<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> The Apprentice : Donald Trump au cinéma

9 mars 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : (Photo by KEN BLEVINS/WILMINGTON STAR-NEWS/USA TODAY NETWORK / USA TODAY NETWORK via Imagn Images/Sipa USA)/8.USATSI_25091466//2412312234

Abonnement Conflits

The Apprentice : Donald Trump au cinéma

par

The Apprentice met la vie de Donald Trump au cinéma. Et à travers lui, une certaine idée de l’Amérique

The Apprentice (2024) est un film en trompe-l’œil. Il n’y est pas tant question de politique que d’art, de Donald Trump (Sebastian Stan) que du mythe américain. Pour apprécier The Apprentice, il est utile de le situer dans la perspective de la précédente réalisation d’Ali Abbasi. Avec Les Nuits de Mashhad (2022), le réalisateur, lui-même d’origine iranienne, explorait l’exécution (bien réelle) d’un tueur de prostituées dans le régime des mollahs. La pulsion sexuelle comme dynamique du pouvoir, l’illusion de rationalité et d’équité du droit qui n’habille que des rapports de force… autant de thèmes creusés dans Les Nuits de Mashhad et poursuivis dans The Apprentice. « Ce sont les hommes qui ont fait ce pays, pas les lois », martèle Roy Cohn (Jeremy Strong), avocat et pygmalion du jeune Donald J. Trump. Finalement, Washington et son ennemi juré, Téhéran, puisent aux mêmes sources mortifères. Néanmoins, au-delà de ce constat, les deux films répondent à des dynamiques inverses. Et c’est tout l’intérêt de The Apprentice d’être passionnant non malgré, mais bien en raison de ses limites.

Une star de cinéma

Sur Trump, factuellement, le réquisitoire venimeux participe à une vaste campagne de dénigrement outrancier – et finalement inutile – du candidat républicain, menée par Hollywood. La Californie n’a pas ménagé ses efforts. Ali Abbasi met au jour les trois couches sédimentaires qui constitueraient Trump :

1/ Trump, l’enfant du maccarthysme. Roy Cohn a été l’artisan de l’exécution des époux Rosenberg en 1953.

2/ Trump, intellectuellement et économiquement construit dans le chaudron de la révolution conservatrice reaganienne. Let’s America Great Again est le slogan de campagne de Reagan en 1980 avant d’être repris légèrement fuselé par Trump en 2016 avec Make America Great Again.

3/ Trump, le ver pourri de la Big Apple. Les projets immobiliers de Trump à New York, en pleine déconfiture dans les années 1970, en font la base de son système. Trump est New York. La Trump Tower signale l’attelage dangereux, mené par le magnat de l’immobilier, du droit et de la politique. Se dessine dans l’ombre le soutien d’un procureur fédéral du district de New York qui deviendra le maire républicain de la ville et l’artisan de son redressement de 1994 à 2001 : Rudolph Giuliani[1].

L’intérêt du film réside paradoxalement dans sa vacuité documentaire. Dans Les Nuits de Mashhad, Ali Abbasi démonte le mythe de la théocratie iranienne. Sous le voile, les compromissions, les calculs triviaux et le meurtre. Le chemin est inverse dans The Apprentice : plus la caméra fouille la vie de Trump, qui devrait éclairer celle du Parti républicain et de l’Amérique, plus cette histoire se dérobe.

« Comme un motif complexe dans un tapis persan[2] »

La trame secrète du trumpisme échappe d’autant plus au regard qu’il la scrute avec application. Plus le réalisateur se focalise sur l’obscénité – les complexes physiques de Trump, ses remugles familiaux, un soupçon d’homosexualité refoulée –, plus le spectateur perd pied. Telle est la leçon du philosophe Jean Baudrillard, lorsqu’il évoque l’« extermination du réel par son double[3] ». L’Amérique ne peut s’envisager que comme un mythe, un récit qui tire sa force de son irréductibilité aux faits. Dans le monde de Trump, qui est plus que jamais celui de l’Amérique, la réalité n’a tout simplement pas d’existence. Dès que Trump quitte l’univers factice pour toucher le réel, à Aspen (Colorado), il perd son magnétisme, comme Dracula hors des Carpates, et trébuche sur une plaque de givre. Trump est une créature de studios. Maître du simulacre, il circule d’un régime de l’image à l’autre. Figure mabusienne[4], il joue son propre rôle au cinéma (Maman, j’ai encore raté l’avion, 1992, de Chris Columbus) à la télévision, dans Sex and the City. Plus il s’exhibe, plus il assume son artificialité. Il hante des personnages de fictions, tel l’investisseur Daniel Clamp, dans Gremlins 2 (1990), de Joe Dante. Puis ressurgit en catcheur exalté pour la WWE en 2007. A-t-il seulement encore un vrai visage derrière ses innombrables masques ?

