<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Une révolution militaire chez Sa gracieuse Majesté

15 janvier 2022

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Une révolution militaire chez Sa gracieuse Majesté

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La multipolarisation du monde et le choc renouvelé entre les puissances ont révélé l’obsolescence des stratégies classiques. Tirant parti des remises en causes induites par le Brexit, le Royaume-Uni a été le premier à oser une rupture conceptuelle radicale. Prenant acte des défis posés par « la compétition systémique[1] » contemporaine, il affiche des ambitions globales qui rompent avec plusieurs décennies d’effacement politique relatif. La Grande-Bretagne revient dans l’arène mondiale avec une vision, des structures et des méthodes nouvelles, notamment portées par ses forces armées.

 

La doctrine de la fusion, présentée en mars 2018, prévoit de substituer à la gouvernance consensuelle un gouvernement stratégique offensif qui agrège tous les secteurs de l’économie, de la sécurité et de l’influence[2]. Le maître mot en est l’intégration, qui est également au cœur de la Revue stratégique publiée ce printemps. Elle prévoit un engagement militaire accru, mais sous des formes nouvelles, souvent inattendues, et implique, selon le général Nick Carter, Chief of the Defence Staff du royaume, d’apprendre à penser différemment[3]. Sous leurs dehors flegmatiques, les Britanniques ont initié une véritable révolution militaire.

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Une guerre immatérielle totale

La distinction classique entre la guerre et la paix, telle que définie par le droit international, est devenue caduque en ce début de siècle[4]. Omnidirectionnels, permanents et hors limites[5], les nouveaux affrontements se déroulent le plus souvent sous la forme hybride du Political Warfare, c’est-à-dire de la belligérance non cinétique. « L’usage synchronisé de multiples instruments de puissance » permet d’« exploiter les vulnérabilités spécifiques réparties sur tout le spectre des fonctions sociales, afin d’obtenir des effets synergétiques[6]. » Front intérieur et front extérieur se confondent désormais[7]. Il est devenu possible de « vaincre sans combattre[8] ».

De fait, « l’environnement opérationnel futur sera caractérisé par la bataille narrative et l’usage de méthodes non létales pour influencer et sécuriser ses objectifs[9] ». Des opérations couvertes de guerre non militaire menées contre les démocraties cherchent d’ores et déjà à « saper leur cohésion, éroder leurs capacités de résilience économique, politique et sociale » et à « briser leur volonté[10] ». Il relève désormais de la responsabilité des forces armées d’y répondre, sachant que la profondeur stratégique n’est plus tant géographique que politique, économique et sociale. Les normes, les images, les idées sont des armes portant sur le comportement des masses et des décideurs. Les combats ne se cantonnent plus à une ligne de front hypothétique. Ils se livrent au sein même de la société dont les forces centrifuges sont instrumentalisées en sous-main par les puissances rivales. Des fake news aux ingérences informationnelles en période électorale, les opérations de déstabilisation défont progressivement ce que l’amiral Castex nommait le moral stratégique de la nation.

Les soldats de la reine voient ainsi s’élargir leur champ d’action. Ils contribueront désormais à « modeler le comportement d’un adversaire à travers des actions couvertes et ouvertes[11] ». Le passage des conflits « de l’âge industriel à l’âge de l’information[12] » impose un traitement proactif de l’information, c’est-à-dire offensif, pour miner la volonté de l’ennemi, fausser ses capacités d’analyse et dégrader, voire téléguider, ses réactions[13]. L’ère des masses et de l’information est aussi celui des guerres comportementales dont la cible est l’esprit humain plus la matière. Les crédits massifs accordés à la National Cyber Force devraient d’ailleurs renforcer les capacités des forces britanniques à « tromper, dégrader, interdire, disloquer ou détruire des cibles dans et à travers le cyberespace[14] ».Leurs chefs n’hésitent plus à parler d’y « projeter des forces[15] », et à accorder aux cybercombattants une place « aussi vitale que les F35 ».

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La qualité plutôt que la masse

La compétition globale ne se cantonne pas aux sphères immatérielles. La capacité à maîtriser les technologies militaires de pointe demeure la pierre angulaire de la hiérarchie des puissances. Afin de maintenir son rang, le gouvernement britannique a décidé d’investir massivement dans son outil de défense, portant ses dépenses à 2,2 % de son PIB. Paradoxalement, les milliards consentis ne s’accompagnent pas d’une augmentation des effectifs, mais de leur réduction drastique : l’armée de terre britannique passera de 82 040 hommes et femmes aujourd’hui à 72 500 en 2025, soit son niveau le plus bas depuis… 1714.

