Vers une ère de prolifération nucléaire ?

16 mai 2025

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Vers une ère de prolifération nucléaire ?

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La question de l’arme nucléaire est redevenue centrale. Va-t-on assister à une nouvelle époque de prolifération ?

Le contexte géopolitique actuel et son lot d’incertitudes ont redonné une place centrale à la question nucléaire. Enlisement de la guerre sur le continent européen, crainte de la résurgence de puissances impériales que l’on croyait définitivement assoupies, redéfinition de la politique étrangère des États-Unis, remise en cause de la portée, voire de la valeur de certains traités et alliances… Autant d’éléments qui laissent à penser que la scène politique internationale pourrait dans un futur plus ou moins proche, abriter un monde multipolaire aux contours incertains.

Face à cette situation, de nombreux pays redoutent de se trouver dans un no man’s land nucléaire, à la merci de puissances détentrices de l’arme atomique. Alors que les conflits se pérennisent, sont déclenchés ou menacent de l’être, des acteurs internationaux inquiets cherchent le meilleur moyen de ne pas se retrouver démunis face à leurs conséquences. Des pistes existent, même si aucune solution ne semble infaillible.

Un contexte international anxiogène favorable à la réouverture du débat nucléaire

L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a probablement sonné le glas de la distribution des dividendes de la paix. Alors que le conflit s’éternise, la Russie ne semble pas disposée à entamer autre chose que des manœuvres dilatoires pour avancer vers une paix qui serait, le cas échéant, de toute façon défavorable à Kiev. L’incapacité successive des administrations Biden, puis Trump II, à stopper l’« opération spéciale » de Vladimir Poutine conjuguée à l’impuissance d’une Union européenne dont la voix s’affaiblit ne rassure pas les pays qui entretiennent une frontière avec les deux parties, comme la Pologne, ou ceux qui sont limitrophes de la Russie, à l’instar de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie. L’évolution de la doctrine nucléaire russe vers une posture plus agressive n’est pas non plus de nature à indiquer que le Kremlin entend renoncer à ses velléités expansionnistes ou les limiter[1].

Dans l’espace indopacifique, un autre membre de l’« axe du mal » suscite la crainte des pays voisins. Coutumière des tentatives d’intimidations militaires, la Corée du Nord, qui comptabilise six essais nucléaires conduits entre 2006 et 2017[2] et dispose d’un arsenal nucléaire significatif[3], constitue une menace directe pour la Corée du Sud, mais aussi pour le Japon. Le récent renforcement de son alliance avec Moscou, matérialisé par l’envoi de troupes nord-coréennes dans les territoires russes concernés par le conflit ukrainien, ainsi que la coopération commerciale du régime avec la Chine, et désormais la Russie, procurent à Kim Jong-un un moyen de contourner les sanctions financières de l’ONU et des États-Unis qui constituaient jusqu’ici un frein au développement de son arsenal nucléaire.

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Il convient d’ajouter à ces menaces l’inquiétude que suscite la réorientation de la politique étrangère de la Maison-Blanche initiée par Donald Trump. Le 47e président des États-Unis n’a jamais caché son mécontentement face au manque d’investissement des Européens dans le secteur de la défense, une rhétorique qu’il entretenait déjà lors de sa campagne électorale[4]. Même si le chef du mouvement MAGA a récemment affirmé qu’il soutiendrait l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord[5] qui dispose, en cas d’attaque contre un pays membre de l’OTAN, que les autres pays signataires doivent lui porter assistance, ses déclarations passées avaient semé le doute quant à sa volonté de s’y soumettre[6].

Le déclin du néo-conservatisme en matière de politique étrangère et la fluctuation de la position de Donald Trump sur le traité de l’Atlantique Nord inquiètent également certains pays asiatiques alliés de Washington. Il en va ainsi de la Corée du Sud qui bénéficie pourtant d’un accord de défense mutuelle signé avec les États-Unis en 1953 selon lequel les États-Unis sont tenus d’apporter leur aide aux Sud-Coréens en cas de menace extérieure. Cette alliance voit désormais sa solidité remise en question par la menace grandissante que représente la Corée du Nord et pose une question cruciale : Les États-Unis prendraient-ils le risque d’intervenir en cas d’attaque nord-coréenne, alors même que Pyongyang a les capacités de cibler des villes américaines avec son arsenal nucléaire ? Autrement dit, Trump risquerait-il une ville américaine pour protéger Séoul ?

L’inquiétude est similaire à Tokyo, surtout depuis que Donald Trump a publiquement critiqué le traité signé avec le Japon en 1951 et amendé en 1960[7]. L’ensemble de ces éléments ainsi que la portée médiatique non négligeable de l’entretien houleux entre Donald Trump, Volodymyr Zelenski et J.D. Vance à la Maison-Blanche le 28 février dernier poussent les pays qui se sentent menacés par le nouvel ordre mondial qui se dessine à chercher le meilleur moyen d’assurer leur protection.

Quelles solutions pour les pays soumis à la menace nucléaire ?

Si certains pays se montrent si préoccupés par l’actualité des diverses zones de conflit, c’est d’abord parce que la confiance dans certains alliés dotés de l’arme atomique s’est érodée. À ce titre, l’invasion de l’Ukraine par les forces de Vladimir Poutine est venue définitivement entériner le sentiment que l’abandon du nucléaire par Kiev en 1994 constitue une erreur historique. Peu après avoir acquis son indépendance en 1991, l’Ukraine constituait en effet la troisième puissance nucléaire mondiale, derrière les États-Unis et la Russie, en raison de son rôle essentiel dans le programme de recherches nucléaires mené par l’ex-URSS[8].

