Un regard sur le Levant. Entretien avec Michel Santi

25 juillet 2025

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Un regard sur le Levant. Entretien avec Michel Santi

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Dans une enfance levantine, Michel Santi a connu le Liban, l’Arabie saoudite, la guerre civile et les soubresauts de l’Iran. Dans une autobiographie qui est une tranche d’histoire, il raconte cette jeunesse qui se confond avec les drames du Levant.

Né en 1963 à Beyrouth, Michel Santi est un financier franco-suisse. Il a conseillé de nombreuses entreprises et institutions financières à travers le monde.

Michel Santi, Une jeunesse levantine, 2025

Pourquoi avoir choisi de témoigner de votre adolescence à travers ce récit autobiographique ?

Je pense qu’il était temps. Cette autobiographie – mon histoire en fait – est intimement liée au Proche-Orient. Ce qui s’y déroule depuis quelques mois avec une acuité singulière, et une atrocité inhabituelle, même pour une région aussi burinée, m’a littéralement poussé, exhorté, à prendre la plume pour apporter mon témoignage. Si j’ose m’exprimer ainsi, je suis l’exemple vivant de ses contradictions, de son inextricable et souvent lassante complexité. Les premiers qui doivent d’urgence s’en rendre compte sont ses habitants, tous confondus, car il s’agit d’un même peuple, comme je le dis dans mon livre, ayant bien plus d’objectifs et de points communs qu’eux-mêmes le soupçonnent. Un garçon comme moi qui est passé d’un pèlerinage à La Mecque à faire partie d’une milice radicale chrétienne libanaise, à être proche de Khomeiny avant de tomber amoureux d’un soldat de l’armée israélienne et de fuir avec lui vers Jérusalem, a toute légitimité pour appeler tous ces belligérants à relativiser.

Votre livre s’ouvre au moment où l’insouciance bascule dans la guerre. Comment cet arrachement précoce à l’enfance a-t-il forgé votre vision du monde ?

Je pense que le récit le montre, ce livre que j’ai eu (je dois l’avouer) un immense plaisir à écrire. Ma vision du monde, pour répondre à votre question, reste l’insouciance. Tout ce que j’ai vu, vécu, traversé, tous les personnages – dont des criminels reconnus comme tels au niveau de l’Humanité – que j’ai croisés, voire fréquentés, cette période fastueuse de ma jeunesse m’a permis de ne pas trop prendre au sérieux les hommes ni ce dont ils peuvent se rendre capables, et coupables.

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Vous évoquez un Liban multiconfessionnel, où la vie semble douce et raffinée, qui bascule dans l’horreur. Pourquoi, selon vous, la haine a-t-elle pris le dessus sur cette cohabitation ?

Pas une question de religion, à mon avis. Des ego surdimensionnés de la part des clans rivaux, souvent intercommunautaires, des appétits de pouvoir sans aucun scrupule, une déficience absolue d’amour patriotique, une soif d’argent criminelle, une vision court-termiste caractérisant toujours hélas les Libanais de tous bords. « Le Liban est une escroquerie », comme je l’écris dans Une jeunesse levantine, et j’en suis une de ses victimes.

La mémoire de Sabra et Shatila vous hante, comme les différentes exactions dont vous avez pu être témoin. Pensez-vous que le Liban en porte encore aujourd’hui la culpabilité collective ou la négation ? Lequel vaudrait-il mieux pour aller de l’avant ?

Je réponds à cette question qui, pour moi, est le complément de celle qui précède. Je ne suis absolument pas persuadé que les Libanais veuillent aller de l’avant. Je crains bien que la négation soit de mise chez toutes parties en présence, hier comme aujourd’hui. Négation de terres qui reviendraient aux Palestiniens. Reniement du droit des juifs d’avoir et de défendre leur État. Opportunisme de nombre de nations arabes seules guidées par leurs égoïsmes et par leurs business. Nombrilisme des Libanais convaincus que tout leur est dû et que leurs déboires sont causés par l’« étranger ». Nous nous entendrions bien mieux, tous, si l’on se donnait la peine de revenir aux fondamentaux de nos religions respectives. En attendant, Sabra, Chatila, le 7-Octobre, Gaza…mon souffle est coupé, et j’ai besoin d’écrire.

Vous décrivez un Khomeiny à l’époque bien loin de l’image occidentale : un sage charismatique, presque paternel. Comment conciliez-vous cette figure intime avec le dirigeant totalitaire qu’il est devenu ?

Il m’a effectivement pris sous son aile, m’a dévoilé de lui une facette privée foncièrement incompatible avec le personnage impitoyable qu’il est progressivement devenu dès le 1er février 1979, date marquant à la fois son retour d’exil et le démarrage de sa Révolution islamique. Je veux croire qu’il a dû changer dès qu’il a dû faire face au concret ? L’autre explication, plus probable, est que même les tyrans ont des côtés humains, chaleureux, protecteurs qu’ils réservent à une infime portion de leurs proches. Quoi qu’il en soit, il m’a confié ses projets pour son pays, sa vision d’un Islam chiite, sa volonté d’exporter l’Islam, sa haine de l’universalisme. J’ai côtoyé quelques-uns des membres de son premier cercle, dont certains furent fusillés ou bannis sur ses instructions. Assurément, une des rencontres les plus vives de mon existence.

Bien que vous ayez croisé la route de figures du terrorisme, certaines proches de vous, votre témoignage littéraire semble refuser toute simplification manichéenne. Est-ce une manière de résister à la brutalité de l’idéologie ?

J’ai fait carrière dans la finance, ai géré pendant des décennies des grands fonds spéculatifs, et cela est à des années-lumière de l’idéologie. Bien sûr, j’ai fait face à une autre brutalité – celle des marchés financiers – dont on ne sort indemne qu’à force de pragmatisme. De votre question, je me permets de surtout retenir le terme de « littéraire », car par lui que je souhaiterais que mon livre soit identifié, s’il ne fallait conserver qu’un qualificatif. J’ai écrit ce livre plus de quarante ans après la survenance de ces faits et j’ai donc dû faire appel – d’abord et en premier lieu – à mon goût d’écrire le français. Bien qu’ancien trader et qu’actuel économiste, ma langue m’a permis par de surmonter, de contourner, voire de survoler le terrorisme, la mort, l’agression, la simplification.

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Votre jeunesse a été traversée par les grandes fractures de la région. Comment percevez-vous les récents bouleversements au Moyen-Orient ? Pensez-vous que nous assistons à la fin d’un cycle historique entamé en 1979 ?

Plus largement, nous assistons – selon moi – à la fin d’un cycle historique entamé il y a un siècle, marqué par l’hégémonie absolue et sans partage des États-Unis d’Amérique. Ironie suprême : leur Président actuel – qui s’attache méthodiquement à détruire le multilatéralisme – affaiblit tant son pays que la conséquence directe sera l’avènement d’un monde multipolaire et dangereusement fragmenté.

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