<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Tolède, capitale historique de la géopolitique des images 

27 septembre 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Le dépouillement du Christ © Hélène Legrand

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Tolède, capitale historique de la géopolitique des images 

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L’ouverture d’un nouveau musée dans le monde n’est plus aujourd’hui un événement remarquable. Depuis plus de deux décennies, il s’en ouvre par centaines tous les ans, révélant la nécessité de mettre en valeur civilisations, cultures, arts du monde, signe d’une volonté de réenracinement en un temps de mondialisation. 

Article paru dans le N59 Droite. La nouvelle internationale ?

À Tolède, ville qui fut impériale et multiculturelle, s’est ouvert en mai 2025 un nouveau musée consacré à la création actuelle d’art religieux. Il occupe les appartements d’Isabelle la Catholique, que seul un mur sépare de la cathédrale de Tolède, dont l’immense nef gothique abrite des siècles de chefs-d’œuvre d’art religieux. L’idée vint à Mgr Juan Miguel Ferrer, en charge du rayonnement de la cathédrale et de la création d’un musée dans ses dépendances. Ce projet de musée est né de plusieurs constats qu’il a pu faire, concernant le pouvoir des images, en vivant dans cette ancienne capitale de l’empire où le soleil ne se couche jamais. Tout ce que le passant voit en se promenant dans cette ville : architecture, décors, œuvres d’art ont essaimé dans le monde entier. Le promeneur découvre aussi que Tolède est elle-même le fruit d’arts venus d’ailleurs, de Rome, de Byzance et des envahisseurs musulmans d’Afrique du Nord. Son premier temple fut romain, sa première cathédrale, romane. Celle-ci, détruite, est devenue mosquée avant d’être démolie à son tour pour redevenir cathédrale gothique. Dans cette ville, pendant des siècles, mosquées, églises et synagogues ont cohabité et se sont mutuellement emprunté leurs styles architecturaux, que chaque religion a adaptés à son culte. 

Tolède et son magistère des images à l’ère de la première mondialisation

Tolède a été un centre de la diffusion mondiale des images. La découverte des Amériques, leur exploration et leurs conquêtes sont advenues au moment même où l’Europe a pratiqué l’imprimerie. Les images se sont alors répandues à moindre prix, par milliers, ainsi que les gravures reproduisant la peinture mais aussi les tableaux de chevalet, devenus ainsi aisément transportables, pas seulement créés pour les églises, mais prenant place dans les demeures. Les œuvres modestes ou luxueuses de la Vierge et du Christ ont dès lors intensément circulé et les caravelles les ont emportées au bout du monde. 

Un autre monument très visible de Tolède illustre cette mise en majesté de l’image au moment de cette première mondialisation : l’église des jésuites Saint-Ildefonse, construite par les initiateurs de la Réforme catholique en 1629. Elle domine le paysage de Tolède. Son clocher culmine au-dessus de celui de la cathédrale et de l’Alcazar. Les jésuites, en la bâtissant, la dotent des nouvelles armes d’évangélisation : les images. Tout passant qui entre dans une église de style jésuite voit l’illustration complète de la vie du Christ, de la Vierge, des saints et, au-dessus du maître-autel, la mise en gloire de l’Eucharistie et son mystère. Ce nouveau style combat le refus des images de la Réforme. 

Aujourd’hui, Mgr Juan Miguel Ferrer ne peut que constater que sa cathédrale, qui a accueilli tous les styles – gothique, classique, baroque – n’a que très peu d’œuvres du xxe et xxie siècles. Il est vrai que depuis plus d’un demi-siècle, l’Église catholique s’est détachée des images par un désir œcuménique de rapprochement avec les religions protestantes, juives et musulmanes qui les refusent. 

Cette lacune est d’autant plus grave que la révolution numérique a donné une très grande importance aux images. Elles circulent silencieusement, gratuitement, se partagent par affinités, passent par-dessus les langues. Elles sont dans toutes les poches et les sacs à main du monde. La fatalité de Babel n’opère plus !  

