La chute d’Assad rebat les cartes au Moyen-Orient. La Turquie en profite pour imposer ses vues et devenir l’acteur clef de la région.
Avec Donald Trump, le multilatéralisme sera considérablement affaibli au profit d’une dynamique transactionnelle axée sur les relations bilatérales, où tout ou presque peut être négocié dans la recherche d’un deal acceptable pour les deux parties. Alors que la Russie ramène progressivement sa périphérie sous son giron, la Turquie fait face à un choix crucial. Et si l’Arménie se saisissait d’une fenêtre de tir qui lui soit donnée ?
Article paru dans le N56. Géopolitique des montagnes.
L’annonce fin novembre, faite par la Grèce, de livrer deux batteries russes de défense aérienne S300, naguère acquises par Chypre, a défrayé la chronique. Alliée de la République hellénique, la France a depuis deux ans amorcé une coopération militaire pour aider l’Arménie à assurer l’intégrité de son territoire face au bellicisme de l’Azerbaïdjan. Ajoutons, enfin, le rôle de l’Inde dont l’Arménie est devenue en un laps de temps assez court le principal client de son industrie d’armement.
Une Russie renforcée dans son étranger proche
Il s’agit là de signes encourageants qui marquent une rupture avec l’isolement d’Erevan depuis son lâchage par la Russie, confirmé en septembre 2022 lorsque l’OTSC n’était pas intervenue pour défendre l’attaque de l’Azerbaïdjan. Les armes livrées par la France suffiront-elles à renforcer la sécurité de l’Arménie ? Rien n’est moins sûr. Surtout si l’on tient compte du contexte de vide sécuritaire suscité par la guerre d’Ukraine, une guerre qui à l’évidence nous a fait basculer dans une nouvelle réalité que les dirigeants arméniens n’avaient guère eu l’intelligence d’anticiper, en dotant l’armée arménienne d’une doctrine adaptée aux enjeux. Un monde enfin où malgré tous ses sacrifices, le budget de la défense de l’Arménie ne pourra guère égaliser celui de l’Azerbaïdjan.
L’hypothèse d’une victoire militaire russe sur le front ukrainien est de moins en moins taboue, y compris parmi les médias les plus atlantistes. La Géorgie, naguère championne de l’adhésion à l’UE et à l’OTAN, a décidé de retourner au bercail sous la coupe du grand frère russe. Autrement dit, cela signifie que l’Arménie fait face à un dilemme double : un grave problème de sécurité, car l’alliance russe a montré ses limites et un soutien limité de l’Occident qui n’apporte aucune garantie de dissuasion crédible. Ajoutons à cela un problème de souveraineté. Sans armée ni diplomatie digne de ce nom, pas question de parler d’autonomie stratégique.
Quid du rôle de la Turquie ?
Les deux pôles de déstabilisation que sont l’Ukraine et le Moyen-Orient (sans parler de la mer de Chine) entraînent l’effondrement de toute architecture de sécurité. Pays pivot, enfant terrible de l’OTAN et aspirant à intégrer les BRICS, la Turquie craint une Russie renforcée de ses succès en Ukraine et dans le reste de son étranger proche qui menace ses intérêts vitaux.
Aussi on ne s’étonnera pas de la participation discrète d’Ankara à l’offensive djihadiste de la branche syrienne d’al-Qaïda contre Alep en Syrie fin novembre 2024 dans un contexte où Ankara a échoué à normaliser ses relations avec Damas sous ses conditions et que les forces pro-iraniennes sur le terrain sont considérablement affaiblies par Israël.
La Turquie, qui dispose d’une imposante culture étatique, n’a pas la mémoire courte et se souvient des guerres désastreuses du xixe siècle avec la Russie. L’histoire récente nous a montré qu’une Turquie engagée dans une coopération compétitive avec la Russie jouait contre les intérêts occidentaux.
La France est en froid avec la Turquie sur de nombreux dossiers (Libye, Liban, Arménie, migrants…) ; verrait-elle un intérêt à se rapprocher de cette puissance régionale pour contrer Moscou ? Que pourrait-on négocier avec la Turquie ? Une libéralisation du régime des visas ? Une union douanière modernisée pour remettre l’économie turque à flot ? En échange, la Turquie accepterait de jouer son rôle de gendarme de l’OTAN sur son flanc oriental. Reste à savoir quelles seront les garanties accordées par Ankara.
