L’Inde et la Chine sont deux géants démographiques et économiques. Bien que longtemps ennemis et opposés, ils débutent des actions de coopération. Si cette alliance Pékin – Delhi devait aboutir, cela changerait beaucoup de choses à l’ordre du monde.
« Quand la Chine s’éveillera… » La phrase de Napoléon, reprise, avec quel succès ! par Alain Peyrefitte, fait partie des évidences ressassées. Depuis l’ouverture décidée par Deng Xiao Ping, à partir de 1978, peu après la mort de Mao Tsé Toung et la liquidation de « la bande des Quatre », la Chine s’est si bien éveillée qu’elle est désormais première au classement des économies mondiales établi par la Banque Mondiale, et qu’elle poursuit une course en avant qui laisse l’Union européenne loin en arrière – certes, la Chine a changé de régime de croissance et semble suivre un chemin de croissance autour des 5 % annuels – au moment où tout annonce une récession pour 2025 dans l’Union, qui s’en plaindrait ?
La Chine et son intégration dans le système mondial
Le fait nouveau, et peu aperçu, est que la Chine n’est pas seule. OCS, Brics, sont les plus connus des acronymes qui désignent les multiples organisations dont la Chine est le pilier – pas moins d’une vingtaine. La diplomatie chinoise est devenue extraordinairement active, au point d’avoir réussi en 2023 à négocier un accord entre Riyad et Téhéran, autant dire l’eau et le feu ! Et, depuis un an environ, les familiers de Delhi et de Pékin ont observé des allers-retours aussi fréquents que discrets entre représentants des deux pays. Les prétextes étaient multiples ; une experte chinoise était l’invitée d’un sommet mondial sur le bouddhisme ( septembre 2024), des chercheurs indiens rencontraient des homologues chinois à Hong Kong, pendant que des dirigeants d’entreprise négociaient des accords, et que même les sujets sensibles étaient sur la table ; visas, information, cinéma, etc. Au Forum sur la sécurité de l’Eurasie, qui s’est tenu à Minsk les 30 octobre et 1er novembre derniers, la présence d’experts indiens de Mumbaï aux côtés de ceux de la Chinese Academy of Social Sciences (CASS), sous le regard bienveillant des diplomates du MGIMMO russe et de la Biélorussie a été remarquée, comme elle l’avait été au sommet de Tachkent sur le développement de l’Asie centrale par les corridors de communication (mai 2024).
Une évolution se dessine, majeure, et nouvelle. Il faut en effet rappeler que l’Asie est bien loin de s’intégrer à elle-même ; obtenir un visa pour la Chine est un défi pour le porteur d’un passeport indien, et il est exceptionnel de rencontrer un Chinois en Inde… Les rappels de rigueur sur les liens historiques tissés par les moines indiens comme Kumarajiva et chinois tels Fa Hsien vers 400, allant recevoir l’enseignement des maîtres bouddhistes en Inde et rapportant avec les Sutras du Mahayana l’art des grottes de Dun Huang, en disaient bien peu sur des relations figées depuis les incidents de frontière ayant fait une vingtaine de morts côté indien et un nombre inconnu de victimes côté chinois, en 2020 – incidents suivis par de multiples accrochages à coup de pierre et de bâton, l’usage des armes à feu étant interdit – le tout à plus de 5000 m d’altitude, sur la plus haute ligne de front du monde… Après beaucoup d’années où la méfiance réciproque nourrissait une incompréhension partagée – l’Inde soupçonnant la Chine d’intentions agressives , notamment parce qu’elle contrôle les sources des fleuves qui donnent vie aux plaines du Nord, et faisant face depuis des décennies à une rébellion armée se réclamant du maoisme, le Naxal, la Chine regardant de haut le bouillonnement indien et les soubresauts d’une vie démocratique vite assimilés au désordre… – le dégel s’est engagé, et progresse rapidement.
À lire également
Un dégel des relations Chine – Inde
Ce fut en septembre un communiqué du ministère indien des Affaires étrangères annonçant que « 75 % des problèmes de frontières » à l’Ouest, près du Pakistan, étaient résolus. Ce fut la rencontre de Xi Jin Ping et de Narendra Modi, à Kazan, au sommet des Brics, puis les entretiens des deux ministres des Affaires étrangères, Wang Yi et Jaishankar en marge du G20 de Rio de Janeiro, suivis d’échanges à Vientiane au Laos entre les deux ministres de la Défense, Rajnath Singh et Dong Jun. Le 19 novembre dernier, un communiqué annonçait le retrait des troupes de la ligne de frontières dans l’Himalaya, et surtout, la reprise du pèlerinage de Kailash pour les fidèles hindous, avec des vols directs entre l’Inde et la Chine et des facilités pour les demandes de visas.
