Descartes, découverture d’un philosophe. Frans_Hals - CC-BY-SA
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René Descartes, découverture d’un philosophe

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Très souvent invoqué, mais très peu lu, René Descartes tient une place particulière dans l’histoire des idées. Thibaut Gress, professeur de philosophie et auteur d’une étude des œuvres de Descartes, revient sur l’apport du penseur à la philosophie.

Entretien extrait de l’émission podcast réalisée avec Thibaut Gress et accessible ici.

 

Jean-Baptiste Noé : René Descartes est né en 1596 en Touraine et mort en 1650 à Stockholm. Chaque étudiant connaît Le discours de la méthode et « je pense donc je suis ». Qu’est-ce que cela signifie de publier un discours de la méthode et qu’est-ce que cette méthode qu’il veut appliquer ?

Thibaut Gress : C’est un discours introductif à des traités scientifiques, écrit en 1637. C’est une présentation philosophique de sa méthode. Il y explique sa philosophie et quelle méthode il va suivre concrètement dans les discours scientifiques qui suivront. Il considère que tout part de l’esprit et non de la nature : tout ce que l’esprit peut connaître de la nature dépendra de la structure de l’esprit. Comme on ne peut pas supprimer l’esprit dans la connaissance, il faut connaître l’esprit. De là, la méthode décrit l’utilisation la plus efficiente possible de l’esprit, qui est la base de la connaissance.

 

JBN : D’où « je pense donc je suis » ?

TB : Cette formule est destinée paradoxalement ce qu’il veut appeler la vérité. Si vous partez de l’esprit, il faut une nouvelle définition de l’esprit : traditionnellement, elle était définie comme l’adéquation entre l’intellect et la réalité extérieure. Mais chez Descartes, il est très compliqué d’atteindre la réalité extérieure sans l’esprit. La nouvelle forme de réalité c’est ce que l’esprit se représente avec une grande clarté et distinction, c’est ce que l’esprit rationnel peut se représenter avec clarté et distinction. « Je pense donc je suis » est la formule qui, pour tout esprit rationnel, ne peut pas être contestée. Elle signifie que pour penser il faut être, or il pense, donc la condition de l’exercice de la pensée c’est d’être. Son existence est sa première certitude.

 

JBN : Alors, le monde est-il le produit de notre esprit ? Arrive-t-on à l’idéalisme qui envisage le monde tel qu’on le pense, non tel qu’il est matériellement ?

TB : Descartes ne parle pas du monde matériel, dont l’existence est indépendante de l’esprit. Mais le sens que l’esprit est en mesure de donner au monde est fatalement relié à l’esprit, à ce qu’il peut en comprendre. Seules les idées contiennent le sens que l’on donne au monde, c’est le sens du monde, et non le monde matériel lui-même, dépend de l’esprit.

 

JBN : Quelles sources d’influences a-t-il eues ? Les jésuites, qui l’ont formé ? Est-il le continuateur de la scolastique médiévale ou la rejette-t-il ?

TB : C’est une question controversée que celle des influences de Descartes, qui se voulait un commencement premier. L’enseignement des jésuites, dont il décrit le contenu, l’a formé tout en lui semblant insuffisant. Il est resté en contact avec certains professeurs, ne les a pas rejetés en bloc. Dans le même temps, la scolastique aristotélicienne fait l’objet au moins d’une neutralisation. En partant de l’esprit comme première réalité, il prend le contrepied d’une scolastique qui partait des réalités naturelles, mais il garde des aspects scolastiques lorsqu’il démontre l’existence de Dieu. Descartes naît à la fin de la Renaissance et a sans doute été influencé par Montaigne et d’autres.

 

JBN : On pense aussi à Rabelais qui, dans Gargantua, propose une éducation différente de la scolastique. Est-ce dans l’air du temps de proposer quelque chose de nouveau, en rupture ?

TB : C’est interroger la manière dont la modernité se pense à l’égard du monde ancien. Je ne suis pas sûr que Descartes veuille présenter un tel modèle universel de rupture : il ne prétend pas que sa méthode soit universellement valide, à la fois unique et universelle. On n’est pas encore dans la mise au ban du monde ancien comme sous les Lumières.

 

JBN : Il y a aussi la notion de doute méthodique. Qu’est-ce donc ?

