La Chine a annoncé que le projet de barrage de Metog (ou Motuo), situé au Tibet en amont du Brahmapoutre, a débuté le 19 juillet. Cette mégastructure doit produire 300 TWh d’électricité par an, soit le triple de celui des Trois-Gorges
Cela a suscité immédiatement des réactions des pays en aval, dont l’Inde.
L’eau, enjeu stratégique en Asie du Sud : la dépendance hydrographique commune
Les neiges éternelles de l’Himalaya fondent lentement sous les premiers rayons du soleil. À plus de 4 000 mètres d’altitude, un mince filet d’eau serpente entre les roches. Il n’a pas encore de nom. Il n’est encore qu’un murmure glacé dans l’immensité blanche. Pourtant, cette goutte, semblable à des milliards d’autres, entame un long voyage qui la mènera à travers des pays, des peuples, des conflits. Dès la source, l’eau est politique. L’endroit où elle jaillit n’est pas neutre. En contrôlant la région du Tibet, la Chine contrôle les robinets de toute une région. Et elle le sait.
La géopolitique de l’eau entre la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh se construit autour d’un fait fondamental : la dépendance hydrographique commune aux fleuves transfrontaliers himalayens. La Chine, en amont, contrôle les sources de plusieurs grands fleuves asiatiques. Elle se trouve ainsi dans une position hydrologique dominante, une forme d’ »avantage géographique asymétrique ». L’Inde, située au milieu, est à la fois dépendante des flux provenant de Chine pour certains de ses fleuves (Brahmapoutre, Sutlej) et détentrice d’un pouvoir en amont sur l’Indus vis-à-vis du Pakistan, qui est en position d’aval.
Le barrage de Metog (ou Motuo) : un projet titanesque au cœur de l’Himalaya
La Chine a annoncé lundi 21 juillet avoir commencé ce projet, avec un investissement de 143 milliards d’euros à la clé. Cette mégastructure, située au Tibet, doit produire 300 TWh d’électricité par an, soit le triple de celui des Trois-Gorges. Il devrait être mis en service à la fin des années 2030[1].
Le projet du barrage de Metog, également connu sous le nom de barrage de Motuo, est l’un des plus ambitieux et controversés de la Chine contemporaine. Situé dans la région autonome du Tibet, plus précisément dans le district de Medog, ce projet vise à ériger un gigantesque barrage hydroélectrique sur le fleuve Yarlung Tsangpo, connu en aval sous le nom de Brahmapoutre lorsqu’il entre en Inde et au Bangladesh. Ce fleuve prend sa source près du mont Kailash au Tibet et trace une boucle spectaculaire autour de la chaîne de l’Himalaya, formant le grand canyon du Yarlung Tsangpo, considéré comme le plus profond du monde. C’est dans cette zone géologiquement complexe et écologiquement sensible que la Chine envisage de construire cette infrastructure monumentale.
Un potentiel énergétique colossal
La Chine est aujourd’hui encore dépendante à 60 % du charbon. Et ce, malgré le fait qu’elle soit le premier producteur d’énergies renouvelables dans le monde (solaire et éolien), avec une capacité de 1 400 gigawatts environ[2]. La Chine s’est fixé pour objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. Pour accélérer sa transition énergétique, elle doit intensifier le recours à l’électricité d’origine hydraulique.
La Chine développe depuis deux décennies une stratégie de sécurisation hydrique à travers des projets de barrages massifs, en particulier dans le Tibet. Le projet de méga-barrage à Metog (le barrage de Motuo) est révélateur de cette stratégie.
L’objectif principal du barrage est de capter l’immense potentiel hydroélectrique du fleuve à l’endroit où il chute brutalement d’environ 3 000 mètres d’altitude, offrant un dénivelé idéal pour la production d’énergie. Selon les premières estimations, ce barrage pourrait atteindre une capacité installée de plus de 60 000 mégawatts (MW), dépassant ainsi largement celle du barrage des Trois-Gorges (22 500 MW), actuellement le plus grand du monde. Si réalisé, le barrage de Metog deviendrait la plus grande centrale hydroélectrique de la planète.
Un tel projet s’inscrit dans les ambitions de la Chine de décarboner son économie, de réduire sa dépendance au charbon, et d’exporter une partie de son excédent énergétique vers le sud de l’Asie. Il s’intègre aussi à l’initiative chinoise “Global Energy Interconnection”[3], visant à interconnecter les réseaux électriques régionaux à travers l’Asie.
Enjeux géopolitiques
Le barrage de Metog suscite de vives inquiétudes au niveau international, notamment en Inde et au Bangladesh, pays situés en aval du fleuve. Pour l’Inde, toute modification majeure du débit du Brahmapoutre par la Chine représente une menace stratégique, tant pour l’approvisionnement en eau que pour la sécurité nationale. La vallée du Brahmapoutre dans l’État indien de l’Arunachal Pradesh — que la Chine considère comme faisant partie du “Sud-Tibet” — est déjà une zone de tension militaire entre les deux puissances. La construction d’un méga-barrage pourrait exacerber les tensions sino-indiennes. Par ailleurs, le Bangladesh, qui dépend aussi du débit du Brahmapoutre pour son agriculture et son eau potable, craint une réduction significative des apports hydriques, aggravant les risques de sécheresse, de salinisation des sols, et de déséquilibres écologiques.
