<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Turenne : le général magnifique. Entretien avec Arnaud Blin

12 novembre 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Turenne. Ecole de Philippe de Champaigne (c) Wikipedia

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Turenne : le général magnifique. Entretien avec Arnaud Blin

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Historien et stratégiste, Arnaud Blin a consacré plusieurs ouvrages au terrorisme, aux grands capitaines et à l’étude de la puissance. Plusieurs de ses livres ont été coécrits avec Gérard Chaliand. Il vient de publier une biographie de Turenne : Turenne. Génie militaire et mentor de Louis XIV, Tallandier, 2025.

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.

Propos recueillis par Michel Chevillé

Henri de La Tour d’Auvergne, dit Turenne, est né le 11 septembre 1611 au château de Sedan (Ardennes). Il meurt le 27 juillet 1675 près de Sasbach (principauté épiscopale de Strasbourg, Saint-Empire romain germanique).

Maréchal de France en 1643 et maréchal général des camps et armées du roi en 1660, il est l’un des meilleurs généraux de Louis XIII puis de Louis XIV. Gloire militaire du Grand Siècle avec son rival Condé, il reste un maître incontesté de l’art de la guerre. Lorsqu’il apprend la mort de Turenne à la bataille de Salzbach, Montecuccoli s’exclame : « Aujourd’hui est mort un homme qui faisait honneur à l’Homme. » Napoléon lui-même admirait son génie militaire et affirma qu’il était « le plus grand commandant de l’ère moderne ».

Vous insistez sur l’importance des Nassau dans l’ascension de Turenne. Celle-ci ne serait-elle pas complètement due à ses talents militaires ?

Les Nassau sont importants dans le cadre de sa formation initiale, puisque c’est en Hollande, auprès de ses oncles, que Turenne entre dans la carrière, au départ comme simple soldat. À cette occasion, il partage la table avec les princes d’Orange, où l’on discute stratégie et tactique. Cela étant, l’influence des Nassau est indirecte puisque c’est auprès d’un élève de l’école néerlandaise, Bernard de Saxe-Weimar, qui combat au service de la France, que Turenne apprend véritablement le métier. Mais c’est vrai aussi que les Nassau eux-mêmes ne facilitent pas l’ascension de Turenne, bien au contraire, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il entre au service de la France et quitte les Provinces-Unies. Et à partir de là, c’est effectivement son talent qui fait le reste, à une période où deux autres jeunes généraux très doués eux aussi, le duc d’Enghien, qui deviendra le Grand Condé, et le comte de Guébriant s’illustrent comme lui sur les champs de bataille de la guerre de Trente Ans, créant ainsi une dynamique positive qui profite aux trois hommes.

Vous décrivez un guerrier courageux, mais laborieux, avec de la morale et du tempérament, mais pas de génie. La légende de Turenne est-elle une construction napoléonienne, voire républicaine ?

Ce que je décris là est plus l’image qu’on a de lui à cette époque, image renforcée après sa mort par l’éloge qu’avait faite Charles de Saint-Évremond de lui et de Condé où il mettait en relief le contraste entre les deux hommes. En fait, Turenne avait autant de génie que Condé sur le terrain, mais là où Condé était un personnage flamboyant, Turenne était plus austère et plus réservé, ce qui contribua à cette réputation d’homme besogneux plutôt que brillant. Le génie de Turenne, en fait, s’exprime plutôt sur l’échelle d’une campagne que d’une bataille. Sa marque de fabrique, c’est cette capacité à affaiblir l’adversaire, à le déséquilibrer avant l’affrontement et la bataille décisive. Et c’est cette qualité qui avait séduit Napoléon, qui considérait Turenne comme le plus grand général de l’histoire, après lui évidemment.

La guerre se joue parfois sur les coups de génie au plus fort de la mêlée, mais plus souvent, ce sont les erreurs qui dictent l’issue d’une campagne ou d’une bataille. Or, Turenne savait éviter les erreurs et les mauvaises décisions mieux que personne et je pense que Napoléon, qui lui-même avait commis de grosses bévues, avait très bien perçu cette qualité chez Turenne lorsqu’il avait étudié de près ses campagnes durant son exil à Sainte-Hélène. D’ailleurs, la légende de Turenne ne date pas de Napoléon et les grands généraux du xviiie siècle, comme Marlborough, Eugène de Savoie et Frédéric, s’étaient déjà fortement inspirés de ses exploits et de son style de guerre. Quant à la récupération républicaine, elle s’inscrit plutôt dans la création du mythe national et la mise en avant des grandes figures de l’histoire de France, notamment celles qui s’étaient illustrées dans le métier des armes.

(C) Revue Conflits

Richelieu et Mazarin utilisent Turenne pour leur projet européen d’État-nation dans laquelle la France joue le rôle principal. En quoi la religion réformée de Turenne est-elle un avantage et un frein pour Louis XIII et Richelieu ?

Le premier avantage, c’est que Turenne, formé donc à l’école protestante avec les Nassau, Saxe-Weimar, le maréchal de La Force et d’autres, apporte à la France tout ce savoir qui transforme la guerre durant la première moitié du xviie siècle, ce qu’on a désigné plus tard comme la révolution militaire néerlandaise. Ensuite, Turenne, qui va donc combattre pour un pays catholique mais avec des alliés protestants comme la Suède, est idéalement placé pour coordonner ses actions avec celle des généraux étrangers, avec qui il s’entend toujours très bien. Après, d’un point de vue personnel, son statut minoritaire au sein de l’appareil d’État français complique un peu sa vie, surtout au niveau de ses ambitions politiques, et on voit qu’il en souffre. Mais, in fine, je ne crois pas que cela ait eu des conséquences considérables sur sa carrière. Surtout lorsque Louis XIV arrive au pouvoir. Les deux hommes entretenant une relation extrêmement proche, cela débouche en 1668 sur la conversion de Turenne et son entrée dans l’Église catholique, après des années de questionnements intérieurs.

