2 février 2025

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Quand l’art représente la montagne

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Peindre la montagne, c’est peindre un imaginaire : celui de peuples qui se sont tour à tour méfiés d’elle, avant de l’apprivoiser et d’en faire aujourd’hui un lieu de plaisance et de production. Qui de l’art ou de notre pratique a-t-il précédé l’autre ? A-t-on domestiqué la montagne parce qu’on l’a représentée, ou s’est-on mis à la représenter parce que nous l’avons apprivoisée ? Peu importe, si ce n’est qu’étudier son histoire, c’est étudier le rapport de nos sociétés à un certain type de paysage.

Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes

Dans l’art occidental, la représentation de la nature – genre qu’on appelle le « paysage » – est une pratique relativement récente. Bien que présente depuis l’Antiquité, il faut véritablement attendre la Renaissance et la Réforme protestante, qui interdit les représentations mythiques et héroïques, pour voir se développer une première peinture de la nature.

Peindre la montagne : une évidence ?

Dans toute cette production, la montagne fait figure de grande absente. Cela tient essentiellement à la crainte naturelle que l’homme a toujours ressentie pour cet espace hostile et dangereux. Cette absence est confirmée dans la première peinture de paysage, du fait même de la nature des territoires qu’occupaient alors ces premiers artistes qui représentaient la nature telle qu’ils la voyaient. Ces peintres, dont on a retenu les noms de Salomon van Ruysdael, Pieter de Molyn ou encore Jan van Goyen, sont pour la plupart des peintres des Pays-Bas du siècle d’or néerlandais (1584-1702). On y peint des marines dramatiques, des forêts de pins isolées, des chutes d’eau crépusculaires. Rares sont les peintres qui s’aventurent à représenter des montagnes – à l’exception de ceux qui font le voyage jusqu’en Italie, à l’instar de Paul Bril ou Nicolaes Berchem, qui la représentent aux xvie et xviie siècles, mais toujours en fond de scènes pastorales ou animalières[1].

Lien vers les tableaux de Salomon van Ruysdael

Cela fait écho à une peinture plus méridionale qui a fait de la montagne un motif récurrent de ses décors et fonds de tableau. Cette tradition provient sûrement de l’iconographie médiévale qui n’hésitait pas à associer des paysages à des références bibliques (on retrouve par exemple des montagnes qui symbolisent Dieu). Mais chez les pré-renaissants, le paysage (et donc la montagne) complète une scène sainte, contextualise un épisode en l’ancrant dans une humanité proche des contemporains. Quand Giotto peint des montagnes en arrière-fond de ses fresques de la chapelle Scrovegni, c’est pour ancrer sa scène dans une réalité qui semblera crédible au spectateur, qui sera d’autant plus impressionné par l’expression artistique du peintre[2].

C’est ainsi que la montagne va trouver sa place dans l’art de l’époque : comme un décor. La montagne n’est pas un sujet de « vues » (comme l’est Venise pour les védutistes, ou la mer dans les peintures de marines néerlandaises), mais un paysage « héroïque » qui accompagne les scènes d’Annibale Carracci, du Dominiquin, du Guerchin et autres. Le motif signifie le péril d’un milieu naturel qu’on cherche à éviter, le danger, le lointain, et l’utiliser, c’est permettre la lecture héroïque du propos pictural. Cette tradition sera reprise en France par l’intermédiaire de Nicolas Poussin et Claude Gellée (dit le Lorrain), puis des peintres néoclassiques – jusqu’à Jacques-Louis David, qui décide de l’utiliser quand il doit représenter l’enlèvement des Sabines[3]. La montagne, lieu de tous les dangers et des a priori négatifs de ces époques-là, ne peut pas être plus qu’un décor.

