Cent ans après sa naissance, l’héritage de cette diva, morte en 2012, continue de diviser. Récupérée à des fins diplomatiques, celle qui avait chanté sur le front auprès de l’armée avait été mise au ban pour ses prises de position pro-palestiniennes.
L’allure fière, les cheveux courts et le regard vif. Le portrait de la chanteuse Yaffa Yarkoni, dont le 24 décembre marque le centenaire, est exposé au musée des Juifs des montagnes de Quba, au nord-est de l’Azerbaïdjan. L’établissement dédie une aile à la diaspora juive caucasienne, à laquelle appartient cette ancienne icône israélienne. Il se situe dans une ville entièrement repensée pour mettre en lumière l’histoire de cette ethnie.
Derrière ce geste, se cachent des ambitions diplomatiques. L’Azerbaïdjan réinvestit ce passé pour renforcer son alliance avec Israël. Les deux États entretiennent des partenariats économiques, militaires et stratégiques. Lors de la guerre du Haut-Karabagh de 2020, l’État hébreu a fourni à Bakou un nombre conséquent de drones, missiles et systèmes de défense aérienne. Valoriser un héritage commun, en s’appuyant notamment sur Yaffa Yarkoni, permet une coopération au-delà du hard power. D’autant que l’artiste, décédée en 2012, incarnait une figure nationale et politique.
Yaffa Abramov, de son nom de jeune fille, née le 24 décembre 1925 en Palestine mandataire, dans un quartier qui se trouve aujourd’hui au sud de Tel-Aviv. Ses parents s’y sont installés après avoir fui le Caucase, probablement à la suite de la proclamation de l’URSS. Le couple se sépare alors que Yaffa n’a que huit ans. Elle grandit avec sa mère ainsi que ses petits frères et sœurs. La fratrie s’amuse à produire des spectacles de danse, de chant et de piano au Tzlil, le café de leur mère. Rien de bien sérieux, avant qu’un artiste, Shmuel Fischer, ne remarque la jeune Yaffa, alors danseuse. Il la recommande auprès d’un ballet, où elle jouera pendant une dizaine d’années.
« La chanteuse des guerres »
Ce n’est qu’après une blessure à la jambe que Yaffa Yarkoni s’adonne pleinement au chant. Elle se met à chanter chaque soir au Tzlil. C’est sur les champs de bataille, pourtant, que la chanteuse se fait remarquer. Au moment de la guerre civile en Palestine mandataire de 1947 à 1948, elle s’engage dans la Haganah, future armée israélienne, au sein de la brigade Guivati. Yaffa Yarkoni rejoint l’orchestre qui y est rattaché. Elle y connaît une véritable notoriété. Il faut dire que la voix de la chanteuse touche par son expressivité, sa voilure et sa tessiture autant grave qu’aérienne.
À la création d’Israël, Yaffa Yarkoni continue de se produire devant l’armée. Elle interprète son titre Bab el Wad, qui sort en 1949. Par l’émotion qu’il provoque chez les soldats, ce morceau s’érige en hymne rendant hommage aux soldats tombés. Yaffa Yarkoni chantera en soutien à Tsahal lors des grandes guerres israélo-arabes jusqu’en 1982. Elle se fait rapidement surnommer « la chanteuse des guerres ».

Yaffa Yarkoni chantant pour les soldats israéliens
Lors de la guerre de Kippour en 1973, la chanteuse se rend sur le front dans le Sinaï. En pleine représentation, un bombardier en piqué égyptien attaque. Le journal The Times of Israel raconte qu’Ariel Sharon, alors général, s’est jeté sur elle pour la protéger. À cette même période, elle chante dans un bunker au plus près des combattants. Ces concerts ne font cependant pas l’unanimité. Après la guerre du Liban, certains soldats lui reprochent de faire des spectacles uniquement pour la gloire. Yaffa Yarkoni étant toujours entourée de plusieurs journalistes et photographes. Ces remarques ont profondément blessé l’artiste.
1400 chansons, une soixantaine de disques
Le lien qu’entretient Yaffa Yarkoni avec l’armée dépasse celui du cadre artistique. À 19 ans, elle épouse Joseph Gustin, un Polonais qui part, au lendemain du mariage, combattre les nazis en Italie. Il ne survit pas à la guerre. Quelques années plus tard, elle prend le nom de Yarkoni en se mariant à Yechayahou Yarkoni. Ce haut commandant de la Haganah tient une certaine renommée pour avoir fondé les forces blindées israéliennes. Sa femme le considérera toujours comme l’amour de sa vie. Un homme discret, passionné par les échecs, qui meurt en 1983 d’une hémorragie cérébrale. Elle aura avec lui trois filles.
