Le communautarisme prévaut dans le Nord-est syrien

11 mars 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : A Lyon, en octobre 2019, une manifestation pour protester contre l'invasion du Rojava par la Turquie, Auteurs : KONRAD K./SIPA, Numéro de reportage : 00927672_000017.
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Le communautarisme prévaut dans le Nord-est syrien

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L’invasion turque dans le Nord-est syrien a sérieusement ébranlé le projet kurde du Rojava. Le conflit syrien et l’émergence du groupe État islamique ont permis aux Kurdes du Parti de l’Union Démocratique (PYD) de se rendre maîtres d’une importante partie du territoire syrien. Cependant les communautés locales sont plus que réticentes face à l’idée de confédéralisme démocratique promu par les Kurdes.

Le Rojava ou, Ouest en kurde, est le nom donné aux zones de peuplement kurde en Syrie. Même s’il existe de fortes concentrations de Kurdes dans des milieux urbains comme Damas ou Alep, ils vivent surtout le long de la frontière turque au nord du pays. Ils se regroupent autour des villes d’Afrine, de Kobane, de Qamishli et descendent jusqu’à la ville d’Hassaké en Djézireh. Une fois le contrôle de ces territoires effectif, les autorités kurdes de Syrie ont mis en place une nouvelle entité administrative dénommée Rojava ou Fédération démocratique de la Syrie du Nord. Cette zone a été subdivisée en trois cantons : celui d’Afrine, de Kobane et de Cizre (Djézireh). Cette Administration autonome se veut basée sur des principes démocratiques, pluriethniques et multiculturels. Cette idée de société a été théorisée par le chef du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdulah Ocalan. Il s’est inspiré des écrits de Murray Bookchin, d’anciennes civilisations mésopotamiennes, de courants de pensée venant du communisme et de l’anarchisme ainsi que des expériences zapatistes dans le Chiapas.

 

La Syrie : une mosaïque de peuples et de cultures

Dans les territoires qu’il domine grâce aux Forces Démocratiques Syriennes (FDS), milice anti-Daesh financée par les États-Unis et formée de divers groupes de combattants venant des différentes communautés de la région, le PYD instaure son modèle de gouvernance. Salah Mohammed, avocat, Coprésident du bureau des relations du TEV-DEM (coalition de partis chargés d’organiser la vie politique, sociale et culturelle au Rojava) dans le canton de Cizre et consultant du conseil législatif racontent l’apparition de l’Administration autonome ; « Avant que la nouvelle administration ne soit instaurée, le TEV-DEM gouvernait le Rojava et organisait la société. En 2014 l’autogestion a été établie, cette administration est dirigée par une coalition de Kurdes, d’Arabes et de syriaques. Tous les partis du TEV-DEM ne suivent pas l’idée d’Ocalan, mais par contre il la voit de manière positive. Pour le moment ils acceptent les principes que nous voulons instaurer. Certains de ces partis ont une place dans l’autogestion. Dans le TEV-DEM il y a aussi des partis arabes et il y a un parti syriaque dans l’Administration autonome. Le TEV-DEM a sa représentation à l’intérieur de l’Administration et dans le conseil législatif. Nous suivons la pensée du leader Abdulah Ocalan. Maintenant nous travaillons à l’implanter dans la société, à la foi pour les Kurdes et pour les autres communautés. »

En effet, la Syrie est considérée comme une mosaïque de peuples et de cultures. Le Rojava, et particulièrement la Djézireh, illustre très bien cela. Sur ce territoire se concentre une forte population kurde, mais l’on y retrouve aussi des Arabes, Assyriens, Chaldéens, Syriaques, Turkmènes, Arméniens, Tchétchènes, Tcherkesses ainsi que différentes doctrines confessionnelles. Les Kurdes sont donc en charge d’un espace hétérogène autant sur le plan religieux que linguistique et ethnique. Cependant, une distinction doit être faite. Les territoires actuellement sous contrôle des FDS sont à diviser en deux ; les zones à majorités kurdes et celles à majorités arabes. La gouvernance n’est pas la même dans ces deux zones. Dans la première, possédant une base sociale plus importante le PYD implante son modèle de société. Il y parvient en se maintenant comme acteur hégémonique dans l’espace politique kurde. Pour cela il étouffe toute opposition. En revanche, dans les territoires Arabe, sa mise place est difficile. Le parti doit donc jouer de politiques clientélistes avec les relais traditionnels que sont les notables et les tribus. Les autres communautés sont plutôt réticentes, voire hostiles. Elles pensent qu’un projet kurde se cache derrière l’idéologie du confédéralisme démocratique. Afin de lutter contre cette vision, l’Administration autonome tente de promouvoir l’intégration des différents groupes.