Or, la période trouble que nous vivons est celle d’une accélération de l’histoire où les mutations géopolitiques traduisent l’absence de systèmes d’alliances, mais des partenariats extrêmement souples. La Turquie a pris conscience qu’elle a deux options face à elle : contribuer au chaos en rallumant des feux de déstabilisation dans son environnement proche sans percevoir forcément des dividendes. Ou bien opter pour une démarche constructiviste avec quelques grandes capitales européennes, qui en échange lui confierait les clés de la stabilité du Caucase du Sud.
La Turquie a-t-elle un intérêt avec un Azerbaïdjan en passe d’assumer le leadership du monde turcique avec la bienveillance de la Russie ? La Turquie craint un encerclement : au nord et au nord-est, la mer Noire est devenue un lac russe, au sud, les Russes demeurent présents en Syrie. Et rien n’empêchera Moscou de raviver l’épineuse question des détroits ou encore de remettre en question le traité de Kars de 1921 délimitant la frontière entre les deux pays.
Ayant activement pris part à la guerre d’anéantissement du Haut Karabagh en 2020, la Turquie n’a pas engrangé les bénéfices escomptés de son investissement militaire, la Russie ayant raflé la mise. Un mécontentement qui nous invite à réfléchir sur la nature profondément opportuniste et transactionnelle du régime d’Erdogan, lequel emploie sans scrupules plusieurs leviers quand il s’agit de changer un rapport de force défavorable. Au début des années 2000, Ankara a eu recours au levier européen pour neutraliser l’establishment militaro-kémaliste, puis le levier panislamiste à l’heure des Printemps arabes, ensuite le levier panturquiste pour faire plier les Arméniens et les Kurdes.
Aujourd’hui, la Turquie cherche à normaliser avec la Syrie sur le dos des Kurdes et des minorités chrétiennes. La vaste offensive djihadiste qu’elle soutient à Alep et ses environs s’inscrit dans cette stratégie visant à la fois à affaiblir le pouvoir syrien, mais aussi à délégitimer la présence russe et iranienne dans la région. La Turquie n’a toujours pas renoncé à annexer des territoires au nord de la Syrie en s’emparant d’Alep pour en faire une copie de Chypre Nord, ni n’a renoncé à asseoir sa présence à Mossoul dans le nord de l’Irak, une ville qui fut cédée par la Turquie kémaliste à la Grande-Bretagne impérialiste.
Il y a un siècle, le 19 mai 1924, la conférence d’Istanbul se tint entre la Turquie et la Grande-Bretagne. La partie turque affirma que Mossoul avait toujours été un territoire ottoman, que cette situation n’avait pas changé à la fin de la Première Guerre mondiale et que, puisque les deux tiers de la population de la province étaient des Turcs et des Kurdes musulmans, Mossoul devait être située à l’intérieur des frontières de la Turquie pour des raisons historiques, militaires et ethniques. La conférence d’Istanbul fut dissoute après que la partie britannique eut catégoriquement rejeté la demande de la Turquie. Le différend fut porté devant la Société des Nations, où la partie turque réitéra ses arguments et exigea un référendum général. La Grande-Bretagne rejeta également cette demande, affirmant que les habitants de la région manquaient de conscience nationale. Le Conseil de la Société des Nations nomma une commission d’enquête qui avait recommandé que l’Irak conserve Mossoul. La Turquie accepta à contrecœur cette décision en signant le traité frontalier de 1926 avec le gouvernement irakien. De son côté, l’Irak consentait à donner à la Turquie une redevance de 10 % sur les gisements pétroliers de Mossoul pour une période de vingt-cinq ans.
Aujourd’hui, la question qu’il faut se poser est en quoi une Turquie apaisée et en bons termes avec l’UE pourrait être profitable aux acteurs les plus vulnérables ? Autrement dit, comment passer d’un statut de puissance destructrice à celui de puissance régulatrice ?
De son côté, l’Arménie a une fenêtre de tir, certes étroite, mais réelle. Elle devrait pour cela s’inspirer de ce que l’Azerbaïdjan a réussi à opérer, à savoir un multi-alignement, gage d’autonomie stratégique. Ravaler sa fierté, se rapprocher de la Russie, de la Turquie, maintenir de bonnes relations avec l’Occident.
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