L’Inde craint une stratégie de contrôle du débit du fleuve, voire d’un potentiel « chantage à l’eau ». En cas de conflit armé, la Chine pourrait utiliser le contrôle de l’eau comme outil coercitif non conventionnel, en réduisant artificiellement les débits ou en provoquant des crues contrôlées. Mais cette crainte est sans fondement étant donné que ce nouveau barrage n’est pas un barrage de retenue (c’est-à-dire qu’il ne stocke pas massivement l’eau) comme dans le cas des Trois Gorges, mais un barrage au fil de l’eau. Son impact sur le débit et sur l’utilisation de l’eau par les pays situés en aval, notamment l’Inde et le Bangladesh, serait donc limité[4].
Par ailleurs, l’Inde envisagerait elle-même la construction d’un barrage similaire sur Brahmapoutre[5].
Risques environnementaux et défis techniques
La région de Metog est connue pour sa richesse écologique exceptionnelle, abritant une biodiversité rare et encore largement inexplorée. La construction d’un barrage de cette ampleur dans une zone aussi fragile soulève de nombreuses critiques de la part des environnementalistes. L’altitude élevée, les risques sismiques, les glissements de terrain, ainsi que les précipitations abondantes rendent le chantier extrêmement complexe, coûteux et dangereux.
En même temps, la solution de creuser un tunnel, au lieu de construire le barrage à ciel ouvert, éviterait beaucoup de complications géologiques et environnementales, par exemple, l’importante modification du cours du fleuve qui entraînerait inévitablement des conséquences irréversibles sur les écosystèmes, tant en amont qu’en aval.
Le projet risque de déplacer, dans une certaine mesure, des populations locales dont les impacts multiples sont à gérer soigneusement et pour le long terme.
Le barrage de Metog représente l’un des projets hydroélectriques les plus ambitieux jamais conçus. À la croisée de l’ingénierie extrême, de la géopolitique régionale et des enjeux environnementaux mondiaux, il incarne à la fois les promesses et les périls du développement énergétique au XXIe siècle. S’il venait à être construit, ses impacts seraient immenses, durables et largement transfrontaliers, faisant de ce projet bien plus qu’un simple ouvrage d’infrastructure : un tournant stratégique pour l’Asie du Sud et de l’Est.
Climat, démographie et insécurité hydrique croissante
Au-delà des enjeux strictement géopolitiques, les facteurs climatiques et démographiques aggravent les tensions. Le réchauffement climatique entraîne une fonte accélérée des glaciers de l’Himalaya, ce qui affecte la régularité et la prévisibilité des débits fluviaux. Des épisodes extrêmes — sécheresses, inondations — deviennent plus fréquents.
La croissance démographique et l’urbanisation rapide, notamment en Inde et au Pakistan, intensifient la demande en eau. Les systèmes d’irrigation restent inefficaces, les nappes phréatiques s’épuisent et la pollution réduit la qualité des ressources existantes.
Ces pressions internes rendent les États plus enclins à se servir de l’eau comme d’un levier géopolitique pour compenser des faiblesses structurelles. Cela renforce les narratifs nationalistes, en particulier en période électorale ou de crise, et réduit les marges pour une gestion collaborative.
L’absence de mécanismes régionaux solides de gouvernance des ressources hydriques dans l’Himalaya aggrave la situation. Contrairement à d’autres bassins (comme le Nil ou le Mékong), aucun organisme commun n’assure jusque maintenant une coordination efficace, même technique.
Vers un risque de conflit ou une opportunité de coopération ?
La question centrale demeure : l’eau sera-t-elle un détonateur de conflit armé, ou au contraire, un moteur de coopération régionale ? Si l’hostilité reste une possibilité dans un climat géopolitique tendu, des alternatives existent.
Premièrement, le renforcement de la diplomatie de l’eau est nécessaire. Cela suppose le partage de données en temps réel, la création de plateformes de dialogue bilatéral ou trilatéral, et l’inclusion de la société civile et des scientifiques dans les processus de décision.
Deuxièmement, il est impératif d’intégrer la sécurité hydrique dans les discussions plus larges sur la sécurité régionale. L’Asie du Sud est déjà une zone à haut risque climatique. Un effondrement hydrique pourrait alimenter des mouvements migratoires, des crises agricoles, voire des conflits armés internes. La coopération devient donc une question de survie collective.
Enfin, la communauté internationale, via les BRICS, le SCO, la Banque mondiale, l’ONU ou des organisations régionales, peut jouer un rôle de médiateur et d’incitateur à la négociation. L’exemple du traité de l’Indus montre qu’un accord solide, même entre ennemis historiques, est possible.
En conclusion, l’eau est à la fois ressource vitale, objet de pouvoir, et symbole de souveraineté. Sa gestion entre la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh est un test grandeur nature de la capacité des États à dépasser les logiques de confrontation pour adopter une approche fondée sur l’interdépendance, la transparence et la durabilité. Le choix reste ouvert, mais le temps presse.
[1] Mia Goasguen—Rodeno, Energie : Au Tibet, la construction du plus grand barrage hydroélectrique au monde a démarré, L’UsineNouvelle, 21 juillet 2025 \ 14h00
[2] Chine : quatre choses à savoir sur le futur plus grand barrage de l’histoire, Mathieu Viviani, La Tribune, le 12/02/25.
[3] Cf. The Global Energy Interconnection Development and Cooperation Organization (GEIDCO) (https://www.weforum.org/organizations/global-energy-interconnection-development-and-cooperation-organization-geidco/).
[4] 西藏林芝展开世界最大最贵水坝工程 料不会冲击中印关系缓解势头, 王纬温 发布/2025年7月20日Lianhe ZaoBao
[5] Lina Sankari, Le partage de l’eau, source de frictions entre l’Inde et la Chine, l’Humanité, le 27 février 2021.