Les sources philosophiques de la pensée de Poutine

13 janvier 2020

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Photo : La pensée de Poutine se nourrit de l'histoire russe (c) Pixabay
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Les sources philosophiques de la pensée de Poutine

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Dans son discours d’investiture, le président de la Fédération de Russie promet « de conserver la souveraineté et l’indépendance de la Russie ». Cette sentence résume, à bien des égards, la politique de Vladimir Poutine et, de manière générale, sa philosophie. En homme pragmatique, il refuse de se positionner comme tenant d’une unique doctrine politique mais propose une synthèse idéologique dont les mots d’ordre pourraient être : patriotisme, orthodoxie, eurasisme. 

Le 25 mars 2017, Le Monde titrait : Le poutinisme, ce spectre qui hante l’Europe[simple_tooltip content=’Le Monde, Le poutinisme, ce spectre qui hante l’Europe, 25 mars 2017.’](1)[/simple_tooltip] : « Vladimir Poutine poursuit sa politique de déstabilisation de l’ordre continental qui garantit la paix en Europe occidentale depuis 1945 », « un régime très autoritaire, qui assassine ses opposants ; le viol des règles internationales avec l’annexion de la Crimée ; le soutien au régime syrien de Bachar Al-Assad, dont les crimes ont plus nourri le terrorisme djihadiste qu’ils ne l’ont combattu ; le repli ethnico-religieux, sur la chrétienté blanche, qui incarnerait la vraie Europe face à un Occident décadent », le « recroquevillement national » ; telles sont les sentences que les médias promeuvent pour qualifier Vladimir Poutine et la Russie.

Né en 1952 à Leningrad, cité de Pierre le Grand et cœur de la Russie tsariste, il fut agent du KGB, fonctionnaire auprès d’Anatoli Sobtchak, le maire libéral de Saint-Pétersbourg, Premier ministre en 1999, président par intérim après le départ de Boris Eltsine et enfin, président en mars 2000. Si Vladimir Poutine apparaît, selon les dires médiatiques et politiques, comme un ennemi de l’Occident et comme un chef d’État aux tendances autoritaires, il est important de comprendre qu’il est avant tout un Russe et un patriote. Marqué par l’histoire de son pays et fasciné par les héros qui éclairent son passé, il a connu le totalitarisme soviétique, la chute du mur, l’anarchie des années 1990 et, aujourd’hui, une confrontation, sous bien des aspects, avec l’Occident. L’Histoire retiendra sans doute que ses mandats furent ceux de la transition, du passage du totalitarisme à la démocratie, du moins, à un régime qui lui ressemble et du retour de la Russie dans le concert des nations. Depuis sa réélection en 2012, il affirme et assume, avec assurance, la philosophie qui guide son action politique.

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La pensée philo-politique de Vladimir Poutine semble reposer sur trois piliers : le patriotisme, l’orthodoxie et l’eurasisme. Ce triptyque allie histoire et géographie, temporel et spirituel, économique et social. Dans ces différents domaines, ce que la mémoire collective retiendra comme le poutinisme a profondément bouleversé la Russie en la replaçant, toutefois, dans son histoire naturelle. C’est en cela que réside le paradoxe : le poutinisme, s’il apparaît en rupture avec le passé proche de la Russie, semble replacer tout un peuple dans son terreau originel, élément que nous éluciderons dans cet article. En janvier 2014, par ailleurs, Vladimir Poutine a distribué trois ouvrages aux hauts-fonctionnaires : L’inégalité de Nicolas Berdiaev [simple_tooltip content=’Nicolas Berdiaev (1874-1948) est un philosophe franco-russe qui fonde sa pensée sur le christianisme et sur la notion de liberté, essentielle, selon lui, dans la personne.’](2)[/simple_tooltip], La justification du bien de Vladimir Soloviev [simple_tooltip content=’Vladimir Soloviev (1853-1900) est un philosophe russe, antirévolutionnaire et voulant associer le temporel au spirituel pour un meilleur fonctionnement de la vie de la Cité.’](3)[/simple_tooltip] et Nos missions d’Ivan Iline [simple_tooltip content=’Ivan Iline (1883-1954), philosophe russe et émigré en 1922. Sa philosophie slavophile, orthodoxe anticommunisme influence celle de Vladimir Poutine.’](4)[/simple_tooltip]. Ces œuvres caractérisent la pensée du président et expliquent, de bien des manières, sa politique.

