<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Serbie et Hongrie : deux représentations de l’immigration

5 décembre 2023

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Serbie et Hongrie : deux représentations de l’immigration

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Les trafiquants d’êtres humains contrôlent la frontière serbo-hongroise. Longue de 175 km, cette frontière est le lieu d’importantes luttes de pouvoir entre réseaux de passeurs. C’est l’une des principales voies d’accès vers l’Union européenne pour des dizaines de milliers de migrants et de réfugiés. Business estimé à plus de 10 milliards de dollars par an, l’immigration clandestine est une importante source de revenus pour les trafiquants ainsi que pour certains locaux. Cependant, de chaque côté de la frontière, les habitants réagissent différemment. À l’instar des États de la région qui ne perçoivent pas tous le phénomène migratoire de la même manière.

Les passeurs : les acteurs de l’ombre

Les réseaux de passeurs s’organisent en fonction de la nationalité et/ou par groupes linguistiques. Ainsi, les Afghans font appel à des organisations afghanes, les Syriens aux groupes syriens, et ainsi de suite. Lors de leur traversée des pays en route vers l’Europe, les migrants sont contraints d’utiliser la logistique et les « infrastructures » fournies par ces réseaux de passeurs. Arrivés aux abords des points de passage, ils doivent attendre l’autorisation des passeurs pour franchir la frontière. En attendant, ils résident dans des camps de fortune. Certains de ces camps, comme à Sombor, se trouvent à proximité des centres d’accueil établis par le gouvernement serbe. À l’intérieur de ces centres, qui peuvent accueillir parfois plusieurs centaines de personnes, les migrants participent à l’économie informelle locale pour financer leur passage ou simplement subvenir à leurs besoins. Ils peuvent acheter ou vendre des vêtements, des chaussures, ou encore bénéficier de services tels que le coiffeur ou le barbier. Toutefois, pour exercer ces activités, il faut l’aval des passeurs, qui prélèvent 50 % du chiffre d’affaires de chaque commerce en échange de leur accord. Les migrants les plus démunis sont parfois exploités directement par les trafiquants, occupant divers rôles tels que la logistique dans les camps, la surveillance, ou même la prostitution, illustrant la précarité de leur situation. Comme le souligne Molly, une citoyenne britannique travaillant pour l’ONG Medical Volunteers International (MVI) : « La situation sanitaire dans les camps de migrants est déplorable. Beaucoup de migrants souffrent de blessures infligées par les forces de police, de morsures de chiens, de fractures, de traumatismes crâniens, et d’autres sévices. » Elle ajoute que de nombreux migrants se blessent en tentant de franchir les frontières, en se heurtant notamment à des barbelés et des grillages. Les migrants qui attendent dans les bois sont également en proie aux piqûres d’insectes. De plus, un nombre significatif de jeunes garçons (âgés en moyenne de 16 à 20 ans) contractent des maladies sexuellement transmissibles, principalement en raison de la prostitution. Molly précise que « ces personnes se trouvent dans des situations terribles. Dans les centres d’accueil de Subotica et de Sombor, le médecin ne vient que très sporadiquement, une ou deux fois par semaine, pour seulement quelques heures. Ils n’ont nulle part où se réfugier. »

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Au sein des centres d’accueil, les réseaux de passeurs ont pris le contrôle. Les migrants et les réfugiés doivent monnayer leur lit, leur nourriture et les douches. Les trafiquants corrompent certains des administrateurs des camps ainsi que les agents de sécurité. En conséquence, ils peuvent vendre de la drogue, notamment du cannabis, en toute impunité, et d’autres biens de consommation. Le gouvernement serbe tente d’organiser les camps en fonction des nationalités, officiellement pour éviter les tensions entre groupes ethniques. De plus, l’accès aux centres est réservé à ceux qui possèdent des pièces d’identité. Par conséquent, les administrateurs, notamment du centre Prihvatni près de Subotica, utilisent ces prétextes pour refuser à certains migrants l’accès aux camps, les privant ainsi de soins, de douches et de repas. Devant ce centre d’accueil, des dizaines de migrants vivant dans des camps de fortune se rassemblent dans l’espoir d’obtenir de l’aide. Abdul, un Afghan de 19 ans, témoigne : « Nous sommes là toute la journée devant le camp, mais ils ne nous laissent pas entrer. Nous n’avons pas le droit de manger, de prendre une douche, ou même de consulter un médecin. Il faut payer environ 100 euros pour pouvoir accéder aux camps. » Plusieurs autres migrants ainsi que des humanitaires confirment son récit. Les autorités responsables du camp Prihvatni n’autorisent pas les journalistes et les ONG à pénétrer dans le centre et refusent tout commentaire.