Dans le contexte des guerres de religion, la tolérance française de Louis XIII contraste avec la rigueur du protestantisme suédois ou danois et l’intransigeance des Habsbourg. Ce combat fratricide entre royaumes catholiques et la victoire française est-il à l’origine de la laïcisation de la diplomatie européenne ?

Tout à fait. Lorsqu’il arrive au pouvoir, Louis XIII balaye le clan des ultra-catholiques proches de l’Espagne. Après, l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans, indirectement en 1631, puis directement en 1635, a pour effet de bousculer complétement l’ordre géostratégique de l’Europe, qui voyait jusqu’alors s’affronter les puissances protestantes du nord et la maison d’Autriche, qui s’autoproclamait la championne de la cause catholique. Or la France, dirigée, on le rappelle, par deux cardinaux, Richelieu et puis Mazarin, renversait la dynamique du conflit qui désormais opposait les nations montantes, France, Provinces-Unies, Suède, à l’hégémonie impérialiste des Habsbourg autrichiens et espagnols. Cette transformation fondamentale, couplée à la volonté générale d’en finir avec ces guerres de religion qui avaient dévasté le continent, débouche sur les fameux accords de Westphalie de 1648 qui posent les bases de l’ordre européen qui, peu ou prou, va se perpétuer jusqu’au xxe siècle avec le système de l’équilibre des puissances, la primauté de la souveraineté nationale, le développement du droit international et, évidemment, la laïcisation de la diplomatie européenne et puis mondiale.

“Turenne a porté l’épée des gloires de la France”

Turenne excelle dans l’art de combiner infanterie et cavalerie grâce à sa double culture, mais aussi l’artillerie et le génie. Fait-il du combat interarmes avant l’heure ?

Si on veut, oui, et il n’est pas le premier d’ailleurs. Mais disons déjà que l’avènement de l’artillerie n’intervient que plus tard, au xviiie siècle avec Frédéric de Prusse et surtout Napoléon. Malgré tout, et c’est une des caractéristiques de la révolution militaire initiée par les Nassau, l’exploitation des armes à feu est un des grands apports de l’art de la guerre des protestants et Turenne en a très bien assimilé les avantages, même si c’est surtout dans le domaine des armes légères, comme le mousquet, que se manifestent ces changements. Après, Turenne, qui débute comme fantassin avant de passer à la cavalerie, sans parler de son expérience des sièges et de son intérêt quasi obsessionnel pour la logistique et le renseignement, maîtrise tous les paramètres de l’appareil militaire, ce qui fait qu’il est en mesure de bien coordonner tous ces éléments sur le théâtre de guerre, d’où son goût et son talent pour le mouvement et la manœuvre, où il excelle, et plus généralement pour ce style de la guerre indirecte vantée par Napoléon puis par B. H. Liddell Hart, et dont il est devenu en quelque sorte l’incarnation.

Turenne souffre parfois de sa comparaison avec le Grand Condé, plus brillant, et prince du sang. En quoi cette comparaison est-elle intéressante dans le développement de l’armée française du xviie siècle ?

J’ai déjà évoqué cette comparaison, qui me semble artificielle et fausse pour tout dire, et qui tient surtout à mon avis au contraste de leurs tempéraments hors du champ de bataille. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que les hommes s’entendaient très bien et qu’ils sont restés amis jusqu’au bout, y compris après leurs affrontements militaires durant la Fronde et la guerre entre la France et l’Espagne. Je crois aussi qu’en France, on aime bien cette opposition entre les individus soi-disant brillants et ceux, plus laborieux, qui doivent travailler d’arrache-pied pour atteindre, péniblement, leur niveau, quand ils l’atteignent. On retrouve cette opposition, par exemple, avec Sartre et Aron. Dans les pays anglo-saxons, je constate que c’est plutôt le contraire.

Dans le cas de Condé et Turenne, l’avantage est qu’ils se sont affrontés directement sur le terrain et là, c’est Turenne qui s’est montré le meilleur, notamment à la fameuse bataille des Dunes en 1658. L’attrait de Condé par rapport à Turenne, c’est qu’il s’illustre dans d’autres domaines que la guerre alors que Turenne est avant tout un soldat qui n’est ni éloquent ni doué pour l’écriture et qui ne brille pas dans les salons. C’est l’une des raisons pour lesquelles Condé fascine encore aujourd’hui et qu’on lui consacre une multitude de biographies, alors que Turenne a surtout captivé les gens férus de stratégie et d’histoire militaire, domaine dans lequel, à mon sens, il est plus intéressant que Condé, surtout à l’heure des conflits asymétriques. J’ajouterai que la dimension intellectuelle et spirituelle de Turenne est très intéressante aussi, bien que méconnue, notamment son cheminement religieux. Mais pour revenir à votre question, outre qu’ils permettent à la France de sortir de la guerre de Trente Ans comme la première puissance européenne, exploit considérable si l’on voit où en était le pays quelques décennies plus tôt, Turenne et Condé impriment une nouvelle orientation à la grande stratégie de la France durant les premières décennies du règne de Louis XIV et ils contribuent au développement du formidable appareil militaire dont se dote le Roi-Soleil, et à l’économie de guerre qui engendre la modernisation de l’appareil d’État de la France.

À propos de l’auteur
Arnaud Blin

Arnaud Blin

Historien et politologue franco-américain. Il est l'auteur d’une douzaine d’ouvrages d’histoire et de géostratégie.

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