La grande débâcle des conservateurs

24 septembre 2020

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : La Maison-Blanche (c) David Stickler, Unsplash
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La grande débâcle des conservateurs

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Certaines élections présidentielles sont plus importantes que d’autres. Il y a quarante ans, Ronald Wilson Reagan était élu 40e président des États-Unis. Cela mettait fin à un demi-siècle de domination de la pensée de Roosevelt : une hégémonie à laquelle beaucoup de gens du camp politique adverse avaient offert, au mieux, une résistance anémique. Seize ans après l’élection de Reagan, un président démocrate a déclaré que « l’ère du grand gouvernement est terminée [big governement, équivalent de l’État providence NDLR] », soulignant ainsi à quel point le mouvement conservateur post-Goldwater avait changé le paysage idéologique de l’Amérique.

Article original paru dans Law and Liberty. Traduction de Conflits

Addendum 27/09 : la traduction a été revue pour corriger et améliorer certaines expressions et tournures stylistiques.

Aujourd’hui, ce monde semble très lointain. Le vaste mouvement qui rassemblait aussi bien des traditionalistes religieux que des libertariens[1] athées n’est plus ce qu’il était. Les différents groupes qui se sont autrefois rassemblés sous sa bannière semblent plus préoccupés à se quereller plutôt qu’à résister à une gauche qui veut transformer l’Amérique en une dystopie politique identitaire dirigée par des professeurs de salon qui se détestent, des PDG célébrant la culture « woke », des maires de grandes villes économiquement incultes et diverses célébrités.

Il est généralement admis que les raisons pour lesquelles la droite se trouve dans cet état peuvent se résumer en deux mots : « Donald Trump ». En réalité, l’élection de Trump comme 45e président des États-Unis et les changements politiques qui ont suivi sont tout autant un symptôme qu’une cause de ces divisions. Gerald F. Seib, dans son ouvrage Nous aurions dû le voir venir : de Reagan à Trump, un regard sur une révolution politique, en retrace l’histoire. Collaborateur de longue date du Wall Street Journal, Seib décrit les changements survenus à droite au cours des 40 dernières années, principalement à travers le prisme de la politique conservatrice et républicaine.

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L’ouvrage de Seib est une histoire dans laquelle les leaders intellectuels de la droite jouent des rôles plus visibles au début et à la fin. Ils n’occupent pas une place importante entre les deux.
Cela est sans doute dû au fait que l’auteur est un journaliste en poste à Washington D.C., une ville où la vie politique et l’actualité incessante ont inévitablement la priorité sur un engagement plus profond dans le domaine des idées. Mais cela peut aussi suggérer une certaine autosatisfaction qui s’est progressivement manifestée à droite entre 1980 et 2016. À cet égard, Seib affirme que de nombreux conservateurs n’ont pas réussi à évaluer à leur juste mesure deux changements qui ont contribué à faciliter la grande débâcle conservatrice.

Le premier fut la disparition de certaines idées reaganiennes fondamentales (marchés libres, gouvernement limité, etc.) au sein de l’électorat populaire, parmi lequel beaucoup considèrent que certains aspects des fondements politiques et intellectuelles de la droite sont opposés à leurs intérêts. Le second changement fut l’émergence de nettes divergences d’opinion à droite sur des sujets spécifiques, divergences qui avaient toujours existé mais qui étaient restées relativement souterraines. Selon Seib, la plupart des conservateurs n’ont pas anticipé les conséquences de ces changements.

Du tabouret à trois pattes à Pat Buchanan

 

La droite américaine a toujours été une tribu indisciplinée, plus souvent unie par ce à quoi elle s’oppose que par ce qu’elle propose. La grande réussite politique de Reagan a été de souder les conservateurs religieux, les partisans du marché libre et les faucons de la sécurité nationale en une coalition assez cohérente contre plusieurs opposants : le New Deal et la « Big society[2] », les partisans de la détente avec l’Union soviétique et la permissivité morale des années 1960.

La logique de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne vous mène cependant pas très loin. Sous la surface, les divergences de vue persistent. De nombreux libertariens et conservateurs ont défendu des positions très différentes sur les questions sociales. En outre, avec l’effondrement de l’URSS, certains traditionalistes se sont fait davantage entendre dans leur opposition aux partisans de l’interventionnisme militaire américain à l’étranger.