Comme pour réactualiser un passé glorieux révolu, le poutinisme réaffirme le triptyque prôné par le comte Ouvarov, ministre de l’Éducation sous Nicolas Ier : « autocratie, orthodoxie, vie nationale (narodnost) ». C’est ainsi qu’Ouvarov décrit les fondements du régime tsariste, en opposition fondamentale à la devise de la Révolution française, « liberté, égalité, fraternité ».

 

L’amour de la terre des pères comme moyen d’unir le peuple autour de son président

Patriotisme et unité : deux termes complémentaires en Russie. Sur ce point, le poutinisme semble reposer sur la pensée d’Iline qui met en avant des concepts tels que l’unité, l’autorité et la liberté.

Sa philosophie promeut, tout d’abord, l’unité du corps social qui doit être l’œuvre du chef de l’État, comme le préconisait déjà Platon dans Le Politique. En témoignent les mots mêmes du parti majoritaire « Russie Unie » et la popularité du président, ce principe demeure central dans la doctrine politique exprimée par le Kremlin. Par le biais du patriotisme, il doit souder les citoyens autour de lui, à la manière d’un contrat social liant le peuple à son représentant suprême. Comme l’illustre l’éducation prônée par le Kremlin auprès de la Iounarmia, des nachis ou des corps de Cadets, mais aussi les événements publics tels que le « défilé du régiment des immortels », cette anthropologie russe patriote est mise en avant et assumée par Vladimir Poutine en personne. En héritier de l’Union soviétique et comme l’eut été Iouri Andropov, souvent comparé à Poutine, le président manifeste son attachement à la « terre des pères » qui, comme le disait Iline :« La Russie a besoin d’une dictature ferme, national patriotique et inspirée de l’idée libérale. [Son] chef doit être guidé par l’idée du Tout et non par des motifs particuliers, personnels ou partisans. […] Il frappe l’ennemi au lieu de perdre du temps, il mène le peuple au lieu d’être à la solde des étrangers. » Cette sentence illustre bien des aspects du poutinisme : l’amour de la terre des pères, l’autorité et le Bien commun. Trois éléments inhérents à la politique de Vladimir Poutine.

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Iline ajoute que « le guide sert au lieu de faire carrière, combat au lieu de faire de la figuration, frappe l’ennemi au lieu de prononcer des mots vides, dirige au lieu de se vendre aux étrangers »[simple_tooltip content=’Nos missions, chapitre « Le Guide national et les dirigeants de partis ».’](6)[/simple_tooltip]. Sourkov, proche du chef de l’État, reprend cette thèse en développant le concept, singulièrement russe, de « démocratie souveraine » corollaire de celui de « verticale du pouvoir ». Cette notion est par ailleurs et comme nous le verrons liée à la doctrine de l’eurasisme qui considère que la Russie dispose d’une spécificité politique, économique et sociale qui lui est véritablement propre. La nécessité d’un pouvoir fort et unique face à la démocratie libérale « à l’occidentale » est le seul régime qui peut permettre le Bien commun en Russie, car, comme le rappelait Catherine II en son temps, « un pays d’une telle ampleur ne peut pas se gouverner d’une autre façon que celle autoritaire ». Accolé à cette notion d’autorité, et comme le mets en avant Soloviev, la notion de hiérarchie est inhérente au bon fonctionnement de la Cité. Voulue par le bon sens et l’ordre naturel des choses, elle permet le bon déroulement de la politique, étendue comme l’organisation de la vie de la Cité, et la mise en place de projets et de desseins pour l’avenir : traduction de la politique russe depuis une vingtaine d’années …

Nouvel exemple de cette mise en exergue du patriotisme : l’armée. Cette institution permet en effet de véhiculer les valeurs d’attachement presque spirituel à la terre des ancêtres et l’inclination à la discipline et à l’obéissance. Iline, une nouvelle fois, semble inspirer cet idéal, quand il affirme que « le soldat représente l’unité nationale du peuple, la volonté de l’Etat russe, la force et l’honneur. » [simple_tooltip content=’Nos missions.’](6)[/simple_tooltip]