Serbie : entre opportunisme et extorsion

Profitant de cette situation, des habitants locaux ont ouvert des magasins à proximité des centres d’accueil de Subotica et de Sombor, où ils vendent aux migrants des produits de première nécessité (eau, nourriture, papier toilette, produits d’hygiène personnelle) à des prix bien plus élevés que dans les commerces classiques. Des taxis stationnent aux abords des camps légaux, attendant les migrants pour les transporter entre les différents centres d’accueil, les camps illégaux et les villes, où ils peuvent acheter des vêtements, des téléphones, et d’autres biens essentiels dans les supermarchés. Cependant, ces taxis exigent des tarifs exorbitants, allant jusqu’à 50 € par personne pour un trajet de vingt minutes à peine. Nikola Pajic, ancien membre du conseil municipal de la ville de Sombor, explique qu’« à Sombor, l’économie locale était stagnante. La présence des migrants a été un véritable coup de pouce. Pendant la pandémie de Covid-19, la ville a survécu grâce à leur présence. Il y a quelques années, la ville ne comptait que cinq fast-foods et quelques magasins de téléphonie et de vêtements. Aujourd’hui, on en dénombre plusieurs dizaines, ainsi qu’une forte augmentation du nombre de magasins de vêtements et de téléphonie. Le nombre de taxis a également considérablement augmenté. » Ces taxis ne sont pas à l’abri des contrôles de police. Lors des opérations anti-immigration menées par les autorités, les migrants sont arrêtés ou paient pour échapper à l’arrestation. De nombreuses sources confirment que la police locale rackette régulièrement les migrants, qui doivent en moyenne débourser 50 € par personne pour éviter d’être transférés dans des camps situés dans le sud du pays ou pour échapper à des violences physiques. Dans le nord de la Serbie, où l’économie est faible et où les policiers locaux gagnent entre 300 et 600 € par mois, les migrants et les réfugiés représentent une source de revenus significative.

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Les locaux hongrois : sentiment d’abandon et radicalisation

Les riverains de la frontière serbe se sentent pratiquement abandonnés par l’État central. Les habitants se plaignent du sous-effectif policier, du manque d’équipements, ainsi que du refus du gouvernement de les indemniser pour les dommages causés par les migrants. En réponse, certains habitants se radicalisent, prennent des initiatives et se tournent vers l’extrême droite. Plusieurs communes ont créé des associations locales de gardes civils (Polgaror). Ces auxiliaires soutiennent une police jugée en sous-effectif et mal équipée par les élus et la population. Composées de volontaires, ces unités considèrent qu’elles sont une force de sécurité communautaire, opérant principalement dans les zones rurales et les petites communes. Leur mission consiste à patrouiller le long de la frontière près de leur localité, à intercepter les migrants et à alerter la police, la seule habilitée à les arrêter, les interroger et les renvoyer en Serbie. Les Polgaror ne sont pas des forces de police officielles et n’ont pas les mêmes droits, notamment en ce qui concerne l’utilisation de la force. Ils agissent sous la supervision et la coordination de la police et sont considérés comme des auxiliaires. En tant que bénévoles issus d’associations locales, ces gardes civils ne reçoivent pas de salaire ni de soutien financier de l’État hongrois. Malgré la sympathie des populations locales envers les forces de police et la mobilisation de volontaires, les habitants estiment que celles-ci ne sont pas de taille face aux dizaines de milliers de clandestins. Toutefois, un nombre important de migrants et d’humanitaires dénoncent les violences physiques et morales employées par la police hongroise et ses auxiliaires. Les partisans des forces de l’ordre affirment qu’elles n’ont d’autre choix que d’utiliser la force en raison du manque d’équipement, du sous-effectif, et du nombre de migrants. Cette situation aggrave les tensions et la radicalisation dans la région. Le chef de la police municipale de Szeged a déclaré avoir interpellé plus de 51 000 personnes depuis le début de 2023, une statistique contestée par certains locaux, dont Tibor Papp, maraîcher près du village de Ruzsa, qui estime que « selon les agents en patrouille que j’ai rencontrés, il y aurait en réalité entre 3 et 4 000 migrants qui franchiraient la frontière chaque jour, et la police en arrêterait en moyenne entre 800 et 900 par jour ». Au-delà des risques sécuritaires liés à la concurrence violente entre les différents réseaux de passeurs, l’immigration clandestine perturbe l’économie locale.

