Violences urbaines ; sciences comportementales et action publique

6 juillet 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Violences à Marseille le 30 juin 2023. //ASLANSENERYILMAZ_Sipa.20029/Credit:SENER YILMAZ ASLAN/SIPA/2307011837
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Violences urbaines ; sciences comportementales et action publique

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Les émeutes qui ont secoué la France et dégradé son image internationale ne sont pas le fruit du hasard. Le comportement des jeunes délinquants responsables a été programmé par méconnaissance des mécanismes comportementaux. 

La France a reçu le culte de la Raison en héritage des Lumières. La capacité de l’homme à débattre rationnellement et à confronter ses idées dans un cadre analytique apaisé est un des fondements de notre identité nationale et démocratique. Pour qu’elle ne demeure pas un idéal, il faut l’incarner en l’homme tel qu’il est. C’est-à-dire un animal social avec ses impulsions, ses automatismes et ses biais psychologiques, pas une monade rationnelle.

90% de nos réactions sont provoquées par notre système émotionnel, la raison ne se réservant que le reliquat. Ce phénomène a été largement décrypté et porté à la connaissance du public par des chercheurs dont certains sont devenus célèbres comme les prix Nobel David Kahneman et Richard Thaler, ou de l’ancien conseiller de Barack Obama, Cass Sunstein.

La question des sciences comportementales

Les gouvernements et les grandes organisations anglo-saxonnes ont intégré les sciences comportementales pour lutter contre les violences, les discriminations ou, plus généralement, les attitudes antisociales. En France, il existe certes depuis quelques années un Département de sciences comportementales au sein de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), mais la pratique en est encore embryonnaire.

L’explosion des banlieues françaises à la suite de la mort d’un jeune délinquant lors d’un contrôle de police devrait être l’occasion de creuser davantage cette piste. Toutes les politiques publiques menées dans les banlieues françaises depuis plusieurs décennies ont échoué. Ce n’est pas le fruit de la fatalité, mais d’une approche erronée. Nous avons fabriqué une bombe comportementale. Y remédier prendra du temps. 

Sociologues et psychologues comportementaux ont identifié et décrit des biais cognitifs universels. Il s’agit de raccourcis mentaux qui entraînent certaines réactions spontanées face à une situation donnée. Il appert à leur lumière que les comportements d’une partie de la jeunesse des cités ont été mécaniquement programmés, par ignorance le plus souvent, volontairement dans certains cas, par la volonté subversive de certains groupes.

Le rôle du biais d’ancrage

De nombreux jeunes délinquants ont été programmés pour agir comme tels, disions-nous. De fait chaque individu est sensible au biais d’ancrage. C’est-à-dire au poids de la première impression. Dans le cas qui nous occupe, la responsabilité des parents est écrasante : si l’enfant outrepasse les limites fixées dans le cercle familial sans être sanctionnées, il en déduit que la transgression est un mode normal. Il existe cependant un garde-fou : les institutions publiques. Si, pour des raisons de moyens ou de retenue volontaire, elles ne remplissent plus leur rôle répressif et dissuasif, l’individu n’apprend jamais les règles d’une sociabilité complexe. Il se réfugie alors dans une structure clanique primaire, celle des cités, avec leurs bandes et leur hiérarchie de petits caïds et de trafiquants. Sous le louable prétexte de préserver l’enfance, tous les dispositifs répressifs destinés aux mineurs délinquants ont été successivement démantelés. C’est-à-dire que la société a ancré le principe de l’impunité dans leur esprit, les orientant irrésistiblement vers le tribalisme au détriment de son intégration sociale et de son avenir. 

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La majorité des individus respecte spontanément l’autorité statutaire. Encore faut-il que les attributs en soient visibles. C’est pourquoi policiers, médecins, cadres etc. portent l’uniforme, la blouse ou la cravate. Dès lors, la tenue d’un professeur n’est pas neutre. La reconnaissance de son statut passe par sa visibilité. L’habit ne fait pas le moine, mais il n’y a pas de moine sans habit. Porter le t-shirt de son groupe de musique préféré plutôt qu’un costume lorsque l’on enseigne n’est pas un choix vestimentaire personnel, c’est un message envoyé à l’inconscient des élèves. Ce message est qu’un professeur n’est pas une autorité. CQFD. Mais lorsque les corps en uniforme eux-mêmes ne sont plus capables de se faire respecter, ou lorsque le respect qui leur est dû est remis en cause par d’autres autorités, des élus par exemple, ils perdent leur statut. La destination initiale de leurs attributs distinctifs est alors détournée. L’uniforme n’est plus que le maillot de l’équipe adverse dans un jeu d’opposition belligène. Un maillot ou une cible.