Yaffa Yarkoni a bercé de nombreux enfants avec ses albums. La chanteuse a largement contribué à la diffusion de chansons enfantines. Elle sort plusieurs albums destinés aux enfants. Certains textes sont de Naomi Shemer, une autre diva israélienne connue pour son titre Yeroushalayim shel zahav (Jérusalem d’or). En dehors des chansons martiales ou des comptines, Yaffa Yarkoni devient une pionnière de la pop en Israël. Un statut qu’elle acquiert avec Eynayim Yeroukot, un morceau en roumain. Suivent d’autres succès comme Finjan, réadaptation d’une célèbre chanson arménienne, Hingala.
La chanteuse obtient un succès à l’international. Elle fait des tournées aux États-Unis et se produit sur la mythique scène de l’Olympia dans les années 1960. On doit à Yaffa Yarkoni le premier enregistrement, en 1957, d’Erev Shel Shoshanim, une somptueuse chanson d’amour de Yosef Hadar et Moshe Dor, souvent chantée lors de mariages juifs. Nana Mouskouri, Mike Brant ou encore Miriam Makeba ont repris, voire réenregistré, ce morceau.
De diva nationale à persona non grata
1400 chansons, une soixantaine de disques, cinquante ans à fouler la scène pour chanter des morceaux que l’on apprend à l’école : Yaffa Yarkoni est au sommet. La chanteuse reçoit en 1998 le Prix Israël, sorte de Nobel national. En 2002, pourtant, l’idole tombe. Aux yeux d’une bonne partie de l’opinion publique, elle est devenue une traîtresse. En cause ? Des propos polémiques qu’elle a tenus.
Interviewée par la radio de l’armée le 14 avril 2002, Yaffa Yarkoni soutient les refuzniks, des objecteurs de conscience israéliens. L’artiste va plus loin en déclarant : « Pourquoi Sharon fait-il la guerre ? Pour tuer des paysans, bombarder Gaza et découvrir ensuite qu’il y a des femmes et des enfants parmi les victimes ! » Elle poursuit : « Le peuple israélien a connu la Shoah. Comment sommes-nous capables de commettre ces actes ? Nos actes font s’insurger les Palestiniens, et je les comprends. »
La chanteuse justifie ses propos par l’émotion. Elle raconte avoir vu à la télévision des militaires numéroter le bras de prisonniers palestiniens, une image qui la renvoie aux pires heures de l’Histoire. Plus tard, sa famille rappellera qu’à cette époque Yaffa Yarkoni n’était plus la même. Elle montrait les premiers signes de la maladie d’Alzheimer.

Yafa Yarkoni chantant devant des soldats dans la péninsule du Sinaï
La mémoire disputée d’une idole déchue
De son intervention radiophonique découle une cascade de haine et de discrédit. Le quotidien conservateur Maariv la compare « aux nouveaux antisémites européens ». Un universitaire la traite de « négationniste ». Le Syndicat des artistes annule une soirée qui lui était dédiée. Pire encore, elle est menacée de mort. Ses proches témoignent qu’elle était profondément affectée, elle qui avait entretenu une relation si étroite avec l’armée.
Terrifiée, elle s’enferme chez elle, sauf ce samedi 11 mai 2002. 60 000 personnes se rassemblent sur la place Itzhak-Rabin pour réclamer le retrait d’Israël de Cisjordanie. Parmi elles, Yaffa Yarkoni. La chanteuse est acclamée, alors même que l’extrême droite israélienne envisageait un attentat contre elle.
Jusqu’à sa mort en 2012 des suites de la maladie d’Alzheimer, Yaffa Yarkoni se fait discrète. Elle donne moins de concerts, auxquels elle se rend sous la protection de ses proches. L’artiste, rejetée par le milieu artistique, conserve néanmoins la sympathie de quelques musiciens et de communautés marginalisées, comme les LGBTI+. Lors de sa disparition, le président Shimon Peres et le Premier ministre Benyamin Netanyahou lui rendent hommage.
À l’aune de son centenaire, l’héritage de Yaffa Yarkoni demeure complexe. Ses enfants s’attristent qu’elle soit tombée dans l’oubli. Certaines biographies ne retiennent d’elle que son passé glorieux et nationaliste, effaçant ses prises de position. Comme un dernier hommage, une comédie musicale sur sa vie, digne de Broadway, s’est jouée en début 2024 en Israël. Yaffa Yarkoni devient alors héroïne nationale pour les uns, dissidente pour les autres. La chanteuse incarne, malgré elle, les fractures, les espoirs et les contradictions d’Israël.
À lire également : Relire Mahmoud Darwich pour une paix des braves