Le choix de la qualité au détriment de la masse est justifié par le général Patrick Sanders, qui est à la tête du commandement stratégique du Royaume-Uni. Les États contemporains sont confrontés à « un tsunami technologique[16] », juge-t-il, dont les conséquences principales se font sentir dans le domaine quantique, le domaine spatial, les biotechnologies, la microélectronique, les semi-conducteurs, la robotique, la 5G ou l’intelligence artificielle. Pour rester dans la course à la puissance, le Royaume n’a d’autre choix que d’ajuster ses priorités et de cibler ses efforts.

D’ailleurs, la capacité des Britanniques à vaincre leurs compétiteurs « ne réside pas dans les plateformes, elle réside dans [leur] capacité à sentir, comprendre et orchestrer[17] ». L’objectif n’est plus de réagir, mais d’anticiper et de modeler plutôt que de contraindre. Les clefs en sont le partage des données, leur traitement et la rapidité des prises de décision. D’où l’importance de l’intelligence artificielle, domaine dans lequel le Royaume-Uni occupe la troisième place mondiale derrière les États-Unis et la Chine. Il est d’ailleurs prévu de lui dédier une agence et des investissements massifs.

Les systèmes interconnectés, autonomes et précis doivent suppléer la perte de masse. Le modèle de base de l’Army sera celui des Brigade Combat Teams, des unités opérationnelles autonomes disposant d’une palette complète létale, non létale et logistique[18]. La création du corps d’élite des rangers et la transformation des Royal Marines en une Future Commando Force aux capacités démultipliées élargissent le spectre des unités capables de participer à des opérations à fort impact, au prix d’une empreinte légère, mais persistante. Des forces de frappe agiles se substituent aux forces expéditionnaires classiques. Le succès de l’exercice Autonomous Warrior, mené à grand bruit en 2018 avec une masse de robots[19] a d’autre part ouvert une voie qui pourrait conduire 30 000 robots à opérer aux côtés des soldats britanniques d’ici 2030[20]. Enfin, en cas de réel besoin, la masse critique nécessaire serait fournie par la réserve et, mais cela est un non-dit, par les États-Unis.

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Une approche stratégique

Le Royaume-Uni a tiré la leçon des opérations en Afghanistan et en Irak d’où il est sorti exsangue sans bénéfice. Les mouvements subversifs ne peuvent, certes, être éradiqués militairement. Mais ils sont tout aussi incapables de bouleverser la donne stratégique. En acceptant des zones d’instabilité en périphérie du monde « utile », il est possible de les y cantonner à moindres frais. Les grands déploiements militaires à des fins de pacification seraient ainsi caducs[21]. La création d’une brigade dédiée aux partenariats militaires opérationnels est révélatrice d’une nouvelle approche : accompagner les forces locales au lieu de se substituer à elles.

Pour le cabinet britannique, les véritables menaces seraient la Russie et la Chine. Or, d’une part le royaume ne peut pas rivaliser avec la masse militaire de ces deux États, d’autre part, « l’environnement opérationnel futur ne sera pas limité par des lignes sur une carte ou par la géographie ». Dès lors, pourquoi se préparer à une forme de guerre dépassée ? L’espérance de vie d’un régiment de chars ou d’infanterie dans une bataille moderne n’excède pas quelques heures. Le nouveau concept opérationnel prévoit de substituer le principe de dispersion agile à celui de concentration.

D’autre part, il n’est plus question pour la Couronne d’investir à fonds perdu dans sa force militaire. Chaque livre sterling dépensée doit désormais renforcer la sécurité économique et la prospérité du pays. Ainsi est-il prévu de créer « une relation stratégique[22] » avec le monde industriel et d’englober dans une même approche « l’espace des affaires et l’espace de bataille[23] ». La nouvelle vision stratégique britannique « amplifie l’emploi de l’outil militaire comme une part d’une entreprise nationale “totale” impliquant l’industrie, le monde académique et la société civile[24] ».