Dans Nos missions, Iline propose, en réalité, un véritable programme politique que Vladimir Poutine semble concrétiser plus qu’aucun autre depuis sa réélection en 2012. Pour résumer, une sentence permet de résumer sa philosophie et pose Vladimir Poutine en fils spirituel du philosophe : « Nous savons quelle est la tâche principale du salut et de la reconstruction nationale russe : l’ascension jusqu’au sommet des meilleurs – des hommes dévoués à la Russie, sentant leur nation, pensant leur État, volontaires, créatifs, offrant au peuple non pas la vengeance et le déclin, mais l’esprit de libération, de justice et de l’union entre toutes les classes. Si le choix de ces nouveaux hommes russes réussit et se réalise rapidement, alors la Russie se relèvera et renaîtra en l’espace de quelques années. Si ce n’est pas le cas, la Russie tombera du chaos révolutionnaire dans une longue période de démoralisation postrévolutionnaire, de déclin et de dépendance envers l’extérieur. » [simple_tooltip content=’Nos missions, chapitre « La tâche principale de la future Russie ».’](7)[/simple_tooltip]

 

L’orthodoxie : moyen d’affirmation du conservatisme et objet d’opposition à l’Occident

La chute de l’URSS permet un véritable renouveau religieux qui, aujourd’hui, place le patriarche au plus proche du pouvoir politique. Le conservatisme principalement, entendu comme la préservation et la promotion de valeurs spirituelles et politiques traditionnelles, est un vecteur de la renaissance de l’orthodoxie en Russie. C’est ici que Berdiaev intervient en tant qu’il prône le conservatisme comme un « mouvement vers l’avant »[simple_tooltip content=’La philosophie de l’inégalité.’](8)[/simple_tooltip]. En s’appuyant sur une vision glorieuse et respectueuse de l’Histoire, le poutinisme est attaché au passé et s’en sert pour mieux appréhender le présent. Le philosophe met aussi en avant la notion de liberté, valeur chrétienne par excellence, et s’attaque frontalement à l’égalitarisme, idéologie socialiste s’il en est et allant à l’encontre de l’ordre cosmologique des choses qui se veut inégalitaire par nature. Il écrit que « la culture occidentale est une culture de progrès. Le peuple russe, quant à lui, est le peuple de la fin »[simple_tooltip content=’L’idée russe. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle (1946), Nicolas Berdiaev.’](9)[/simple_tooltip]. Quoi que l’on dise et à contre-courant de toute forme d’impérialisme, le poutinisme se veut déterminé et repose sur un corpus de valeurs aux accents religieux et conservateurs.

Soloviev, ensuite, se présente comme la seconde source du poutinisme en la matière. Il s’attaque à l’utilitarisme qui ne repose que sur l’accumulation de biens et plaisirs matériels, et atteste que le Bien doit être fondé sur l’honneur, la charité et la piété. La liberté humaine, entendue ici en son sens chrétien, est le « principe primordial et central dans la personne ». Soloviev reprend ici Iline qui affirme : « qui aime la Russie doit lui souhaiter la liberté, avant tout la liberté pour la Russie elle-même, pour son indépendance et son autonomie internationales, la liberté pour la Russie comme unité des Russes et de toutes les autres cultures nationales. Et enfin la liberté pour les Russes, la liberté pour nous tous, la liberté de la foi, de la recherche de la vérité, de la création, du labeur et de la propriété. » [simple_tooltip content=’Nos missions.’](10)[/simple_tooltip] En Russie, la liberté est donc conçue comme un moyen de s’orienter vers le Bien, de refuser, sans contrainte, ce qui s’y oppose et, de manière plus pratique, d’éloigner la Russie de toute forme d’influence étrangère.

