<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Sri Lanka : les blessures béantes d’une guerre civile ignorée #7

24 juillet 2023

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Des commandos de l'armée sri-lankaise défilent lors d'une parade spéciale de félicitations pour tous les régiments militaires qui ont participé à la récente bataille contre les Tigres tamouls, à Colombo, au Sri Lanka, le jeudi 28 mai 2009. Eranga Jayawardena/AP/SIPA
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Sri Lanka : les blessures béantes d’une guerre civile ignorée #7

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Lintérêt de la communauté internationale pour lAsie du Sud sarrête souvent autour des éternelles étincelles indo-pakistanaises. Pourtant, derrière le paradis tropical, l’île du Sri Lanka cache un héritage sanglant d’une guerre civile débutée il y a exactement quarante ans. Durant plus d’un quart de siècle, de 1983 à 2009, l’île asiatique a été plongée dans une violente guerre civile entre Cinghalais bouddhistes et Tamouls hindous, entraînant la mort de plus de 100 000 personnes. Peu abordée, cette guerre fut l’un des conflits majeurs de ces dernières décennies. 

Au lendemain de l’indépendance, l’île « resplendissante » devient rapidement le théâtre d’affrontements féroces entre les deux principales communautés du pays, Tamouls et Cinghalais, troublant l’unité du pays. Si la différence est naturelle, l’unité ne l’est pas. L’unité repose sur des fictions qui la rendent légitime, comme la nation, sans quoi elle risque de se dégrader. Or, la nature d’une nation, pour reprendre les mots d’André Malraux, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Arrivés au pouvoir, les Cinghalais imposent le bouddhisme comme religion d’État, au détriment des Tamouls hindous. Plus qu’une guerre de religion, la guerre civile au Sri Lanka fut surtout le résultat d’un affrontement entre deux peuples qui voulaient être indépendants. À défaut de vouloir vivre côte à côte, ils ont décidé de vivre face à face. 

Dès le commencement, deux peuples historiques

Dans l’océan Indien, non loin du sous-continent indien, dont elle est séparée par le détroit de Palk, se trouve l’île du Sri Lanka, anciennement appelée l’île Ceylan. Sur cette terre, différents peuples et religions se côtoient depuis le IIIe siècle avant Jésus-Christ : les Cinghalais et les Tamouls. Les premiers descendent de tribus venues de l’Inde et ont migré sur l’île dans l’objectif de trouver une terre pour pratiquer leur religion bouddhiste en paix, mal accueillie à l’époque sur le sous-continent indien. Les seconds arrivent au même moment et viennent du même endroit. Par leur culture et leur religion, les Tamouls restent étroitement liés à leur État d’origine : le Tamil Nadu, situé au sud-est de l’Inde, qui signifie le « pays des Tamouls ». 

En somme, l’histoire du peuplement de l’île s’effectue par deux peuples distincts, l’un qui fuit le continent pour pratiquer sa religion et l’autre qui s’installent à proximité de son lieu d’origine, dont la présence ancienne d’un isthme entre l’île et le continent favorise le passage entre les deux terres. Depuis les origines, les Cinghalais sont majoritaires et les Tamouls minoritaires. Durant plusieurs siècles, les Tamouls établiront leur présence au nord de l’île, dans la région de Jaffna, le reste de l’île sera dominé par les Cinghalais. 

La colonisation de l’île ou l’origine des tensions 

Entre le XVIe et le XXe siècle, les puissances coloniales européennes s’emparent successivement de l’île. Les Portugais en 1505, les Hollandais en 1603, puis les Britanniques à partir de 1795 jusqu’à lindépendance, en 1948.

