Reprise de Manon à l’Opéra Bastille : pleins feux sur le Chevalier des Grieux

28 mai 2025

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Manon opéra Bastille

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Reprise de Manon à l’Opéra Bastille : pleins feux sur le Chevalier des Grieux

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Manon est repris à l’opéra Bastille. La distribution des rôles donne la première place au Chevalier des Grieux, dans une redécouverte de l’œuvre de Massenet et de l’abbé Prévost.

Le 26 mai était le soir de la première et de la reprise de Manon de Jules Massenet.

Cette production de Vincent Huguet avait déjà connu des déboires en 2020.

Cette fois, à la grande contrariété du public, la très attendue Nadine Sierra s’étant déclarée souffrante, le rôle-titre est revenu pour l’intégralité des représentations à Amina Edris initialement programmée pour quelques soirées de juin aux côtés de Roberto Alagna.

(c) Sébastien Marthe

Ce changement de distribution laisse la vedette non pas au premier rôle féminin, même s’il faut bien reconnaître à la soprano égyptienne Amina Edris la rondeur et la fraîcheur de l’âge du rôle, mais au Chevalier des Grieux, l’immense ténor franco-suisse Benjamin Bernheim : juste retour des choses car l’œuvre célèbre de l’Abbé Prévost dont est tiré l’opéra de Massenet s’intitule La Véritable Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut.

Du roman à l’opéra

Manon, opéra en cinq actes et six tableaux, a été créé à l’Opéra-Comique le 19 janvier 1884. Jules Massenet, compositeur et auteur dramatique natif de Saint-Etienne, fort de ses succès précédents, est désormais bien introduit dans le petit monde de la scène parisienne.

Amoureux de la langue du XVIIIe siècle, il demande à un boulevardier au talent reconnu, Henri Meilhac, de lui écrire un livret à partir du célèbre roman de l’abbé Prévost.

Plutôt qu’à Ludovic Halévy avec lequel il avait composé de nombreux livrets dont celui de Carmen pour Bizet, Meilhac sollicite un autre collaborateur de renom, Philippe Gille.

L’opéra de Massenet est né d’une collaboration étroite entre le compositeur, parfois qualifié de « Wagner français », et ses librettistes, n’hésitant pas à leur demander de revoir à plusieurs reprises les scènes fameuses de Saint-Sulpice et de l’hôtel de Transylvanie, jusqu’à obtenir un texte compatible avec ses intentions. « Vous reposiez encore l’autre matin lorsque je suis venu avec ‘Manon’, nous devrions nous mettre au piano, et vous avoir Madame Gille et vous, à côté, tout près ! J’arrive de Lille et je me remets au travail interrompu » écrit-il à Philippe Gille.

Ces fréquentes visites à ses librettistes montrent que Massenet n’entendait pas reprendre telles quelles les conventions de l’opéra comique.

Manon est un grand vaisseau opératique du point de vue orchestral, théâtral et vocal. L’œuvre se distingue par son utilisation, originale à l’opéra, du langage parlé, déclamé ou rythmé, accompagné ou non par l’orchestre. Alternant récitatifs, formes musicales évoquant le XVIIIe siècle, menuets et grand ballet « à la Rameau », et bien sûr de grands airs lyriques, variés et exigeants, allant du plus léger au plus dramatique.

L’opéra de Massenet est également l’œuvre d’un compositeur du XIXe siècle à propos d’une intrigue amoureuse censée se dérouler au XVIIIe siècle.

Dans le Paris des Années folles

Vincent Huguet a choisi pour sa mise en scène une transposition dans une ambiance Années folles des plus sophistiquées.

Une gare d’Amiens modern style est le lieu du « coup de foudre » Manon et le Chevalier des Grieux, une vision d’extase : « Est-ce un rêve, est-ce la folie ? D’où vient ce que j’éprouve ? On dirait que ma vie va finir. Ou commence ! ».

L’architecture du Palais de Chaillot sert de source d’inspiration aux scènes qui suivent. Aux murs sont accrochés des tableaux vaguement impressionnistes de la Sainte-Victoire ou des sortes de Gauguin, c’est une vision quasi-touristique du Paris des années 1920, laissant dangereusement augurer de la suite. Car, comme toute évocation un peu scolaire de l’entre-deux-guerres, le spectateur n’échappe pas aux inquiétantes silhouettes d’extrême-droite en uniforme kaki.

(c) Sébastien Marthe

Dans la chambre de la rue Vivienne, on cherche en vain la fameuse petite table du célèbre air de Manon (« Adieu notre petite table ») tandis qu’une Vénus de Milo dans sa caisse de transport en partance pour on ne sait où, est sans doute une référence culturelle et spatiale au quartier du Louvre.

Le décor de la scène à Saint-Sulpice avec un large trait de lumière divine et de grandes fresques baroques est particulièrement réussi.

Mais dans le parloir du séminaire, les retrouvailles des deux amants peinent à emporter l’émotion du spectateur : si l’idée du metteur en scène est de faire de Manon une femme libre, belle, sensuelle et insaisissable, peut-elle être une femme active jusqu’au point de violer le Chevalier sur les dalles du parloir ?

Plus qu’une question de transposition d’époques, ce qui est de toute façon la norme, le problème de cette production vient sans doute de la direction d’acteurs qui ne semble pas en adéquation avec le livret, ce qui est fort dommage car la diction de tous les chanteurs est bonne et leur français parfaitement compréhensible !

Quant au Bal nègre de Joséphine Baker, il fait des apparitions généralement incongrues, créant une chorégraphie mal accordée au menuet dans le style du XVIIIe siècle que Massenet a pris la peine de composer.

À l’opéra Bastille jusqu’au 20 juin. Avec dans le rôle du Chevalier des Grieux, Benjamin Bernheim (29 mai, 1er et 6 juin) et Roberto Alagna (9, 11, 14, 17 et 20 juin).

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À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.

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