Tout comme l’Himalaya est froide, les relations entre les deux civilisations anciennes et les puissances émergentes de l’Asie, la Chine et l’Inde, sont glaciales. La rivalité entre les deux pays est l’un des enjeux géopolitiques les plus critiques et les plus déterminants dans la région indopacifique en particulier et pour l’ordre mondial en général
Ces deux civilisations anciennes sont les deux pays les plus peuplés de la planète, avec des économies en plein essor qui occupent respectivement la 2e et la 5e place mondiale. Pourtant, les différences entre les deux pays sont plus nombreuses que les points communs, qu’il s’agisse de leurs structures socioculturelles ou politiques. Leurs trajectoires de croissance économique ont également été très différentes.
Au cœur de cette rivalité se trouve le conflit frontalier qui oppose depuis longtemps les deux pays, qui partagent environ 3 500 km de frontière. Le conflit frontalier de 1962 a marqué un recul dans les relations bilatérales qui s’étaient développées après leur indépendance. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les relations se sont légèrement améliorées, renforçant ainsi les relations bilatérales. Plusieurs cycles de négociations et accords n’ont pas permis de résoudre la question frontalière. La situation s’est récemment aggravée avec les affrontements frontaliers de 2000 à Galwan, les premiers affrontements meurtriers en 45 ans, qui ont fait 20 morts du côté indien et 4 du côté chinois, attisant encore davantage les sentiments négatifs entre les deux nations.
Conflits frontaliers
D’un côté, l’Inde a accordé l’asile au Dalaï Lama qui s’y est réfugié lors de l’annexion du Tibet par la Chine. D’autre part, la Chine soutient ouvertement le Pakistan (le rival historique de l’Inde à l’ouest), comme on a pu le voir lors du récent conflit entre l’Inde et le Pakistan. L’initiative chinoise « Belt & Road » (BRI) et le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), qui traverse le territoire contesté du Cachemire sous contrôle pakistanais, irritent New Delhi.
Malgré les tensions croissantes, les échanges commerciaux entre les deux pays sont en hausse, passant de 72 milliards de dollars pour l’exercice 2014-2015 à environ 128 milliards de dollars pour l’exercice 2024-2025. Cependant, le déficit commercial de l’Inde avec la Chine a atteint un niveau record de 99,2 milliards de dollars au cours de l’exercice 2024-2025. Cet écart croissant est principalement attribué à une forte augmentation des importations en provenance de Chine, en particulier dans des secteurs tels que l’électronique, les panneaux solaires et les produits pharmaceutiques, tandis que les exportations de l’Inde vers la Chine sont restées relativement stagnantes. Ce déséquilibre a suscité des inquiétudes quant à la dépendance croissante de l’Inde à l’égard des produits chinois et à l’impact potentiel sur l’industrie manufacturière nationale.
Encerclement chinois
Outre les incertitudes économiques et commerciales, l’Inde se méfie de l’influence géopolitique croissante de la Chine dans son arrière-cour (sous-continent indien et océan Indien), en particulier avec le Népal, le Bangladesh et les Maldives. Dans le cadre de sa stratégie dite « collier de perles », qui vise à encercler l’Inde avec des avant-postes chinois afin de maintenir sa domination sur ses voisins et dans la région de l’océan Indien au sens large, la Chine tente d’encercler l’Inde avec une série de postes géostratégiques et d’infrastructures dans la région. Qu’il s’agisse du port de Gwadar au Pakistan, du port de Hambantota au Sri Lanka, du port de Kyaukpyu en Birmanie, du port de Ream au Cambodge ou de sa base navale à Djibouti.
La Chine, pour sa part, considère l’Inde comme une menace dans le contexte plus large de l’Indopacifique, où l’Inde joue un rôle central en raison de son étendue géographique et de sa position entre l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est et l’Australie. Les aspirations et les intérêts géostratégiques de l’Inde dans la région sont également soutenus par l’Union européenne, les États-Unis et le Japon, qui souhaitent que l’Inde joue un rôle essentiel dans la région indopacifique afin de contrer l’hégémonie croissante de la Chine.
L’Inde fait également partie du QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), un partenariat stratégique entre quatre pays démocratiques : l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis. Elle promeut également le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC), qui vise à améliorer la connectivité entre ces régions. Ce projet a été lancé afin de renforcer les liaisons de transport et de communication entre l’Europe et l’Asie grâce à des réseaux ferroviaires et maritimes, et est considéré comme une réponse à l’initiative chinoise « Belt and Road ». L’Inde entretient également une coopération économique et militaire étroite avec le Japon et le Vietnam, qui n’ont pas de relations cordiales avec la Chine.
Des rivalités et des ententes
Malgré toutes ces divergences d’intérêts et cette rivalité, les deux pays sont des membres importants du Sud global et font partie du nouvel ordre mondial émergent, notamment les BRICS, l’OCS et d’autres forums où ils ont tendance à coopérer et à remettre en question l’ordre libéral international si largement soutenu par les puissances occidentales. Les deux nations coopèrent également dans le cadre de banques multilatérales de développement telles que la Banque asiatique d’investissement dans l’infrastructure (AIIB) et la Banque nouvelle de développement (BND) fondée par les BRICS.
Le nœud du problème est que, si la puissance économique, militaire et géopolitique de la Chine est bien supérieure à celle de l’Inde, cette dernière refuse l’ascension de la Chine et son statut de nouvelle puissance mondiale.
Mais, dans le même temps, Pékin ne veut pas non plus reconnaître le nouveau rôle joué par l’Inde et sa place croissante dans les relations internationales. D’autant que l’Inde, contrairement à la Chine, connaît une croissance économique dans le cadre d’une structure pluraliste et démocratique, très éloignée du modèle de croissance chinois, qui est lui régi par un régime autocratique à parti unique et à approche descendante. Il existe un dicton dans la culture traditionnelle chinoise qui dit que « deux tigres ne peuvent coexister dans la même montagne ». La Chine se considère comme le seul tigre (nation) dominant la montagne (c’est-à-dire l’Asie) et estime qu’il n’y a pas de place pour l’Inde (le deuxième tigre). Cela conduit donc à une approche conflictuelle entre les deux pays.
L’Inde et la Chine ont mis en place plus de trente mécanismes de dialogue à différents niveaux, couvrant les questions bilatérales politiques, économiques, culturelles, consulaires et les relations entre les peuples, ainsi que des dialogues sur des questions régionales et mondiales. Les relations entre les deux pays se sont récemment réchauffées lorsque le président Xi Jinping a rencontré le Premier ministre indien Narendra Modi en marge du sommet des BRICS qui s’est tenu à Kazan, en Russie, en octobre 2024. Malgré toutes ces mesures visant à instaurer la confiance, le différend frontalier et les divergences idéologiques entre les deux nations les ont empêchées de saisir les nombreuses opportunités de collaboration qui s’offraient à elles. Seul le temps nous dira si une montagne peut soutenir deux tigres.