À la suite des Portugais, les Hollandais s’installent sur le littoral et signent des accords avec les Cinghalais sur le monopole commercial des épices. Les Britanniques s’emparent ensuite définitivement de l’entièreté de l’île en 1815, sans qu’aucun traité ne soit passé avec les populations locales. Imposant l’anglais comme langue officielle, les Cinghalais refusent de se soumettre à la puissance anglaise. De leur côté, les Tamouls coopèrent avec le colon britannique et bénéficient d’un traitement préférentiel, ce qui fera venir près dun million de travailleurs tamouls depuis l’État indien du Tamil Nadu. Le peuple hindou recevra alors un bien meilleur traitement que son voisin bouddhiste, notamment concernant l’accès à l’éducation. La présence anglaise vient alors renforcer le clivage entre les deux peuples d’origines. 

Après l’indépendance, l’unité ou le séparatisme

Au moment de l’indépendance en 1948, le Sri Lanka devient un dominion fonctionnant avec le système de Westminster, c’est-à-dire un système parlementaire dont le chef du gouvernement est le Premier ministre. La démographie de l’île étant largement favorable aux Cingalais, ces derniers prennent le pouvoir. Les mesures politiques des années qui suivent l’indépendance se font ainsi au détriment de la minorité tamoule qui subit des répressions diverses. 

En effet, au lendemain de l’indépendance, alors que le drapeau au lion d’or flotte tout juste sur le pays, le nouveau gouvernement promulgue une loi visant à restreindre la citoyenneté pour certaines populations tamoules, notamment celles venues de l’Inde durant la colonisation britannique. En 1956, ladoption du Sinhala Only Act impose le cinghalais comme langue officielle dans les administrations publiques avant de devenir la langue nationale du pays en 1961. Des quotas d’étudiants tamouls sont imposés dans les universités d’État et les postes de fonctionnaires au gouvernement sont réservés aux Sri-Lankais parlant cinghalais. En 1972, le nom du pays est changé pour prendre le nom cinghalais de « Sri Lanka », à la place de « Ceylan » et la nouvelle Constitution accorde au bouddhisme une place primordiale, dont l’État se portant garant pour protéger et diffuser la religion.

Ces événements conduisent à une marginalisation progressive des Tamouls de la vie publique, politique et économique du pays. Ainsi, moins de trente ans après l’indépendance de l’île, anciennement choyés par les Britanniques, les Tamouls se retrouvent rapidement marginalisés dans un pays indépendant favorisant ouvertement la population cinghalaise. En conséquence, les tensions entre Cinghalais et Tamouls s’accroissent et des groupes militants activistes tamouls se créent, notamment celui des Tigres de libération de lEelam tamoul (LTTE), surnommés les Tigres, en 1976. L’année suivante, des affrontements éclatent à Jaffna entre Tamouls et policiers cinghalais, provoquant plusieurs centaines de morts dans le pays. Malgré ces violences, ce n’est que six ans plus tard que le conflit prendra un véritable tournant. 

Cinghalais contre Tamouls, une guerre civile longue de 26 ans 

Le 23 juillet 1983, une attaque des Tigres à Jaffna contre une unité militaire coûte la vie à treize soldats sri-lankais. La nouvelle donne lieu au déclenchement du « Pogrom du juillet noir », qui se traduit par une vague de soulèvement meurtrier contre les Tamouls. Le pays s’embrase et sombre dans une interminable guerre civile. La majorité des Tamouls se réfugient dans le nord et l’est du pays, une partie s’exile à l’étranger, tandis que les Cinghalais du nord descendent vers le sud.

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Les Tigres militent pour la création de l’État tamoul indépendant, au nord et à lest du pays, qui sappellerait Tamil Eelam. Pendant l’ensemble du conflit, les Tigres vont dominer la scène séparatiste en embrigadant une large partie de la population tamoule au sein du mouvement, développent des services sociaux et mobilisent la diaspora tamoule dans le cadre dun soutien financier et militaire. Véritable État dans l’État, les Tigres sont très efficaces. Leur stratégie combine des opérations militaires classiques contre l’armée sri-lankaise ainsi que des opérations terroristes contre des cibles civiles, exportant la guerre sur l’ensemble du territoire. La guerre est ponctuée dassassinats, denlèvements et d’attentats de la part de deux camps, ce qui rend le conflit illisible.