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Comme l’affirmait Soloviev et, aujourd’hui, Vladimir Poutine, la Révolution n’a créé que des hommes serviles et mène, de ce fait, au néant. Or, l’Occident est fille de celle-ci et des Lumières qui confondent, comme le manifestent certaines allocutions du président, Bien et Mal, vérité et mensonge. Le conservatisme, qui « lie l’avenir au passé »[simple_tooltip content=’La philosophie de l’inégalité.’](11)[/simple_tooltip], s’entend, contrairement à l’esprit révolutionnaire de la tabula rasa, comme un moyen de maintenir les traditions et de transmettre les savoirs, connaissances et habitudes non rationnels à travers l’Histoire et qui forgent des civilisations. Citons Vladimir Poutine (Conseil de la Fédération, 12 décembre 2013) : « Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les normes de la morale et des mœurs sont réexaminées, les traditions nationales sont effacées, ainsi que les distinctions entre les nations et les cultures. La société ne réclame plus uniquement la reconnaissance directe du droit de chacun à la liberté de conscience, des opinions politiques et de la vie privée, mais la reconnaissance obligatoire de l’équivalence, quelque étrange que cela puisse paraître, du bien et du mal, qui sont opposés dans leur essence ».

Le chef du Kremlin reprend aussi Konstantin Leontiev [simple_tooltip content=’Konstantin Léontiev (1831-1891) est un philosophe russe qui axe ses recherches sur l’ « asiatisme » qui ferait de la Russie une civilisation à part entière et, dans une certaine mesure, un rempart contre un Occident jugé décadent.’](12)[/simple_tooltip] qui, à l’image de Carl Schmidt en Allemagne, prône la « révolution conservatrice ». Critique de la démocratie, du libéralisme, de l’égalité et de la sécularisation, Léontiev promeut une Russie qui, en revenant aux valeurs qui l’ont échafaudé, soit et demeure proprement russe. Il développe, de ce fait, l’idée d’un État étanche à toute forme d’influences extérieures. Vladimir Poutine reprend à de nombreuses reprises ces considérations, en rappelant que la doctrine conservatrice russe permet de contenir la pensée occidentale. En définitive, elle propose une nouvelle philosophie qui ne répond pas forcément aux standards du nouveau monde globalisé libéral uniformisé sous la tutelle d’une idéologie atlantiste mortifère, si l’on en croit les proches les plus radicaux du chef de l’État. En conservateur antilibéral, Léontiev affirme que « la liberté, l’égalité, la prospérité sont acceptées comme des dogmes, considérés rationnels et scientifiques. Mais qui nous dit que ce sont des vérités ? »

C’est aussi du point de vue de la morale que Vladimir Poutine accroit la distance qui le sépare de ses voisins européens. Lors de la réunion du Club de Valdaï [simple_tooltip content=’Forum international annuel, créé en 2004, qui vise à rassembler des experts pour débattre de la Russie et de son rôle dans le monde.’](13)[/simple_tooltip] le 19 septembre 2013, il a par ailleurs affirmé que des pays « euro-atlantiques (…) refusent les principes éthiques et l’identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse ou même sexuelle, assène-t-il. On mène une politique mettant au même niveau une famille avec de nombreux enfants et un partenariat du même sexe, la foi en Dieu et la foi en Satan. Les excès du politiquement correct conduisent à ce qu’on envisage sérieusement d’autoriser un parti ayant comme but la propagande pédophile. Les gens, dans de nombreux pays européens, ont honte et craignent de parler de leur appartenance religieuse ». En se voulant héraut d’une Russie conservatrice et traditionnelle, le poutinisme se manifeste comme une citadelle assiégée ou comme le dernier rempart contre la « décadence » occidentale.

Face aux Occidentaux individualistes, le poutinisme rejoint ici et enfin la philosophie de Iakounine [simple_tooltip content=’Vladimir Iakounine, né en 1948, était président de la compagnie des Chemins de fer russes et préside, aujourd’hui, le Conseil d’administration de l’Institut de recherche « Dialogue des civilisations à Berlin » et de la Fondation Saint André le Premier Appelé à Moscou. Il est aussi doyen du département des politiques publiques à la faculté des sciences politiques de l’université d’État de Moscou.’](14)[/simple_tooltip] qui entendait unir le temporel au spirituel afin de favoriser la mise en place d’une politique chrétienne. Sans chercher à bâtir une forme de sacerdotalisme au cœur du pouvoir, il propose une renaissance morale et religieuse en Russie. Césaropapisme de la part de Vladimir Poutine qui utiliserait l’Église à des fins politiques ? Véritable alliance du Trône et de l’Autel dans le but de faire renaître la Sainte Russie ?