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Un projet de constitution difficile à mettre en place

En janvier 2014, les autorités locales adoptent le Contrat social. Ce texte doit servir de constitution à la Fédération démocratique de la Syrie du Nord. Elles s’engagent à ce que chaque minorité soit reconnue, protégée et libre de s’organiser comme elle le souhaite dans des déclinaisons compatibles avec le projet kurde. Plusieurs articles définissent les droits des communautés. Entre autres, le numéro 4 : « reconnaissance de toutes les langues », officiellement il y en a trois au Rojava, contre une auparavant, l’arabe, le kurde et le syriaque. Et à présent chaque groupe peut ouvrir des écoles dans lesquelles ils pourront enseigner dans la langue de leur choix.  L’article 16 quant à lui exige une représentation des ethnies dans tous les niveaux de l’administration. Lors d’un entretien, Parween Youssef, coprésidente du conseil du canton de Qamishli, donne la vision des autorités sur le fonctionnement et l’organisation de l’Administration autonome. Elle explique que le « Mouvement pour une société démocratique » (TEV-DEM) a pour but de rassembler les gens. Après 2013, d’autres communautés ont aussi voulu rejoindre ce mouvement tel que les Assyriens et les Arabes. Par la suite, en 2014, les autorités ont déclaré « l’autogestion » au Rojava. Puis, en 2016 lorsque de plus en plus de territoires ont commencé à être libérés et que les frontières du Rojava ont été dépassées, il était temps de repenser le programme. C’est pourquoi le TEV-DEM a déclaré la création de « de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord [simple_tooltip content=’Entretien mai 2018.’](1)[/simple_tooltip]». Selon le discours officiel, l’Administration autonome ne croit pas au concept de minorités et de majorité. Comme indiqué dans le Contrat social, tous les peuples sont égaux. Et cela doit se traduire par une représentation politique. « Par exemple il y a des familles de Tchétchènes à Qamishli, et donc ils ont leurs sièges dans les conseils. Ils doivent élire leur délégué entre eux. Il y a des listes pour les élections, mais pour les communautés, cela se fait en interne. Pour nous l’égalité, c’est que chacun ait un représentant dans le système politique [simple_tooltip content=’Parween Yousef, co-présidente du conseil du canton de Qamishli, entretien mai 2018.’](2)[/simple_tooltip]». Il s’agit en fait d’une politique de quota basée sur l’appartenance ethnique et/ou confessionnelle. Mais les discours intégrationnistes restent peu efficaces. Le repli communautaire engendré par la guerre se ressent au sein de la vie politique. Le paysage politique dans les zones kurdes de la Djézireh est composé de partis construits sur une base communautaire. Ils défendent les intérêts d’un groupe et trouvent leur base sociale chez celui-ci. L’accentuation du communautarisme a fait apparaître une géographie particulière dans certains endroits du Rojava. La ville de Qamishli, au nord-est de la Syrie, est un très bon exemple.

 

L’exemple de la ville de Qamishli

Crédit : Pierre-Yves Baillet sources : Google map, Liveuamap, enquête de terrain en mai 2018. Ce résultat se fonde sur des entretiens de locaux et non des données chiffrées. Il s’agit d’une représentation approximative. Aucun recensement n’a été fait depuis plusieurs décennies.

La ville est coupée en deux. La plus grande partie est contrôlée par les Kurdes et la seconde par Damas. Arabes et chrétiens vivent surtout dans les zones aux mains du régime. Au début du conflit, lorsque l’armée syrienne opère son retrait stratégique, elle se replie dans des espaces où une importante partie de population lui est encore acquise. Devant cette situation l’État syrien et le PYD ont passé des accords. Les civils peuvent circuler librement d’une zone à l’autre. Le marché principal et l’aéroport de Qamishli se trouvent dans le territoire du régime, mais la gare routière est sous le contrôle des Kurdes. Le gouvernement continue de payer le salaire des fonctionnaires et des médecins qui travaillent dans les deux zones. Et l’Administration autonome essaye de maintenir les services quotidiens. Cependant, cet état de fait n’a pas mis fin à la compétition que se livrent le régime et le PYD pour l’appui des autres communautés. Cette concurrence à des effets sur les différents groupes.