En tant qu’acteur extérieur, l’Inde se greffe au conflit en 1987 en déployant une force d’interposition (IPKF) de plusieurs dizaines de milliers d’hommes dans le nord du pays, sous contrôle des Tigres. Pendant quatre ans, les forces indiennes s’enlisent dans un conflit dont elles ne voient pas l’issue. Le gouvernement indien décide alors de retirer leurs forces en 1991. Les Tigres ne pardonneront pas cette trahison indienne et la vengeance est scellée par l’assassinat de Rajiv Gandhi, Premier ministre indien à l’origine du déploiement de l’IPKF au Sri Lanka. 

Deux ans plus tard, c’est le Premier ministre sri-lankais de l’époque, Ranasinghe Premadasa, qui est assassiné par un kamikaze des Tigres. Malgré les offensives de l’armée sri-lankaise, les Tigres continuent de diriger leur proto-État dans le nord de l’île. Face à l’impasse qui s’installe au sein du conflit, Tamouls et Cinghalais s’accordent sur la signature d’un cessez-le-feu, qui entre en vigueur à la fin 2001. Néanmoins, la question initiale d’un État indépendant pour les Tamouls n’est pas réglée. Ces derniers sont prêts à tout pour cette indépendance, que ce soit par la force ou par les urnes. Pour les Cinghalais, au contraire, l’unité de territoire de l’île ne saurait être remise en question. Alors que chaque camp s’attend à une reprise des hostilités, ces dernières ont lieu en 2005 lorsque Mahindra Rajapaksa, nationaliste cinghalais partisan d’une ligne dure face aux séparatistes hindous, gagne les élections.

Pour une dernière fois, les armes allaient parler et ne se taire qu’en 2009 lorsque l’armée sri-lankaise acheva l’ensemble des forces armées des Tigres. Cette dernière phase sera la plus violente et la plus meurtrière de la guerre civile, notamment durant les derniers mois de la campagne, où l’armée sri-lankaise bombarde sans relâche les derniers retranchements tamouls, y compris des zones « protégées » dans lesquelles les civils s’étaient réfugiés. Le 17 mai 2009, après avoir été encerclés par l’armée sri-lankaise dans le nord-est du pays, les rebelles admettent leur défaite militaire. L’armée sri-lankaise est accusée par l’ONU d’avoir massacré quelque 40 000 civils. Certains médias parlent de « lopération militaire la plus meurtrière du nouveau millénaire. »

Un héritage douloureux 

Après trois décennies de conflit, le bilan est lourd : des régions entières sont détruites, le tissu social est fracturé, l’unité territoriale est détruite. Au plus fort du conflit, près dun million de Sri-Lankais furent des déplacés en interne et 500 000 avaient pris le chemin de lexode. Le défi du président de l’époque, Rajapaksa, était de reconstruire le pays sur des bases nouvelles, sur lesquelles les Tamouls et Cinghalais pourraient se pardonner et vivre ensemble. Hélas, les efforts nécessaires n’eurent pas lieu. Les dividendes de la paix furent donc invisibles pour bon nombre dhabitants de l’île. Néanmoins, sur le plan international, la paix a permis le retour du tourisme et des investissements étrangers sur l’île, ainsi que le rapprochement diplomatique avec la Chine.

Aujourd’hui, quatorze ans après la paix, la réconciliation reste difficile. Si les pratiques changent, les progrès restent lents. En effet, il aura fallu attendre 2014 pour que les billets de banque et les cartes d’identité deviennent bilingues. Sur le plan politique, tant que l’appareil d’État restera fondé sur la promotion voire la domination du peuple cinghalais, le Sri Lanka aura du mal à devenir un pays stable et apaisé. L’abandon du statut communautaire par le pouvoir n’est ni un simple compromis ni un signe de faiblesse de l’identité cinghalaise, c’est avant tout un gage de paix, dans un pays ravagé par la violence depuis des décennies. 

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Côme de Bisschop

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