Certaines des divisions les plus intenses tournaient autour de la sexualité et du mariage. La situation était d’autant plus compliquée que beaucoup avaient été attirés par la coalition de Reagan précisément parce que, comme l’affirme Seib, ils étaient consternés par l’adhésion implacable du Parti démocrate au social-libéralisme. Pour nombre de ces électeurs, « les opinions économiques étaient secondaires » et ils n’étaient pas nécessairement aussi enthousiastes à l’égard du libre marché que d’autres parties de la droite.

Pour M. Seib, les débats au sein de la droite ont finalement gravité autour de deux questions, qui concernaient toutes deux les relations des États-Unis avec le reste du monde, mais qui touchaient simultanément aux questions sociales et économiques. L’une était l’immigration, l’autre les effets de la mondialisation économique. Des fossés importants ont commencé à se creuser entre les trois pieds du tabouret sur ces sujets, ainsi qu’entre de nombreux généraux de la droite et certains des bataillons qu’ils pensaient diriger.

 

C’est le journaliste et homme politique Pat Buchanan qui a mis au jour ces contradictions. En 1992, son protectionnisme et son scepticisme à l’égard de l’immigration se sont heurtés à d’importantes résistances dans son propre camp. Le défi lancé par Buchanan à George H.W. Bush, suivi par la campagne anti-Alena de Ross Perot, a aidé à renverser le président sortant, mais a également constitué, selon Seib, « une critique précoce reprise par Donald Trump » contre le consensus reaganien, avec une réussite spectaculaire.

 

Ross Perot. Il obtient 19% des voix à l’élection de 1992, le plus grand score d’un troisième homme. (c) Wikipédia

Ce qui ressort de cette section du livre de Seib est que beaucoup de personnes à droite ont considéré que cet épisode Buchanan-Perot n’était qu’une simple péripétie. Par conséquent, les problèmes qu’il désignait n’ont pas été traités. En fait, Seib soutient que le mouvement conservateur a atteint « son apogée avec le Contract with America, la prise de contrôle du Congrès par les Républicains en 1994, et les importantes avancées conservatrices au niveau des États ». Bien qu’identifié à Newt Gingrich, le contrat était aussi indubitablement reaganien dans son contenu. Curieusement, Bill Clinton s’est montré beaucoup plus attentif à l’angoisse croissante que suscitent les questions d’immigration que ses adversaires politiques. Alors que la plate-forme démocrate de 1996 embrassait le libre-échange, Seib note qu’elle « avait des consonances trumpiennes sur l’immigration ».

 

Cela signifie-t-il que la droite aurait dû abandonner l’opinion généralement favorable à l’immigration de la coalition Reagan dans les années 1990 ? Pas nécessairement. Cependant, ce fut l’occasion pour les principales voix de la droite de reconnaître que l’immigration impose certains coûts aux pays de destination, qu’une politique d’immigration généreuse doit aller de pair avec le respect de l’État de droit, qu’une immigration à grande échelle et de grands programmes sociaux sont incompatibles, qu’une immigration réussie exige l’assimilation et non une politique identitaire, et que la politique d’immigration est une responsabilité des États-nations souverains et non des institutions supranationales qui prétendent à la souveraineté mondiale.

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De telles modifications auraient-elles satisfait Buchanan ? Probablement pas. Néanmoins, cela aurait montré que les conservateurs pouvaient affiner leur rhétorique et leurs politiques sans abandonner une position de principe qu’ils considéraient importante pour l’avenir de l’Amérique. Mais, dans la plupart des cas, ils ne l’ont pas fait.

Faites ce que je dis, pas ce que je fais

 

La transformation de la droite dans la période entre Reagan et Trump n’est pas, du point de vue de Seib, une simple question d’amplification de ces tensions et d’une incapacité à les traiter avec succès. Un deuxième facteur concerne les décisions spécifiques prises par les administrations républicaines conservatrices. Ces décisions ont à la fois rendu furieux de larges pans de la base de soutien de la droite et gravement porté atteinte à la crédibilité des décideurs politiques conservateurs, ouvrant ainsi la porte à leur prise en charge par des personnalités non conventionnelles.