La question des biais 

Médecins, pompiers, policiers finissent même par être associés aux situations désagréables qu’ils viennent résoudre : maladie, sinistre ou insécurité. C’est le biais d’association qui pousse à imaginer une relation de causalité entre des évènements indépendants, suivant l’adage fourre-tout selon lequel « il n’y a pas de hasard ». La réalité glisse sur cette conviction. L’individu est alors persuadé, en dépit de toute logique, de comprendre les ressorts cachés du monde. C’est la source du complotisme identitaire tourné contre l’État et ses représentants.

La manière dont un problème est défini initialement oriente le choix. C’est le biais de cadrage, ou de première impression. Il est d’autant plus difficile de faire changer d’avis un groupe ou un individu que s’y greffe ensuite le biais de confirmation. C’est-à-dire la propension à ne retenir que les faits qui confirment une croyance et à négliger les contre-exemples qui la remettent en cause. Un certain nombre d’associations et de groupes politiques ou religieux ont ainsi profité de la démission de l’État pour imposer le narratif d’un État et d’une société « racistes ». Des franges entières de la population sont enfermées dans la conviction irrationnelle d’être discriminées. Or, ce sentiment finit par être auto-réalisateur en encourageant la sécession socio-culturelle. Une nouvelle norme s’impose par conformisme : l’auto-exclusion systémique.

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Les milliards déversés dans le cadre de la politique de la ville n’ont servi à rien. Ils ont même été nuisibles. Dans toutes les sociétés du monde, il est mal vu de recevoir sans donner à son tour. Quand le cas se présente, le bénéficiaire éprouve plus ou moins consciemment le besoin de s’en affranchir. S’il ne le peut pas, il développe une rancœur contre le donateur en vertu du biais de réciprocité. Pour que les cités cessent d’être le ruineux tonneau des Danaïdes qu’elles sont devenues, il faudrait exiger des contreparties de leurs populations. De fortes résistances initiales seraient prévisibles. Mais ce serait le seul moyen de les engager dans le projet national. 

Enfin, le discours victimaire et la culture de l’excuse enferment ses destinataires dans un sentiment de passivité structurelle. Une victime n’est ni libre ni responsable. Elle ne peut pas développer le sentiment de liberté, l’empowerment, qui est la condition sine qua non de l’épanouissement individuel et le moteur de tout projet personnel ou collectif. Les discours wokes ou décoloniaux assurent à leurs sectateurs une population captive qui leur confère de l’influence, une situation, sociale et des revenus. L’amélioration de la situation générale signifierait la détérioration de la leur propre. Alors ils encouragent les jeunes à brûler les infrastructures et les commerces de leur propre quartier. Enfermés dans un déterminisme fantasmé, ces derniers que la révolte stérile pour exprimer le ressentiment qui les ronge et condamne à l’impuissance sociale. L’État s’est montré trop conciliant avec un discours auto-proclamé progressiste qui, par ses assignations identitaires, dépouillent ceux à qui il s’adresse de leur libre-arbitre et leur ferme toute perspective de réussite.

Il ne s’agit pas de nier les pesanteurs sociales, le poids de la politique, la force de la démographie ou le choc des cultures. La psychologie et la sociologie comportementales ne sont pas des recettes infaillibles, mais des outils. Ils peuvent aider à ouvrir des pistes pour libérer les populations de l’enfermement cognitif dont certaines croyances ou certains discours sont les barreaux et les verrous. Il est possible d’essayer de les réintégrer dans la citoyenneté, à condition que l’État investisse des domaines jusqu’alors délaissés pour leur donner le « coup de pouce » nécessaire.

À suivre, partie 2 : la psychologie comportementale au service de la réintégration des marges sociales

À lire :

Kahneman David, Système 1, Système 2

Thaler Richard & Sunstein Cass, Nudge

À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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