Nicolas Berchem, Paysage italien au coucher du soleil, v. 1670-1672

La montagne romantique : la montagne soumise

Il faut véritablement attendre le romantisme pour que la montagne acquière sa notoriété et une certaine forme d’indépendance. C’est que la montagne incarne parfaitement la notion romantique de sublime. Ce que cherche le romantique, c’est l’inatteignable qui permet à l’âme de s’élever, à la sensibilité de s’emballer, à l’imagination de s’épanouir en dehors de sa société. Le sublime, c’est ce sentiment de plaisir mêlé d’effroi qui vient au contact d’un objet hors norme qui nous impressionne, qui nous procure une sensation d’effroi telle qu’on en jouit presque. Et si la montagne est un objet romantique sublime par excellence, c’est qu’il y a peu encore, elle faisait peur, qu’elle représentait la nature hostile contre laquelle l’homme ne peut pas lutter. Quand Caspar David Friedrich veut signifier son admiration pour l’homme romantique nouveau[4], individualiste et songeur, il le représente en haut de montagnes embrumées, admirant l’immensité vide qui s’ouvre à lui. L’immensité du monde qu’il vient de conquérir.

Avec les romantiques, la montagne n’est plus ce lieu néfaste, source de nombreuses menaces et empêchements, mais un refuge où l’on peut s’isoler, s’exprimer, se sublimer soi-même. Dominer la montagne, c’est se dominer – c’est la domination de l’homme sur la nature, la domination de la machine sur l’état normal d’une vie qui est désormais perçue comme étroite. Ainsi apparaît en parallèle, au tournant des xviiie et xixe siècles, le thème du conquérant passant par-dessus monts. Napoléon a franchi les Alpes pour vaincre les Autrichiens : c’est au col du Grand-Saint-Bernard qu’il doit être alors peint, enfourchant victorieusement un cheval cabré et splendide[5]. Et comme en franchissant ce col, il s’est inscrit dans les pas d’Hannibal qui le franchit lui-même pour défaire les Romains, il faut aussi rappeler qu’il fut peint ainsi par Goya en 1770[6], et repris par Turner en 1812[7]. La montagne sublime devient pour une génération d’ambitieux le symbole de courage et de maîtrise technique de l’homme sur la nature.

Lien vers le tableau de Jacques-Louis David

Ce mouvement s’étend jusqu’aux États-Unis, où la jeune nation américaine s’applique à construire son identité. Adepte de la philosophie romantique du sublime, une école picturale menée par Thomas Cole, l’Hudson River School, s’applique à en démontrer toutes les possibilités dans ce territoire vierge que sont encore les États-Unis. Faisant de la montagne un de ses sujets favoris, en allant les chercher dans les alentours de New York (les Catskill Mountains, Adirondacks ou Montagne blanches). Peindre la montagne, c’est peindre un espace unique que Dieu a donné aux Américains : la montagne n’est plus ce lieu dangereux qui permet au peintre de signifier une scène héroïque, mais un lieu merveilleux qui permet à l’artiste de montrer la beauté de la Création.

Lien vers les tableaux

La montagne moderne : la montagne définitivement apprivoisée

La représentation montagneuse connaît un nouveau tournant avec l’impressionnisme. Cette masse sublime, dont la conquête devait assurer la domination de l’homme sur la nature, a été réalisée : elle a été gravie, étudiée, et même exploitée par l’industrie. La montagne n’est plus alors le réceptacle de cette peur primitive, ou alors ce lieu de liberté et d’affranchissement de l’homme sur la nature, mais le prisme d’une optique nouvelle, d’une optique lumineuse et source d’impressions.

Avec l’impressionnisme, elle acquiert définitivement ses lettres de noblesse dans l’art occidental. Si William Turner exploite déjà dans son tableau sur Hannibal les possibilités d’éclairage et d’impressions de la montagne, on ne se sent plus désormais obligé d’y ajouter un prétexte (le passage d’Hannibal) : on va peindre la montagne pour la montagne. La modernité, qui repose sur les innovations industrielles et la technique a définitivement vaincu la montagne, l’a définitivement soumise afin de n’être plus qu’un motif à reproduire (il n’est pas anodin, en ce sens, de faire remarquer que la première représentation de la Sainte-Victoire par Cézanne se fait en partie pour témoigner des modifications du paysage par le développement industriel[8]).