L’un de ces choix concerne la deuxième guerre en Irak. En 2001, peu de gens contestaient la logique consistant à frapper les terroristes d’Al-Qaida ou à démanteler le régime des Talibans en Afghanistan. Mais le bourbier qui s’est installé en Irak à partir de 2003 n’a pas seulement discrédité les approches néoconservatrices en matière de sécurité nationale. À tort ou à raison, il a également sapé les prétentions de compétence des experts de la droite en matière de sécurité nationale. Comment, a-t-on fait valoir, auraient-ils pu soutenir les tentatives de construction d’une nation dans un pays dont la culture ne serait pas prédisposée à la démocratie libérale ?

 

La crise financière de 2008 est un autre événement qui a eu des conséquences dramatiques pour le mouvement conservateur. Avec d’autres, j’ai fait valoir que ses causes profondes se trouvent dans les graves erreurs de politique monétaire commises au début des années 2000 et dans les politiques fédérales du logement élaborées à la fin des années 1990. Mais quelles que soient les causes – et le mauvais comportement des banquiers en est certainement une – les sauvetages de masse du secteur financier et les interventions massives du gouvernement fédéral dans l’économie se sont heurtés à la défense de la liberté des échanges et aux engagements que la droite avait placés au centre de son programme depuis l’époque de Reagan.

 

Aujourd’hui encore, on discute de l’efficacité de ces interventions. Le point de vue de Seib est qu’elles ont renforcé l’impression que de nombreux dirigeants conservateurs ont été trop prompts à abandonner leurs principes de libre marché pour aider leurs amis de Wall Street. Et si une administration ostensiblement conservatrice sur le plan fiscal n’était pas prête à se conformer aux idées du libre marché en temps de crise, pourquoi quelqu’un d’autre le ferait-il ?

 

Enfin, il y a le sujet qui occupe une place importante dans l’Amérique d’aujourd’hui : la relation avec la Chine. La volonté d’approfondir les liens économiques des États-Unis avec la Chine a peut-être commencé avec l’administration Clinton, mais c’est une administration républicaine qui a consenti à l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce en décembre 2001. Le consensus était qu’une plus grande immersion dans les marchés mondiaux accélérerait la libéralisation de la Chine et de son régime.

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Ce consensus a disparu. Oui, l’Amérique et les Américains ont tiré des avantages économiques considérables de la libéralisation constante des relations commerciales avec la Chine sous la forme de biens de consommation moins chers et d’une meilleure concrétisation des avantages comparatifs américains. Mais le commerce n’a pas civilisé le régime chinois. Au contraire, il est devenu encore plus brutal et autoritaire. En outre, si la Chine ne brigue peut-être pas l’hégémonie mondiale, elle s’efforce de se positionner comme un concurrent sérieux des États-Unis, en particulier dans la région Asie-Pacifique. Les deux camps de la politique américaine ont été réticents à admettre ces réalités, peut-être parce qu’elles ébranlent l’idée que l’économie est le moteur de l’histoire. Elles ont également laissé les politiciens conservateurs très vulnérables aux attaques de ceux qui s’interrogent depuis longtemps sur la façon dont la plupart des penseurs et des économistes conservateurs en politique étrangère ont structuré les relations sino-américaines depuis la fin des années 1990.

Que faire à partir de là ?

 

Seib considère que ces développements et ces échecs ont deux effets. Le premier a été de retourner une grande partie de la base de la coalition forgée par Reagan contre ses dirigeants. Le second a été d’ouvrir la porte à quelqu’un comme Donald Trump qui n’était pas lié aux orthodoxies du mouvement.

Il y a deux ironies à cela. La première est que, comme le dit Seib, « malgré toutes leurs différences, Reagan et Trump ont eu une compréhension similaire de leur base politique ». Non seulement les deux hommes ont d’abord été démocrates, mais ils ont tous les deux compris qu’ils remporteraient des succès s’ils parvenaient à attirer les gens qui « ne se considéraient pas comme faisant partie du système politique ». Ils se sont également révélés très bons, bien que de manière différente, pour communiquer directement avec les électeurs de la classe moyenne et de la classe ouvrière. L’optimisme ensoleillé de Reagan et la combinaison de confiance en soi et de crudité démonstrative de Trump peuvent avoir semblé, respectivement, hardi et grossière aux yeux des establishments de leur époque. Pourtant, qu’on le veuille ou non, ils ont trouvé un écho auprès de millions d’Américains avec un talent dont furent incapables des hommes politiques comme Nelson Rockefeller et George H. W. Bush — sans parler de la plupart des décideurs conservateurs, libéraux classiques et libertaires ainsi que des intellectuels.