The Apprentice puise dans le fonds cinématographique contemporain de l’ascension du futur président, et notamment scorsesien : les rues lépreuses de New York (Taxi Driver, 1976), l’embonpoint du héros devenu bateleur (Raging Bull, 1980), la beauté glaciale de l’épouse négligée dans son manteau de fourrure au milieu des machines à sous (Casino, 1995). Jusqu’au goût de Trump pour les actrices pulpeuses et ses angoisses hygiénistes qui l’associe un autre milliardaire hors cadre : Howard Hughes, sujet lui-même d’un film de Martin Scorsese (The Aviator, 2004). La réversibilité du réel et de son reflet instille un doute sur le statut de chaque image. Toute action de celui qui, contre l’évidence, prétend incarner le self-made man à l’américaine semble tirée d’un récit antérieur. Il a le sang de son frère sur les mains ? Il se les lave fébrilement comme Ponce Pilate, coupable lui aussi, deux mille ans plus tôt, d’avoir abandonné une autre figure de l’innocence à l’injustice des hommes. L’affiche du film ? Elle imprime le souvenir du roi Midas, conduit aux portes de la mort pour son goût immodéré de l’or. Un acteur joue Trump, qui est un acteur, incarné par d’autres acteurs, rejouant eux-mêmes des motifs inlassablement revisités… la mise en abyme autorise tous les vertiges interprétatifs au point d’égarer le spectateur dans un jeu de faux-semblants grisants.

Reflets dans un œil d’or

Plus qu’un film sur la politique et sa représentation, The Apprentice fait de Trump l’expérience terminale de la fin du politique et sa simulation, minée par la « substitution au réel des signes du réel[5] ». Toute prétention à agir sur le monde ne peut qu’être vouée à l’échec. Le film se termine sur l’évocation d’une biographie à venir : Trump. The Art of the Deal (1987), Tony Schwartz. Le réalisateur livre la clé du film. Impressionné par la rencontre (fantasmée ?) avec Andy Warhol – maître du pop art, de l’hybridité, de la prolifération des images – qui superposait la figure de l’artiste et celle de l’entrepreneur, Trump se revendique artiste. Donc prestidigitateur. « Toute œuvre d’art est un beau mensonge[6] », appuie Stendhal. Tony Schwartz l’apprend à ses dépens : la vérité est un déchet, seul le mythe retient Trump, un mythe à bâtir comme un building. Et le film se termine sur l’œil du futur président, caméra panoramique. Il n’y a de scène que perçue par un regard. Saisir la réalité en soi est un vœu pieux. Ali Abbasi confesse dans son ultime plan la vanité du biopic.

Si Trump fascine, c’est qu’il est un gigantesque patchwork d’images. Instable, donc insaisissable. Une seule loi. Plus il montre, plus c’est fake (news) : ses cheveux, son ventre aplati par la liposuccion, le sourire désespéré de sa femme et ses implants mammaires. De vrais faux seins. L’élève dépasse le maître. Roy Cohn reçoit avec gratitude de Trump des boutons de manchette en or, avant d’apprendre que les bijoux offerts par son ancien protégé sont en vulgaire étain plaqué. Plus il exhibe, moins le spectateur ou l’électeur – dans le monde de Trump, les deux sont interchangeables – comprend. Telle est l’« hyperréalité[7] » de Baudrillard. Elle simule le visible, l’amplifie pour donner l’illusion d’avoir un accès privilégié au réel. En le redoublant, elle le recouvre au point de l’effacer. L’Amérique, dont Donald Trump s’impose comme la synecdoque hypertrophiée, ne peut se penser que sous la forme du mythe. « Amérique » : le mot revient sans cesse. Mais concrètement, qu’est-ce que l’Amérique ? Les États-Unis ? Un horizon d’espoir ? Le paradis des entrepreneurs ? Une frontière en perpétuelle expansion ? La Terre promise ? Chacun découvre dans le miroir de la bannière étoilée le reflet de ses ambitions, de ses fantasmes, de ses peurs. Au risque de s’y noyer ou, pire, d’y capter le chatoiement de sa propre monstruosité.

[1] Une nouvelle figure tutélaire que Trump exploitera avant de tuer le père à nouveau pour ne pas subir la déchéance de ce soutien trop zélé, condamné pour diffamation en 2023.

[2] Henry James, Le Motif dans le tapis, 1896.

[3] Jean Baudrillard, Le Crime parfait, 1994.

[4] Fritz Lang, Docteur Mabuse. Le joueur, 1924.

[5] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981.

[6] Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.

[7] Simulacres…, op. cit.

À lire aussi :

Elbridge Colby, le vrai visage de la stratégie Trump ?

Podcast ; L’Amérique avec Trump. Jeremy Ghez

À propos de l’auteur
Louis Dubost

Louis Dubost

Normalien, diplômé de Sciences-Po, enseigne le droit et l'histoire des idées à l'Institut d'études politiques de Paris

Voir aussi

Infographie – Les terres rares, éléments stratégiques

Les terres rares sont un groupe de 17 éléments métalliques aux propriétés exceptionnelles (optiques, magnétiques, chimiques) qui les rendent indispensables dans de nombreux secteurs industriels et stratégiques. Leur importance a explosé ces dernières années en raison de la demande...

Le Liban face à la loi géopolitique du différentiel

L'histoire récente du Liban ne peut se comprendre en omettant les évolutions démographiques du pays. La répartition politique reposant sur un partage communautaire, toute évolution démographique a des conséquences politiques majeures. Article paru dans le no56 - Trump renverse la...