Lien vers le tableau de William Turner

Mais si la montagne est aussi présente dans cette nouvelle tradition picturale, c’est aussi parce qu’elle symbolise ce mouvement d’ancrage des peintres aux territoires, en réaction aux règles académiques et aux Salons de peinture et de sculpture. Peindre, ce n’est plus apprendre et reproduire, c’est voir et retranscrire. On fuit alors la capitale le temps d’une saison – de quelques semaines ou quelques jours, voire définitivement. On va peindre ce que la nature nous offre (le cas de l’école de Barbizon est emblématique en ce sens). Ainsi, la montagne en est l’un des meilleurs exemples, notamment grâce à Paul Cézanne.

Rentrant définitivement dans le Midi en 1883, Cézanne va vivre son exil provençal comme un moyen de se libérer des effets de mode et de toute emprise de groupe. Il va alors poursuivre son propre impérialisme, jusqu’à une technique picturale de reconstruction géométrique du motif selon l’impression qu’il lui a procuré. L’impression de cette montagne, la Sainte-Victoire, qu’il peint et repeint, devient donc à l’origine d’un processus artistique qui connaîtra une fortune sans égale au xxe siècle.

Lien vers le tableau de Cézanne

Son exemple est repris tout au long du siècle suivant. De Henri Matisse, qui s’installe à Collioure au pied des Pyrénées pour entamer sa réflexion sur la couleur, à František Kupka qui articule son art entre physique et métaphysique par la représentation de la montagne, en passant par Pablo Picasso avec Santa Barbara ou les expressionnistes allemands à Murnau, les exemples sont nombreux[9]. Et cela jusqu’à nos jours où elle ne cesse de hanter des esprits créateurs comme celui de François de Asis, peintre d’un nouvel impressionnisme.

Cela vient achever un mouvement pictural débuté à la Renaissance et qui aboutit enfin autour de la montagne à la fin du xixe siècle. Mouvement proprement occidental et à relativiser lorsque l’on sait que dans la tradition chinoise du shanshui (paysage de « montagne-eau »), apparue au ive siècle, la montagne n’était déjà plus un motif que l’on cherche à reproduire de manière réaliste, mais un prétexte à l’évocation des sensations et de l’imagination par un jeu de résonances que la « montagne-eau » permettait.

De l’arrière-plan signifiant l’immensité périlleuse au sujet principal de la toile, la montagne a donc parcouru un chemin immense sous l’effet de l’évolution de ses perceptions par les sociétés humaines. Le développement des activités de plaisance (les cures thermales, l’alpinisme, les sports d’hiver, etc.) et des industries (industries hydroélectriques, scieries, filage industriel de la laine, etc.) a permis cet apprivoisement nécessaire au peintre qui s’est alors mis à faire poser la montagne comme s’il s’agissait d’un modèle – à moins que ce soit, une fois de plus, sa représentation par les peintres romantiques qui ait mis fin à un imaginaire menaçant, favorisant son accaparement par l’homme…

[1] Les nombreux paysages romains de Bril ou le Paysage italien au coucher du soleil, de Berchem, Alte Pinakothek, Munich, en sont de très bons exemples.

[2] À titre d’exemple, le lecteur peut se reporter aux fresques du baptême du Christ, de la fuite en Égypte, des lamentations, etc. (toutes dans la chapelle des Scrovegni de Padoue).

[3] L’enlèvement des Sabines, musée du Louvre, Paris.

[4] Un voyageur au-dessus d’une mer de nuages, Hamburger Kunsthalle, Hamburg.

[5] Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard de Jacques-Louis David, Musée national du château de Malmaison, Rueil-Malmaison.

[6] Hannibal vainqueur contemple pour la première fois l’Italie depuis les Alpes, Fondation Selgas-Fagalde, Cudillero.

[7] Hannibal traversant les Alpes, Tate Britain, Londres.

[8] La tranchée de chemin de fer et la Sainte-Victoire, Pinakothek, Munich.

[9] Véronique Richard-Brunet donne de nombreux exemples dans son article« La montagne : lieu de résistance aux règles de l’Académie des beaux-arts et thème de prédilection des artistes de la modernité au tournant du siècle ».

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Xavier Loro

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