Une deuxième ironie est que certaines politiques de l’administration Trump sont en étroite cohérence avec le type de conservatisme de Reagan. Nous le constatons dans les efforts pour déréglementer davantage l’économie nationale, l’augmentation des dépenses de défense, les réductions d’impôts, la promotion des positions pro-vie, le renforcement des protections de la liberté religieuse et les nominations judiciaires conservatrices.

 

Cela dit, l’abandon du style et des idées qui ont caractérisé la droite à partir de l’époque de Reagan est profond. L’engagement en faveur du libre-échange se flétrit. On ne parle plus de réforme des droits. Les alliances des États-Unis avec les puissances continentales d’Europe occidentale sont regardées avec scepticisme. Il y a peu de chances que l’on revienne à des politiques d’immigration à la Reagan. Certains conservateurs affirment que les fondations américaines elles-mêmes sont intrinsèquement défectueuses. D’autres flirtent avec l’intégrisme. De nombreux libertariens semblent se complaire dans leur isolement.

 

Tout cela signifie que l’avenir de la droite est en jeu. Seib conclut en notant que de nombreux politiciens et intellectuels de droite sont occupés à développer des alternatives qui, de différentes manières, relégueraient dans l’ombre certaines parties du conservatisme des années 1980. L’« Exception américaine » reaganienne cède la place à un nationalisme d’un nouveau genre, et l’adoption retentissante d’une politique industrielle rejette les engagements pro-marché qui ont autrefois unifié de nombreux conservateurs et libertariens.

 

Y a-t-il un espoir de réunir à nouveau la bande ? Seib ne se penche pas sur cette question, bien qu’il soit sous-entendu à certains moments que tenter de reproduire le passé est un exercice vain. Le mot « fusionnisme » n’apparaît nulle part dans ce livre. Pas plus que des noms comme Russell Kirk, F.A. Hayek ou Milton Friedman. William F. Buckley n’est mentionné qu’une seule fois.

 

Si, toutefois, les principes fondamentaux défendus par Reagan et l’amalgame de penseurs, d’idées, de militants et de groupes qui l’ont aidé à dépasser le libéralisme de Roosevelt et de l’Amérique-Malaise des années 1970 restent vrais et justes, ceux qui croient en ces principes n’ont d’autre choix que de se battre pour eux – notamment en démontrant en quoi ces idées sont bonnes à long terme pour l’Amérique et les Américains, plutôt que pour l’homme de Davos ou la chimère d’un ordre mondial global. Ce que les conservateurs ne peuvent pas faire, c’est s’abandonner à une posture nostalgique, imaginer que la défense de ces principes consiste en un retour aux années 1980, ou croire qu’il existe une solution miracle, un tour de passe-passe rhétorique ou une nouvelle étiquette qui, d’une manière ou d’une autre, dissoudra les différences très réelles qui divisent les successeurs de la coalition Reagan.

Je pense que Ronald Reagan – le plus idéaliste mais aussi le plus réaliste des hommes politiques – serait d’accord.

Notes

[1] Libertarians a été traduit par « libertariens » plutôt que par « libertaires ». Dans le contexte américain, libertarians renvoie aux libéraux « classiques » et liberals aux « gauchistes ».

[2] Le concept de big society s’oppose à celui de big governement. On pourrait traduire cela par la subsidiarité, le pouvoir donné aux échelons locaux, aux associations et aux personnes contre un État providence qui contrôle tout. C’était le projet politique de David Cameron lors de sa campagne de 2010.

 

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À propos de l’auteur
Samuel Gregg

Samuel Gregg

Samuel Gregg occupe le poste de Distinguished Fellow en économie politique à l'American Institute for Economic Research, et est chercheur affilié à l'Acton Institute. Parmi ses précédents ouvrages, mentionnons The Next American Economy: Nation, State and Markets in an Uncertain World (2022), The Essential Natural Law (2021), For God and Profit : How Banking and Finance Can Serve the Common Good (2016), et Becoming Europe (2013).
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