 

L’Eurasie : entre retour de la Russie sur la scène internationale et réveil des ambitions impériales

Dans son ouvrage La Russie et l’Europe (1871), Danilesvski [simple_tooltip content=’Nikolaï Danilevski (1822-1885) est le philosophe, par excellence, du panslavisme et affirme que l’histoire serait une succession de civilisations distinctes.’](15)[/simple_tooltip] expose que « la lutte contre l’Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe »[simple_tooltip content=’La Russie et l’Europe (1871).’](16)[/simple_tooltip]. Dans ce conflit idéologique qui oppose le camp atlantiste à la Russie, l’eurasisme et le panslavisme sont mis en avant pour bâtir un espace de résistance face à toutes formes d’hégémonie occidentale.

C’est derrière Alexis Khomiakov, Ivan Kireïevski et surtout Nikolai Danilesvski, qui affirmait que les Slaves forment un « peuple unique » avec ses propres « codes culturels », que Vladimir Poutine prône l’eurasisme, traduction géopolitique du slavophilisme. Ces deux notions correspondent au concept d’unification et de rassemblement des Slaves, destinées à se regrouper dans un espace économique ou politique commun, par leurs ressemblances culturelles, religieuses, linguistiques et historiques. Dans un discours de 2013, le chef de l’État affirme que « la Russie, comme le disait de manière si frappante le philosophe Constantin Leontiev, s’est toujours développé comme une complexité florissante, comme un État-civilisation reposant sur le peuple russe, la langue russe, la culture russe, l’Église orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles de la Russie ». L’Union économique eurasiatique, créée en 2015 et qui s’étend aujourd’hui en Serbie, en est une concrétisation.

Alexandre Douguine [simple_tooltip content=’Né en 1962, Alexandre Douguine est un homme politique russe, influent auprès du Kremlin et prônant, outre l’eurasisme, le nationalisme et le rapprochement entre les sphères politiques et religieuses.’](17)[/simple_tooltip], proche du président, reprend cette idée en promouvant la création d’un continent entre Europe et Asie, un pont entre Occident et Orient, élément qui reprend les dires de Berdiaev : « la Russie est au centre de l’Occident et de l’Orient, elle unit deux mondes. » Comme l’affirme le chef de l’État lors du Conseil pour la culture et l’art le 25 novembre 2003, « la Russie, comme pays eurasiatique, est un exemple unique où le dialogue des cultures et des civilisations est pratiquement devenu une tradition dans la vie de l’État et de la société ». Le poutinisme se veut donc à la tête d’un nouvel espace qui ferait contrepoids à la culture occidentale, mais aussi et surtout, qui rassemblerait des peuples censés vivre en harmonie. Une grande partie de la stratégie russe en Ukraine repose sur cette idée.

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La philosophie de Goumiliov [simple_tooltip content=’Lev Goumilev (1912-1992) est un ethnologue et historien russe. Ses positions proches de l’eurasisme lui confèrent une place de choix dans la philosophie défendue par Vladimir Poutine.’](18)[/simple_tooltip] entretient aussi cette doctrine : la géographie crée des groupes humains différents les uns des autres, les Slaves disposant d’une « énergie vitale » due à leur climat rigoureux, tempérament qui leur confère une spécificité culturelle singulière et, de fait, une voie propre de développement. C’est sur cette dernière considération que repose le poutinisme qui se tient sur une ligne de crête entre libéralisme et autoritarisme (si tant est que l’un des termes exclue forcément l’autre). Le régime politique russe serait donc spécifique et singulier et, de ce fait, indéfinissable. Pour les chantres du libéralisme, ce serait une forme de gouvernement fatalement néfaste.