Le dépouillement du Christ © Hélène Legrand

L’insurrection numérique des images impose la réhabilitation de la peinture

La diffusion des images fut le talent de Tolède. Il est donc temps de redonner dans cette ville aura et prestige à la peinture qui exprime, au-delà des mots, les réalités de l’âme et du divin qui la transcende. Il est urgent d’ajouter à son prestigieux patrimoine le maillon manquant : la peinture d’aujourd’hui. Tel est l’objectif de ce musée. Mgr Juan Miguel Ferrer, s’il dispose de l’écrin – les murs magnifiques des appartements d’Isabelle la Catholique – n’a aucune collection à exposer. La providence y a pourvu avec la rencontre d’un lointain collectionneur du Danemark, Steen Heidmann, un homme qui a rassemblé depuis l’an 2000 un ensemble de 240 œuvres de 40 artistes vivants du monde entier sur le thème du visage du Christ. 

Les origines de cette collection méritent d’être racontées : ce Danois, d’une famille athée d’origine protestante, termine tout juste ses études d’architecte et d’historien d’art à Oxford, quand il entre dans la cathédrale catholique de Westminster à Londres pour observer son style néo-byzantin. Il assiste alors à une chose inconnue de lui, une messe au moment de l’élévation eucharistique. Il chute violemment en arrière, projeté de façon inexplicable, tel saint Paul tombé de son cheval. Sans rien savoir de cette religion, il sort de ce lieu converti et en quête du visage du Christ. Il le cherche désormais partout dans l’art et écrit un livre sur les images de l’Eucharistie et du prêtre dans l’histoire. Lorsqu’il se met en quête de peintures pour l’illustrer, il a le plus grand mal à trouver celles d’aujourd’hui et ne comprend pas pourquoi. Quelques personnes lui soufflent à l’oreille que cet art existe, mais n’est pas reconnu et il se fixe dès lors pour but de trouver les œuvres créées par ses contemporains.

Marié, père de quatre enfants, exerçant par ailleurs son métier de concepteur et curateur de grandes expositions à thème pour des musées de toute l’Europe, il commence à bâtir sa propre collection mais il lui semble rapidement absurde de ne pas la partager. C’est ainsi qu’il devint le créateur d’une nouvelle exposition, celle de sa propre collection, qu’il nomma Faces of Christ. Il en rédigea le catalogue, organisa l’itinérance en Europe et en Amérique. Elle fut découverte par le primat d’Espagne lors d’une escale de l’exposition à Madrid qui y reconnut ce qu’il cherchait pour son nouveau musée. Cette collection en deviendra le premier fonds et en constituera l’exposition inaugurale. La cathédrale de Tolède sera désormais son port d’attache, son lieu de conservation et de prêt pour de nouvelles itinérances.

L’innovation ici est l’origine privée de la collection, d’avoir retenu le choix d’un amateur non ecclésiastique, non institutionnel, non lié au mobilier liturgique. Ainsi apparaît une nouvelle facette de l’image à thème religieux relevant du sacré intime, s’adressant à l’âme contemplative. Depuis un demi-siècle, cet art fait l’objet de peu de commandes, n’intéresse ni clergé ni institutions, elles sont en dehors du monde des collectionneurs financiers.

Ce musée illustre la nécessité de l’existence d’un espace échappant à la spéculation, à l’instrumentalisation des lieux sacrés pour fabriquer les cotes financières. Un tel écrin patrimonial pourrait redevenir un foyer, un hub d’images du sacré si légères à emporter par pèlerins et voyageurs. Photographiées, ces images aimées sont partagées, disséminées numériquement d’un simple clic.  

Tolède est encore là, présente, pour cette deuxième mondialisation. 

1 Le style mozarabe et mudéjar est partout à Tolède dans les mosquées, synagogues et églises.

2 Exemple : à Notre-Dame de Paris, l’évacuation des vitraux de Violet-le-Duc (acte interdit par la charte de Venise signée par la France) pour y mettre ceux d’une artiste dont la cotation financière est l’œuvre de François Pinault (passée au-dessus du million de $ en 2025). 

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À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.

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