Robert Brovdi, dit «  Magyar »   : le Père Drones de l’armée ukrainienne

6 juin 2025

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Robert Brovdi, dit «  Magyar »   : le Père Drones de l’armée ukrainienne

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La guerre d’Ukraine est la guerre des drones. Le parcours de Robert Brovdi incarne à lui seul cette mutation profonde de l’art de la guerre. Ancien homme d’affaires, devenu commandant d’une force autonome de drones puis promu à la tête d’un corps militaire entièrement dédié aux systèmes sans pilote, Brovdi symbolise une génération de combattants hybrides : stratèges, communicants, ingénieurs, soldats.

La guerre d’Ukraine est celle des drones, par leur prolifération en nombre, mais aussi par la diversification fulgurante de leurs usages. C’est surtout, du côté ukrainien, une guerre de l’adaptation : une guerre où les idées naissent des problèmes du terrain, où les besoins se transforment en systèmes d’armes opérationnels en quelques mois à peine. C’est une guerre où les militaires et les fonctionnaires doivent apprendre à s’ouvrir aux civils, à écouter les subalternes, et à intégrer l’innovation venue d’en bas.

Le parcours de Robert Brovdi incarne à lui seul cette mutation profonde de l’art de la guerre. Ancien homme d’affaires de l’ouest ukrainien, devenu commandant d’une force autonome de drones puis promu à la tête d’un corps militaire entièrement dédié aux systèmes sans pilote, Brovdi symbolise une génération de combattants hybrides : stratèges, communicants, ingénieurs, soldats.

Originaire d’Oujhorod, capitale de la Transcarpatie ukrainienne, Robert Brovdi, de culture hongroise (d’ici son surnom « Magyar »)  a grandi dans une région frontalière à l’histoire complexe, partagée entre héritages ukrainien, ruthène et hongrois. Ce passé composite n’est pas qu’un décor historique : il est un facteur géopolitique actif. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán ne cache pas ses visées sur cette zone, où il encourage les revendications identitaires de la minorité hongroise locale. À plusieurs reprises, des agents liés à Budapest ont été accusés par Kyiv de manœuvres de déstabilisation, notamment par l’émission de passeports hongrois ou la tentative d’infiltration d’institutions locales. Dans ce contexte, l’engagement de Brovdi aux côtés de l’armée ukrainienne prend une dimension supplémentaire : c’est aussi une réponse claire à ceux qui voudraient faire de l’ouest ukrainien un levier de fragmentation interne.

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Avant la guerre, Brovdi menait une carrière prospère dans le secteur privé. Entrepreneur rigoureux, il se spécialise dans la logistique, l’agriculture et la gestion de chaînes d’approvisionnement. Mais l’agression russe de février 2022 bouleverse sa trajectoire. Il s’engage volontairement dans le 241e bataillon de défense territoriale. À ce stade, il n’est qu’un simple soldat. Il comprend rapidement que la guerre moderne, notamment dans un théâtre aussi vaste et mouvant que celui de l’Ukraine, exige des outils d’observation et de frappe à bas coût, flexibles et disponibles immédiatement. Ne trouvant pas ces moyens dans les canaux militaires classiques, il prend contact avec le colonel commandant du 28e régiment mécanisé. Celui-ci accepte l’initiative à condition que Brovdi la finance lui-même. Les premiers drones, l’équipement : tout sort de sa poche.

Cette initiative personnelle devient rapidement un embryon tactique : les “Oiseaux de Magyar” (Ptakhi Madyara), petit groupe de pilotes et d’opérateurs réunis autour de l’idée que la supériorité informationnelle prime sur la puissance brute. Ce groupe, à l’origine constitué de drones civils bricolés, s’organise autour d’une idée simple, mais puissante : utiliser la souplesse technologique pour déstabiliser un adversaire plus lourd, mais moins agile.

Mais c’est au sein du 59e régiment d’infanterie motorisée, auquel il est intégré en 2022, que sa doctrine prend toute son ampleur. L’unité participe en 2023 à la bataille de Bakhmout, un des points les plus âpres et destructeurs du front est. Dans ce paysage de désolation urbaine, les drones sont les yeux, les nerfs et parfois même les bras armés des unités au sol. Grâce à eux, les lignes russes sont surveillées, les batteries d’artillerie corrigées, et les embuscades déjouées.

La progression est fulgurante. En moins d’un an, son unité devient une référence en matière de reconnaissance aérienne, de désignation de cibles, de guerre électronique et de frappes de précision par drones kamikazes. Et Bakhmout agit comme un révélateur. Ce n’est plus seulement une tactique improvisée, mais une doctrine en gestation et une filière industrielle en devenir. Lorsque son unité devient un régiment autonome rattaché à la marine, puis que Brovdi est nommé à la tête des Forces des systèmes sans pilote, c’est cette expérience qui fonde sa légitimité. Il est la preuve qu’en Ukraine, la guerre ne se gagne pas seulement avec des généraux ou des satellites, mais avec des idées venues d’en bas, portées par des civils devenus capitaines.

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Brovdi ne se contente pas d’innover sur le plan technique et tactique. Il crée aussi une grammaire visuelle de la guerre : ses vidéos de frappes, diffusées sur Telegram, sont souvent montées avec un humour acide, une narration volontairement provocatrice, et une esthétique qui conjugue le cinéma de guerre et le marketing viral. Cette guerre est aussi une guerre d’images, de communication et Brovdi l’a compris mieux que beaucoup de généraux.

En 2023, l’unité est intégrée à la marine ukrainienne sous le nom de 414e régiment de drones d’attaque. Ce processus de « régularisation » ne freine en rien la liberté tactique du groupe, qui continue d’opérer selon une logique de souplesse et d’innovation rapide. Enfin, en juin 2025, Brovdi est nommé commandant des Forces des systèmes sans pilote (USF), nouvelle branche de l’armée ukrainienne consacrée à l’intégration complète des drones aériens, terrestres et maritimes. C’est une première mondiale : aucune autre armée n’a institutionnalisé aussi clairement l’autonomie d’un commandement « sans pilote ».

Cette évolution n’est pas anecdotique. Elle reflète un basculement doctrinal majeur : dans une guerre prolongée, marquée par l’usure matérielle et humaine, la capacité à automatiser, miniaturiser, réduire les coûts et disperser devient un facteur décisif. Brovdi incarne ce tournant. Pour lui, la guerre par drone n’est pas un supplément technologique, mais une nouvelle donne dans l’art de la guerre.

Ainsi, Robert Brovdi n’est pas seulement un commandant efficace. Il est devenu le visage d’une Ukraine qui se réinvente en combattant, d’un État qui transforme chaque faiblesse en levier, chaque menace en opportunité d’innovation. Car derrière Brovdi, derrière les héros, il y a le terreau, cette longue liste d’anonymes qui ont permis l’exploit. Ceux qui ne l’ont ni méprisé, ni moqué, ni découragé. Ceux qui ont accepté d’être contournés sans s’en offusquer, qui n’ont pas fait obstacle, et qui ont su s’affranchir, quand il le fallait, de la hiérarchie et des procédures. Ceux qui ont signé des autorisations sans être certains d’être couverts si cela échouait. Et enfin, tous ceux qui ont contribué, sans en tirer ni promotion ni reconnaissance. Sans ces profils, en uniforme ou dans l’administration, la prochaine guerre ne pourra pas être gagnée.

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À propos de l’auteur
Gil Mihaely

Gil Mihaely

Journaliste. Directeur de la publication de Conflits.

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