La direction est prudente, mais claire. Plus de cinq ans après un sommet Inde-Chine informel, à Mahabalipuram en 2019, lieu symbolique de la création de l’Inde par la descente du Gange sorti de la chevelure du Dieu créateur, un accord sur l’ensemble des sujets de frontières ouvre la porte à une coopération étendue entre les deux pays. Et la presse, des deux côtés, évoque une ère nouvelle dans la relation des deux pays.
À lire également
Les intérêts de la Chine dans l’Himalaya
De grandes conséquences pour la France
Tout ceci peut sembler lointain, et presque anecdotique à des Français qui ont d’autres sujets de préoccupation. Ils auraient tort d’être indifférents. Faut-il le rappeler, l’Inde et la Chine sont les deux pays les plus peuplés au monde, l’Inde devançant depuis 2023 la Chine avec 1 470 millions d’habitants. 3 milliards à eux deux, et respectivement 1re et 3e économies mondiales en parité de pouvoir d’achat ( et en PIB en 2030), l’Inde ayant dépassé depuis peu la Grande-Bretagne, et devant dépasser l’Allemagne et le Japon en 2028. S’ils bougent, le monde bouge. Ce sont aussi les locomotives de la croissance mondiale, la Chine ayant contribué pour presque 40 % à la croissance mondiale aux cours des vingt dernières années et l’Inde, avec près de 8 % de croissance annuelle désormais, jouant un rôle de plus en plus central dans les échanges mondiaux, qu’ils soient énergétiques, industriels, agricoles ou financiers. Si les entreprises des deux pays coopèrent, les pôles structurant les échanges mondiaux vont bouger. L’historien de longue période conclura sereinement que ces deux pays, longtemps, et de loin les premiers au monde, reprennent la place qui fut la leur depuis des siècles – Voltaire prenait l’administration chinoise en exemple, et Kant réclamait que des « missionnaires « chinois viennent aider l’Europe à sortir de son arriération ! La lumière se lève à l’Est ; colonie de ses colonies, l’Union européenne choisira-t-elle de se voiler les yeux ? L’analyste géopolitique sera plus prudent, comme le sont d’ailleurs les commentateurs autorisés des deux côtés ; le Président de l’India Foundation, Ram Madhav, a publié le 23 novembre une tribune qui exprime à la fois les immenses possibilités offertes par la coopération qui se dessine, et la prudence de mise quand des géants se croisent sur une route étroite, et semée de pièges (Indian Express, « Reading the Thaw »). Car l’évidence veut que l’ancienne hyperpuissance, qui a démontré au début de cette année 2024 sa capacité à nuire, en organisant le renversement de la Première ministre élue, Cheikh Hassina, au Bangla Desh, par un coup d’État militaire qui a mis au pouvoir le banquier du microcrédit, Mohamed Yunus, et surtout libéré un extrémisme musulman qui s’affirme déjà par des pogroms contre les hindous, entend bien appliquer la méthode britannique du « diviser pour régner » et entretenir des foyers de trouble et de subversion dans une Asie du Sud-Est et un sous-continent indien dont la stabilité changerait les rapports de force mondiaux ; l’expérience ukrainienne qui a mis l’Europe à genoux peut resservir !
L’économiste, averti de la politique constante de « multialignement » ou « plurialignement » de l’Inde, observateur des investissements considérables de fonds américains dans le Gujarat, notamment pour la fabrication de microchips et l’IA, mais aussi du déplacement de certaines productions de Chine vers l’Inde (Apple, etc.), constatera simplement que les capacités de production industrielle de la Chine, si elles servaient les immenses besoins d’infrastructure et d’équipement de l’Inde, donneraient aux deux pays un « plus » de croissance significatif. Et il signalera la défiance indienne à l’égard des nouveaux maîtres des Amériques (voir le rapport publié par Kutniki Foundation, « Starlink, a wolf in sheep clothes » à propos de Elon « nous renversons qui nous voulons » Musk, 18 nov. 2024) Le financier observera que la coopération entre ces deux pays, peu endettés, détenteurs de réserves considérables, de dollars pour l’un, d’or pour l’autre, et tous deux clients majeurs de l’énergie russe, pourrait donner encore plus de consistance à la mise hors d’atteinte des sanctions unilatérales des États-Unis d’un bloc de pays résolus à employer tous les moyens, y compris en utilisant le dollar contre les États-Unis, pour sortir d’un « double standard », injuste et insupportable.
Le citoyen français, pour sa part, se demandera où est l’intérêt de la France. Il cherchera en vain une réponse dans les déclarations des uns ou des autres, qui prétendent la représenter. Et s’il s’informe, il se convaincra bien vite, hélas, que si la Chine et l’Inde s’allient, la face du monde sera changée. L’Eurasie, l’Empire de la terre, redeviendra l’Empire du monde. La France lui tourne le dos.
À lire également