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Une accentuation des tensions entre communautés

Le conflit syrien accentué les tensions entre les communautés, mais il en a fait surtout apparaître en leurs seins. Les Kurdes ne sont pas en reste. Au Rojava, ils sont surtout polarisés entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), représenté localement par le PYD, et entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Les autres groupes n’échappent pas à ce phénomène. Les populations arabes et chrétiennes sont divisées entre Bashar al-Assad, l’opposition et l’Administration autonome. Akkad Hanna, porte-parole de Sutoro (police chrétienne), nous en parle de la manière suivante : « La plupart des chrétiens sont encore liés au régime, mais il y en a certains qui ont changé d’esprit et qui se sont rapprochés des autorités du Rojava. (…) Les chrétiens sont divisés, car ils ont peur de la vengeance de l’armée syrienne. C’est pour ça qu’ils ne s’impliquent pas dans l’autogestion. Pour les autres c’est pareil. Ceux qui travaillent l’autogestion ne veulent pas de lien avec le régime, car ils ont peur que ce soit l’Administration autonome qui leur fasse du mal. Les gens sont effrayés ». Dans la Djézireh il y a deux forces en présence, le régime et les Kurdes. Par la propagande, la cooptation, et l’intimidation, chacun va essayer d’amener (où prétendre l’avoir fait) auprès de lui un maximum de représentants des différents groupes ethniques et confessionnels. Concernant les chrétiens, le régime alaouite a de solides liens avec l’Église. Et il a toujours joué dans ses discours la carte de la protection des minorités face à l’extrémisme sunnite. La stratégie des Kurdes a été à travers leur système de conseils locaux, d’essayer de trouver des interlocuteurs, des notables qui leur servent de relais. Cela a relativement bien fonctionné avec les chrétiens puisque ceux-ci créent une force militaire, le Conseil Militaire Syriaque et une force de police le Sutoro. « Au début du conflit (2011-2012), les chrétiens étaient assez peu mobilisés en tant que chrétiens. Ils manifestaient surtout dans les “Tansikiya” (comités de coordinations), avec les militants révolutionnaires syriens. L’idée de construire des milices chrétiennes provient surtout d’une stratégie du régime qui essaye de les instrumentaliser. Bachar adopte cette stratégie avec toutes les communautés. Cela a bien fonctionné avec les Druzes dans le sud du pays et les chrétiens également [simple_tooltip content=’Entretien avec Arthur Quesnay, mars 2018.’](3)[/simple_tooltip]». Les partis syriaques réfugiés à l’étranger sont un autre facteur de la communautarisation des chrétiens. Ils ont tenté de manipuler la question, mais sans vraiment avoir réussi à s’implanter face au régime et aux Kurdes.

L’Administration du Nord-est syrien se rend compte des réalités ; « Les syriaques au sein de l’autogestion ne représentent qu’un petit pourcentage de leur communauté, car jusqu’à aujourd’hui les chrétiens trouvent leurs intérêts avec le régime. Il en va de même pour les Arabes [simple_tooltip content=’Entretien avec Salah Mohammed, avocat, Co-président du bureau des relations du TEV-DEM, dans le canton de Jazire, consultant du conseil législatif.’](4)[/simple_tooltip]». Le PYD cherche des relais chez les Arabes. Ils essayent de passer par les chefs traditionnels, et parfois ils nomment de nouveaux cadres tribaux qui sont chargés ensuite d’organiser le recrutement et se portent également garants pour la population. Ils emploient la même méthode avec les autres groupes, faisant naître de nouvelles tensions. Basman Alassaf, Cheik de la tribu Tay résume la situation des Arabes ; « la majorité des Arabes dans la région soutiennent le régime dans les faits, les Arabes n’ont pas de place dans l’administration autonome. Aucun n’arabe de pouvoir effectif au sein de l’administration. Il y a participation de certains individus, mais cela reste minime. Même ceux qui y travaillent n’affectent pas les décisions prises. Dans la pratique, l’Administration autonome fonctionne contre la volonté du peuple qui reste conservateur. Le plus gros problème de cette administration c’est qu’ils n’ont pas de flexibilité et une bonne perception de la réalité. Les conseils sont une sorte de façade, mais le souci est que personne au sein de cette autorité n’a l’audace de s’opposer, de faire face aux leaders, c’est peut-être parce qu’ils ont peur. Le pouvoir, la prise de décision est dans les mains des “cadros” (cadres du PKK), ce n’est pas quelque chose de caché. [simple_tooltip content=’Entretien mai 2018.’](5)[/simple_tooltip]»

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À propos de l’auteur
Pierre-Yves Baillet

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.
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