TB : C’est très baroque, c’est un moyen de remettre en cause la consistance même de toute chose. Il s’agit de sentir que la totalité du réel nous échappe. Descartes en fait l’élément central du début de sa méthode, montrant que pour parvenir à des raisonnements incontestables, il faut douter de tout, qu’il s’agisse des sensations, de ce qu’on a reçu par l’enseignement et même de tout ce qui va concerner Dieu et la raison. Dans un premier temps, même les énoncés mathématiques font l’objet d’une révocation en doute. On fait table rase dans un premier temps, parce qu’il faut faire comme si tout était faux pour reconstruire à partir de l’esprit.

 

JBN : Sur quels éléments tangibles reconstruit-on tout cela ? La vérité a-t-elle encore une place ?

TB : Elle a encore une place, mais redéfinie comme énoncé tout à l’heure. D’une part, il y a une définition de la vérité et d’autre part toute une série de raisonnements qui permettent de donner un contenu à ces nouvelles sciences. Il renouvelle les mathématiques, auparavant scindées entre géométrie et arithmétique : il les pense ensemble dans la géométrie analytique, on peut donner des coordonnées à tous les éléments au sein d’un plan, dans les repères orthonormés. C’est clair, distinct, démontrable et permet à l’esprit de comprendre les mathématiques.

 

JBN : Il a aussi écrit sur les dioptres, l’œil, c’est un physicien… Certains passages sont obsolètes d’un point de vue scientifique aujourd’hui…

TB : En physique, Descartes est pionnier et a une certaine ambigüité. Du point de vue des principes, il s’est peu trompé : il considère nécessaire de penser ensemble le temps et l’espace en physique, de même que la matière et l’espace. Quand Einstein énonce la relativité générale, les liens entre espace et temps, il rend hommage à Descartes, ses intuitions étant retrouvées par d’autres voies. Si les principes sont justes, les solutions en revanche sont désuètes. Il s’est aussi intéressé à la rotation des planètes, mais pour le coup son œuvre est vraiment désuète.

 

JBN : Avait-il des relations avec d’autres penseurs de la même époque ?

TB : Il avait une immense correspondance, c’est une grande partie de son œuvre, qui intègre la discussion et les objections de ceux qui le contredisent. Dans les Méditations métaphysiques, il publie les objections d’Hobbes, Gassendi… et y répond. Son œuvre ne se conçoit pas sans ses relations épistolaires. Il échange des lettres avec Christine de Suède, Elizabeth… Toute l’Europe, finalement.

 

JBN : C’est aussi un homme de guerre, il s’est engagé dans l’armée. Descartes semble un homme complet de l’époque moderne… Pourquoi s’engage-t-il dans l’armée du prince de Nassau ?

TB : Oui, il s’est très peu battu, en tant qu’engagé volontaire, mais il est un excellent escrimeur, il a sans doute écrit un traité d’escrime. Ces armées ne sont pas en guerre l’une contre l’autre à l’époque et les aristocrates s’engagent un peu où ils veulent.

 

JBN : Il a donc été amené à voyager en Europe et à rencontrer des intellectuels étrangers…

TB : Oui, il a rencontre Beckmann dès 1618. Il a très peu vécu en France, mais plutôt aux Pays-Bas, en Allemagne, il a été déçu par l’Italie, a vécu en Suède… C’est un homme du nord. Il passe par la Suède parce que la reine Christine insistait pour qu’il la rejoigne, il arrive donc en 1649. Son séjour a été compliqué : il avait l’habitude d’une grande liberté dans sa vie individuelle, mais en Suède il était astreint à des cours, à se lever tôt… On se demande s’il a contribué à la conversion de Christine de Suède au catholicisme ou sa présence a-t-elle au contraire été une menace à cette conversion. Le rapport de Descartes au catholicisme est très discuté, donc c’est une question complexe. S’il a eu une influence, c’est celle-là, et pas une influence politique.

 

JBN : Certains disent qu’il aurait été empoisonné…

TB : Oui, par un ambassadeur français et un jésuite… Je ne me prononce pas sur ces questions spéculatives, mais son rapport au catholicisme est complexe, en faire un catholique n’est pas évident.

 

JBN : Quelle est sa réception en France de son vivant ?