Sauvés de l’invasion napoléonienne par la Royal Navy et d’un débarquement allemand par la Royal Air Force, les Britanniques jugent qu’en portant l’effort sur des équipements stratégiques, ils peuvent défendre leurs intérêts efficacement tout en se donnant les délais nécessaires pour remonter en puissance si la situation l’exigeait. Ce présupposé s’inscrit dans une longue tradition qui juge le risque économique d’entretenir des forces pléthoriques supérieures au risque militaire induit. La Grande-Bretagne a donc fait le choix de privilégier ses capacités stratégiques. Elle développe son propre système de combat aérien du futur, le programme Tempest, et aspire à posséder la première marine d’Europe. Pour réaffirmer son statut de grande puissance et sa capacité à assurer la défense du sanctuaire national, elle a également annoncé une augmentation massive de son arsenal nucléaire de 180 têtes à 260[25].

Conclusion

Le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, a écrit en préambule de la Revue stratégique de 2021 que les forces armées « ne seraient plus retenues comme une force à utiliser en dernier ressort, mais seront plus présentes et actives de par le monde, opérant en deçà du seuil du conflit ouvert pour maintenir nos valeurs et sécuriser nos intérêts, nos partenaires ou amis et faciliter l’action de nos alliés[26] ». Les Britanniques ne réduisent plus l’outil militaire à sa capacité à délivrer des feux. Ils le perçoivent désormais comme un atout à utiliser tous azimuts au profit de la puissance nationale. L’intégration doit servir de démultiplicateur de force, le résultat synergétique dépassant la simple addition des capacités. C’est à cette aune que s’expliquent certains choix et que le bénéfice en apparaît clairement, malgré des lacunes flagrantes sur le plan strictement militaire.

Intégrées dans le faisceau des ressources nationales, les armées britanniques doivent désormais se préparer à des « campagnes perpétuelles en considérant chaque activité comme une partie d’un concept opérationnel global[27] ».Elles chercheront désormais à compenser un format réduit par des capacités accrues en termes de réactivité et, surtout, d’anticipation et de prise d’initiative. C’est-à-dire que le Royaume-Uni assume dorénavant une stratégie offensive et non attentiste. UK is back.

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[1] HM Governement, Global Britain in a competitive Age, the Integrated Review of Security, Defense, Development and Foreign Policy, mars 2021, p. 17.

[2] Il est même prévu d’insérer des officiers de liaison dans les différents services gouvernementaux. Le stade de la simple coordination interministérielle est dépassé au profit de la synergie.

[3] https://www.gov.uk/government/speeches/chief-of-the-defence-staff-general-sir-nick-carter-launches-the-integrated-operating-concept

[4] Ministry of Defence, Defence in a competitive age, Presented to Parliament by the Secratary of State for Defence bu Command of Her Majesty, mars 2021, p. 5.

[5] LIANG Quia et XIANGSUI Wang, La guerre hors limites, Rivages poche, 2006.

[6] Multinational Capability Development Campaign (MCDC), Countering Hybrid Warfare, mars 2019, p. 12.

[7] HM Government, Introducing the Integrated Operating Concept, septembre 2020, p. 6.

[8] Ministry of Defence, Joint Concept Note 1/20, Multi-Domain Integration, novembre 2020, p. III.

[9] Defence in a competitive age, p. 7.

[10] Introducing the Integrated Operating Concept, p. 3.

[11] Ibid., p. 12.

[12] Ibid., p. 6.

[13] Ministry of Defence, Joint Concept Note 2/18, Information advantage, p. 6.

[14] Defence in a competitive age, p. 32.

[15] https://wavellroom.com/2021/05/26/sharpening-the-uk-defences-edge-in-the-2020s-general-sir-patrick-sanderss-speech-to-the-uk-strategic-command-conference-at-rusi/

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] British Army, Future soldier, transforming the British Army, 22 mars 2021.

[19] https://www.gov.uk/government/news/army-start-biggest-military-robot-exercise-in-british-defence-history-defence-secretary-announces

[20] https://www.theguardian.com/uk-news/2020/nov/08/third-world-war-a-risk-in-wake-of-covid-pandemic-says-uk-defence-chief

[21] https://www-bbc-com.cdn.ampproject.org/c/s/www.bbc.com/news/world-asia-57489095.amp

[22] Defence in a competitive age, p. 44.

[23] Ibid., p. 45.

[24] Introducing the Integrated Operating Concept, p. 10.

[25] Global Britain in a competitive Age, p. 76.

[26] Defence in a competitive age, p. 2.

[27] Ibid., p. 13.

À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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