Le 4 décembre 1994, l’Ukraine signait le mémorandum de Budapest et annonçait ainsi renoncer à son arsenal nucléaire en échange de la promesse du Royaume-Uni, des États-Unis et de la Russie de garantir son intégrité territoriale. Le fait que la Russie n’ait pas respecté les dispositions du mémorandum a moins surpris que l’absence de réaction des grandes puissances occidentales signataires à la suite du déclenchement de l’« opération spéciale ». Face à ce déficit de confiance qui semble amené à s’accentuer, les pays en quête de sécurité disposent de deux solutions distinctes.

La première option est celle de l’extension des parapluies nucléaires, qui a récemment été évoquée par Emmanuel Macron au profit, notamment, de l’Allemagne[9]. L’idée serait d’étendre le bénéfice de l’arsenal nucléaire français à d’autres pays européens, prolongeant par là même son effet dissuasif au profit de ces derniers. Un tel projet souffre au moins deux inconvénients majeurs. Comme le souligne Foreign Policy, la France ne dispose pas d’un stock nucléaire suffisant pour constituer une menace crédible contre une puissance telle que la Russie[10]. Paris détiendrait en effet 290 ogives nucléaires quand Moscou en compterait près de 5,000. L’extension du parapluie nucléaire diminuerait d’autant une capacité de dissuasion déjà relativement faible.

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Par ailleurs, un tel schéma reviendrait à mutualiser un pouvoir souverain de l’état français. Alors que les modalités de cette idée demeurent inconnues, il est évident qu’un partage de cette prérogative reviendrait à augmenter le risque que la France soit partie prenante d’un conflit atomique, alors même que son intégrité territoriale ne serait pas impactée. Il suffirait en effet que les intérêts vitaux de l’un des membres du traité instaurant le parapluie nucléaire soient menacés pour que la France soit impliquée dans un conflit atomique. A contrario, si la France décidait de conserver un droit discrétionnaire sur le recours à l’arme nucléaire, cela aboutirait à amoindrir la puissance du mécanisme en renvoyant à la même question que posent les divers traités internationaux impliquant d’autres nations : la France risquerait-elle Paris pour Berlin ?

La seconde option verrait les pays détenteurs de l’arme nucléaire venir en aide à leurs plus proches alliés pour que ceux-ci parviennent à leur tour à la développer. Une telle démarche permettrait aux pays engagés par des traités de défense de se délester d’une obligation d’intervention qui interroge leur opinion publique autant que son application, ou plutôt sa non-application, inquiète les gouvernements théoriquement protégés. Le fait que des pays situés dans des zones soumises à de hautes tensions comme la Corée du Sud disposent d’un arsenal nucléaire et donc d’une puissance de dissuasion constituerait un atout stratégique non négligeable autant qu’une répartition de la charge, économique et morale, du poids de la défense réclamée avec insistance par Donald Trump et J.D. Vance.

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L’hypothèse d’une nucléarisation des alliés se heurte cependant à la politique jusqu’ici constante de Washington, qui refuse la prolifération nucléaire ainsi qu’au Traité sur la non-prolifération signé en 1968 dont l’objet vise précisément à faire progresser le désarmement nucléaire pour promouvoir la coopération aux fins de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Il faudrait donc que les États-Unis renoncent à ce traité qui fait l’objet d’un consensus interne bipartisan afin de permettre aux signataires de l’accord actuellement en vigueur de développer leur propre arsenal nucléaire. De plus, rien ne dit que ces états souhaiteront suivre cette voie. La question nucléaire est en effet source d’intenses débats parmi les sociétés sud-coréenne[11] ou encore japonaise[12].

Si cette option devait être retenue, le choix des puissances qui pourraient poursuivre le développement de leur propre arme nucléaire devrait être soumis à la plus grande précaution. Au vu des bouleversements en cours, la célèbre formule héritée d’Alexandre Dumas selon laquelle « Les amis d’aujourd’hui sont les ennemis de demain » revêt une importance capitale.

[1] https://www.bbc.com/news/articles/cj4v0rey0jzo

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/09/13/la-coree-du-nord-agite-la-menace-nucleaire-a-l-approche-de-la-presidentielle-americaine_6315933_3210.html

[3] https://www.armscontrol.org/factsheets/arms-control-and-proliferation-profile-north-korea

[4] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/donald-trump-n-a-pas-tort-c-est-aux-europeens-de-se-defendre-contre-toute-agression-990490.html

[5] https://www.lefigaro.fr/international/solidarite-automaticite-precedents-tout-comprendre-a-l-article-5-de-l-otan-que-trump-affirme-soutenir-20250228

[6] https://www.theguardian.com/us-news/2025/mar/07/donald-trump-nato-alliance-us-security-support

[7] https://www.nationalreview.com/corner/president-trump-on-japans-military-limits-who-makes-these-deals/

[8] https://www.lefigaro.fr/international/tout-ce-qui-s-est-passe-depuis-dix-ans-aurait-pu-etre-evite-le-regret-nucleaire-des-ukrainiens-20250214

[9] https://fr.euronews.com/my-europe/2025/03/07/la-dissuasion-nucleaire-francaise-peut-elle-defendre-lue

[10] https://foreignpolicy.com/2025/05/05/europe-france-britain-nuclear-weapons-deterrence/

[11] https://thegeopolitics.com/south-koreas-nuclear-dilemma-modeling-a-deterrent-force-for-a-post-decoupling-era/

[12] https://www.armscontrol.org/act/2024-11/news/japans-new-leader-stirs-debate-nuclear-sharing

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À propos de l’auteur
Edouard Chaplault-Maestracci

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