<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’usage du monde

10 juin 2020

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Plateau du Xizang au Tibet, Auteurs : ZhouZhiYong/SIPA ASIA/SIPA, Numéro de reportage : 00953476_000019.
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L’usage du monde

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            Parmi les grands classiques de la littérature de voyage, L’usage du monde de Nicolas Bouvier reste une œuvre singulière. Singulière tant par la forte et libre personnalité de son auteur, peu mue par le politiquement correct moderne – « Que faire d’un homme dont l’unique et première vertu serait la Correction sinon lui brûler la cervelle ? » écrira-t-il en 1994 –, que par l’hapax littéraire qu’a constitué sa publication en 1963 et dont le succès n’a jusqu’alors jamais été démenti [simple_tooltip content=’Un prix portant son nom continue d’être décerné chaque année lors du festival international Étonnants voyageurs de Saint-Malo dont il fut l’un des inspirateurs.’](1)[/simple_tooltip].

 

C’est que lorsqu’il embarque en juillet 1953 à bord de sa petite Fiat Topolino pour rejoindre son ami Thierry Vernet, qui l’a précédé, l’attend et illustrera par la suite L’usage du monde, Nicolas Bouvier, alors âgé de vingt-trois ans, se lance dans un périple terrestre qui le mènera de Genève, en passant par les Balkans, l’Anatolie, l’Iran et l’Inde, et jusqu’au Japon, confins extrêmes d’un Orient fantasmé. Il tirera d’ailleurs péniblement de cette aventure géographiquement initiatique un récit qui n’a rien d’un recueil de notes – il perdit celles prises en route. Bouvier entraîne son lecteur à sa suite, comme un compagnon de voyage littéraire, par la vivacité de son style et des épisodes qui sont autant de « rebondissements », une suite de pannes ou de maladies, où sous-tend toujours un art consommé du portrait encore rehaussé par un humour ravageur – « Moi, par-dessus tout, c’est la gaité qui m’en impose. »

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Bouvier s’inscrit dans la longue tradition des récits de voyage, que l’on pense aux Histoires d’Hérodote, à L’Anabase de Xénophon, à Chateaubriand, Nerval ou encore à Gobineau, et L’usage du monde est un titre qui n’est pas non plus sans rappeler celui de Marco Polo en 1298, Le devisement du monde ou livre des merveilles mais aussi, par une ironique antithèse, pour illustrer la vanité des codifications bourgeoises, ceux des manuels de civilité, de bonnes manières, dont la baronne Staffe et ses Usages du monde parus en 1891 fut un brillant parangon. Ce récit aux accents de bildungsroman est celui d’un jeune homme fuyant les contraintes toutes tracées d’une carrière prometteuse mais qui cherche à se mettre dans la balance musicale et vivante du monde : « La contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. »

L’usage du monde, jusque dans les ruelles modernes de Tokyo.

Le récit de voyage, et de là L’usage du monde, par son impossible définition générique puisqu’il est la fois philosophique, géopolitique, picturale, politique, littéraire et musicale est le lieu de la recherche d’une écriture et d’une ipséité qui s’approfondit en se vivant et qui se fait en  étant. S’entrecroisent alors rêve, réalité, souvenirs fidèles – parfois recréés –, visages humains laids et beaux, couleurs variées et nouvelles, odeurs fétides et parfumées. L’Orient rêvé – compliqué ? –, l’« Autre » peut-être absolument, un « frère » aurait dit Edward Saïd, apparaît là dans toute sa splendeur à coup d’histoire ancienne ou contemporaine, d’archéologie ou de putschs récents, de visages humains, de corps, d’altérité, qui sont autant de paysages vécus dans le temps qui n’est qu’un contretemps, qu’une pénétration de l’espace que la rapidité du monde moderne ne permet plus. L’Orient est alors donné à voir sans compromission mais avec ses propres compromis, ses mouvements, ses heurts heureux ou malheureux, tristes ou gais, mais toujours il est l’occasion pour Bouvier d’éprouver son être et sa joie d’être au monde. L’usage du monde est une invitation au voyage, à la beauté de la langue, du langage dans lequel le corps se grave allongé mais présent, « la tête dans les étoiles ».

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Paul Savouré

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