En effet, l’arrivée d’un grand nombre de migrants a un impact considérable sur l’économie locale. Les cultures, qu’elles soient vivrières ou arboricoles, sont saccagées par des migrants cherchant le chemin le plus direct vers les passeurs qui les conduiront en Europe. Ces personnes se procurent de la nourriture et de l’eau en chemin, cueillant des fruits et des légumes dans les serres et les plantations, endommageant les systèmes d’irrigation pour s’abreuver, en particulier pendant l’été, lors des fortes chaleurs. Certains agriculteurs ont dû changer leurs types de culture pour protéger leurs moyens de subsistance. Ils ont par exemple abandonné la culture du melon, qui ne peut être consommé qu’une fois mûr, au profit de la pomme de terre, qui est impropre à la consommation crue. Cependant, ces mesures ne suffisent pas à les protéger complètement. Selon Papp Renáta, maire de la petite ville d’Ásotthalom, depuis mai 2022, les passages clandestins auraient causé plus de 271 000 € de dégâts rien que pour cette localité. Les agriculteurs locaux ont installé à leurs frais des clôtures, des caméras et des détecteurs de mouvements pour tenter de protéger leurs récoltes. Malgré de multiples demandes adressées aux ministères de l’Agriculture et de l’Intérieur, le gouvernement hongrois refuse d’indemniser les dégâts, une position vivement critiquée par les populations locales, désabusées par les choix de leur gouvernement. Paradoxalement, les agriculteurs interrogés ne nourrissent pas de ressentiment particulier envers les migrants eux-mêmes, mais pointent du doigt les réseaux de passeurs et les dégâts causés par l’immigration clandestine. Se sentant abandonnés, certains habitants du sud de la Hongrie se détournent du parti au pouvoir, le Fidesz, pour se tourner vers des partis d’extrême droite tels que le Mouvement Notre Patrie. Ce dernier fut fondé en 2018 à Ásotthalom par László Toroczkai, Dóra Dúró et Előd Novák. Le parti affiche ouvertement des positions homophobes, antitziganes et antisémites, cherchant à se positionner politiquement plus à droite que le Fidesz dans ses discours hostiles envers les migrants. Le Mouvement Notre Patrie prône même la réintroduction de la peine de mort et a formé en 2019 la Légion nationale, une milice destinée à lutter contre ce qu’il qualifie de « criminalité tsigane ». Actuellement, le parti compte six députés, huit élus régionaux et trois maires dans les villes d’Ásotthalom, Cserháthaláp et Devecser. L’apparition de ce genre de parti révèle à quel point, en Hongrie, la question migratoire est centrale dans la vie politique interne. Ce qui n’est pas le cas en Serbie.

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Hongrie et Serbie : deux approches

Les États hongrois et serbe adoptent des stratégies et des modes d’action divergents, reflétant des perceptions différentes de la question migratoire. En Hongrie, l’immigration est devenue un enjeu majeur de la politique intérieure du pays depuis l’élection de Viktor Orban et de son parti, le Fidesz, en 2010. Face à la crise migratoire de 2014, Orban a commencé à utiliser une rhétorique populiste et antimigrants. En 2015, Budapest a construit une barrière grillagée de 175 km le long de sa frontière sud avec la Croatie et la Serbie dans l’espoir de répondre aux attentes de la population, mais cette mesure s’est avérée inefficace pour stopper les passages clandestins de la frontière. Depuis 2020, la politique migratoire hongroise est extrêmement restrictive, refusant l’entrée aux migrants et aux réfugiés à l’exception des Ukrainiens (à la demande de l’UE) et pratiquant systématiquement les push back avec les clandestins appréhendés à la frontière. Orban instrumentalise également la question migratoire sur la scène internationale pour obtenir davantage de financements de l’Union européenne, à l’instar du président turc Recep Tayyip Erdogan. En Serbie, la question migratoire n’est pas une priorité pour l’État ni pour la population dont le sujet majeur reste le Kosovo. Cependant, l’augmentation des violences découlant du trafic d’êtres humains et de l’immigration clandestine pourrait modifier la position du gouvernement serbe sur cette question. La rencontre tripartite qui s’est tenue à Vienne en juillet 2023 avec l’Autriche et la Hongrie semble indiquer que Belgrade est en train de revoir sa politique migratoire.

À propos de l’auteur
Pierre-Yves Baillet

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.
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