L’Eurasie se veut être, pour Moscou, comme son « étranger proche », espace d’intérêts privilégiés et dans lequel toute intervention étrangère serait combattue. La Russie a, de ce fait, toujours redouté l’éclatement de l’État et la déstabilisation de ses frontières. C’est dans cette optique que Vladimir Poutine s’attache à préserver l’intégrité de son pays et de l’espace qui l’entoure, ce que l’Occident peine à comprendre. La « guerre humanitaire » au Kosovo en 1999, pour laquelle les Russes s’indignaient en scandant « aujourd’hui Belgrade, demain Moscou » demeure comme l’illustration la plus emblématique de cet état d’esprit que résume cette sentence : l’union des Slaves face à l’atlantisme. Cette doctrine géopolitique est aussi affirmée dans le discours de Munich de 2007 où Vladimir Poutine conteste « l’unipolarité du monde » et l’hégémonie américaine. En février 2019, Vladislav Sourkov [simple_tooltip content=’Né en 1964, Vladislav Sourkov est un homme d’affaires russe, cofondateur du parti Russie unie, ex-vice-président et proche de Vladimir Poutine.’](19)[/simple_tooltip] a par ailleurs publié L’État long de Poutine dans le journal Nezavisimaya Gazeta. La Russie est en passe de devenir une superpuissance et se doit de « rassembler les terres russes », sentence qui reprend la doctrine eurasiste.

Un autre intellectuel, Ouspenski [simple_tooltip content=’Boris Ouspenski est né en 1937 et est un philologue et mythographe russe.’](20)[/simple_tooltip], écrit que « selon l’expression imagée de Pouchkine, Pierre (le Grand) a percé une fenêtre sur l’Europe. En poursuivant cette image, je dirais que pour percer une fenêtre, Pierre devait ériger un mur séparant la Russie de l’Europe. » Si la fenêtre représente cette volonté de bâtir une Europe de Lisbonne à Vladivostok que revendiquait Vladimir Poutine à l’aube des années 2000, le mur se veut comme le moyen de protéger l’espace slave. C’est cet ensemble que le poutinisme revendique et qui caractérise, à bien des égards, la politique étrangère russe.

 

Conclusion

En définitive, Vladimir Poutine entend, plus qu’aucun autre, mettre en pratique la sentence de Piotr Stolypine, dernier Premier ministre de Nicolas II, qui disait « ils veulent le grand chambardement, nous voulons une grande Russie ». Insondable sous bien des aspects, le poutinisme reste tout de même compréhensible et intelligible par certaines de ses concrétisations. En affirmant que le « libéralisme est une idée obsolète », Vladimir Poutine prône une philosophie proprement russe à contre-courant de toutes formes de postulats spécifiquement occidentaux.

Par le patriotisme, l’orthodoxie et l’eurasisme, Moscou semble déterminée à retrouver son qualificatif de « troisième Rome ». À la suite de Fiodor Dostoïevski qui s’élevait contre la décadence moderne dans Les Démons et Les Frères Karamazov, le poutinisme entend devenir le précurseur d’une nouvelle philosophie conservatrice. Mais c’est surtout derrière Alexandre Soljenitsyne et le Déclin du courage exprimé lors du Discours d’Harvard en 1978, que Vladimir Poutine se veut antitotalitaire en refusant toute forme d’idéologie qui interpréterait la réalité en fonction d’idées préconçues. En effet, le poutinisme est pragmatique, mais surtout déterminé à replacer la Russie dans son terreau historique et culturel originel. Dans Le grain tombé entre les meules, Soljenitsyne vient résumer ce à quoi le poutinisme s’oppose : une société occidentale où « la notion de liberté a été déviée vers un débridement des passions donc du côté des forces du mal. Les droits de l’Homme ont été placés si hauts qu’ils écrasent les droits de la société et détruisent celles-ci. L’idéologie régnante qui met au-dessus de toute l’accumulation de biens matériels, le confort trop prisé, entraîne en l’Occident un amollissement du caractère humain, un déclin massif du courage et de la volonté de se défendre ».

Dirigeons-nous vers une doctrine d’État officielle en Russie ? En un sens et aux vues de la popularité du président, le poutinisme est devenu, de fait, la nouvelle philosophie en Russie. Mais il n’y a pas, réellement, de « consensus civil forcé » bien que certains médias critiquent la politique russe qui serait basée sur la propagande et la répression qui sont, par ailleurs, les tenants du totalitarisme que Vladimir Poutine refuse indiscutablement. Inscrivant son action dans le temps long et se prévalant d’une forme de mission divine, le poutinisme restera sans doute accolé à son dépositaire actuel, mais demeurera certainement comme la doctrine qui, en se plaçant dans un terreau philosophique traditionnel et résolument tourné vers le Bien commun, participera au retour de la nouvelle Russie.

À propos de l’auteur
Etienne de Floirac

Etienne de Floirac

Étienne de Floirac est journaliste
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