TB : Il a eu une grande influence après sa mort, durant son vivant elle est importante, mais grâce à des relais intellectuels qui, parfois, le discutent. A l’échelle européenne, il a une grande assise intellectuelle. A l’époque, les philosophes ne sont pas nationaux, écrivent peu dans la langue nationale (il a beaucoup écrit en latin et voulait valider les traductions en français de ses œuvres) et voyagent beaucoup, leurs œuvres s’entremêlent et se discutent… La manière nationale d’aborder les œuvres philosophiques est très dix-neuviémiste. Quand on édite les œuvres de quelqu’un, on ne prend pas en compte la collectivité qui est derrière. Il a renoncé à la publication du Traité du monde en 1633 après la condamnation de Galilée, mais ce n’est pas la seule cause de son renoncement.

 

JBN : Quel est son objectif ? La création d’un nouveau système philosophique ?

TB : C’est une question difficile. Dans ses œuvres métaphysiques, il veut démontrer d’une part que Dieu existe et d’autre part l’immortalité de l’âme. Les gens qui se disent cartésiens alors qu’ils sont lointains à l’égard du divin ne sont pas cartésiens. Dans l’ensemble de son œuvre, il dit surtout viser à venir en aide aux humains en allégeant leurs peines et en ménageant leur santé. Il fonde l’idée d’une science intéressée, qui aurait des applications concrètes et techniques qui viendront en aide au genre humain. Il veut développer la médecine face à la douleur qu’occasionne le travail à l’époque. Tout part de l’esprit, mais tout n’y revient pas. « Par la chaîne des raisons », on parvient à des applications concrètes pour allonger la durée de vie, c’est une dimension technique et pratique.

 

JBN : Cela rappelle Da Vinci… Doit-on des inventions concrètes à Descartes ?

TB : Les coordonnées géométriques, il a presque l’intuition des vecteurs, mais n’est pas ingénieur, il pense des choses qui pourraient devenir concrètes, mais ne le sont pas encore, contrairement à Pascal.

 

JBN : Descartes démontre l’existence de Dieu, mais d’une autre manière qu’Aristote ou Thomas d’Aquin. Quelles sont ses voies ?

TB : Aristote et Thomas d’Aquin partent de la réalité naturelle et parviennent à une cause première. Descartes part de l’esprit et en analysant certaines idées il démontre l’existence d’un être parfait, au sens d’achevé, rien ne lui manque. Il part de l’esprit pour démontrer l’existence de Dieu. C’est dans la découverte de l’idée de l’infini et de l’analyse de la question de l’existence qu’il démontre celle-ci.

 

JBN : Quelle influence a-t-il eue sur les philosophes qui l’ont suivi ?

TB : Elle est considérable. Il y a beaucoup de post-cartésiens, qui font de l’esprit le point de départ de leur réflexion et ont à cœur de reprendre des principes mécanistes qu’ils concilient avec la métaphysique. La manière dont il théorise l’infini est décisive pour la substance spinoziste. En revanche, il n’a peu d’influence sur l’enseignement.

 

JBN : Aujourd’hui, Descartes est associé à la France, à tort ou à raison. Pourquoi cette postérité, pourquoi en faire l’archétype de l’esprit français ?

TB : Tout d’abord la question de la langue, puisque Descartes a publié quelques ouvrages en français, et puis dans cette langue émerge l’exigence de clarté. Ensuite, lorsque le roi fait rapatrier le corps de Descartes depuis la Suède, cela contribue à sa légende, il n’entre jamais au Panthéon, un crâne avec des inscriptions serait le sien… Une légende ancre le corps de Descartes dans la France elle-même. Et il est sans doute le plus grand philosophe européen du XVIIe siècle et on en est fier en France.

 

JBN : Si on devait retenir une chose que Descartes a apportée, que serait-ce ?

TB : La question de l’esprit, qui est le principe fondamental de toute chose. Le sens n’a de sens que relativement à l’esprit, et c’est sa structure qui nous permet de penser le sens des choses.

 

JBN : Si l’esprit est premier, n’y a-t-il pas un risque de s’enfermer dans une idéologie et que l’idée domine indépendamment des réalités naturelles ?

TB : C’est sans doute un danger possible puisque les réalités naturelles ne sont pas la source du sens. Mais Descartes se demande si ces réalités ont un sens possible : n’est-ce pas, dès avant Descartes, l’esprit qui interprète ? Il faut savoir se prémunir des « fables » de l’esprit, dit-il.

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