Le luxe n’est pas qu’un marché : c’est un langage, une diplomatie, un levier d’influence. Pour Bruno Lavagna, expert du secteur, les maisons françaises sont plus que des marques : ce sont des ambassades culturelles.
Bruno Lavagna est franco-monégasque, expert en stratégie internationale du luxe et fondateur du cabinet ‘Be.Exclusive’. Il a conseillé de grandes maisons (Dior Guerlain, Chanel, Cartier, Salvatore Ferragamo, Giorgio Armani Ralph Lauren…) et collaboré avec des ambassades, notamment pour la Principauté de Monaco, dans des démarches de diplomatie économique, culturelle, mais aussi sportive, environnementale, humanitaire. Il intervient dans différentes écoles en France, Suisse et Monaco (l’International University of Monaco, ESSEC Business School, Institut français de la Mode, EHL Hospitality Business School, Glion Institute) et donne des conférences (Mobilier national, Société de géographie, Cercle Richelieu). Il est l’auteur de Géopolitique du luxe, chez Eyrolles-IRIS où il explore les liens entre influence, culture et industrie du luxe.
Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux
Le luxe français est pris dans les perturbations géopolitiques. Alors que l’UE est confrontée à la Chine et aux États-Unis dans des guerres commerciales, ces pays imposent de lourdes taxes au luxe européen. Comment les entreprises françaises du luxe réagissent-elles à ces mesures ?
C’est un sujet récurrent pour l’industrie du luxe. Elle a toujours été la cible de mesures fiscales car elle incarne une forme d’excellence et de richesse facilement identifiable. Le luxe est souvent utilisé comme une arme diplomatique ou économique. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. On le voit avec les taxes sur les vins, les spiritueux, le champagne… des produits éminemment symboliques. Les entreprises du luxe s’habituent à ces jeux d’influence. Ça fait mal, mais ce n’est jamais durable. En général, ces taxes finissent par être levées.
Oui, les taxes peuvent être un frein, mais jamais un obstacle définitif
Il ne faut pas oublier que, dans le luxe, le prix est important mais ce n’est pas le seul critère. Ce qui prime, c’est la valeur, la rareté, le savoir-faire, la désirabilité. Les consommateurs sont prêts à épargner pour s’offrir ces objets. Le prix est perçu comme le reflet d’un travail d’excellence, de matériaux nobles et d’un engagement humain. Oui, les taxes peuvent être un frein, mais jamais un obstacle définitif. Il s’agit plus d’une perturbation temporaire que d’une remise en cause structurelle du modèle économique du luxe.
Ce qui est fascinant, c’est la capacité d’adaptation des entreprises. Prenez Louis Vuitton qui a ouvert une usine au Texas sous le premier mandat Trump. Il s’agit d’une stratégie fine de délocalisation pour contourner les taxes tout en s’ancrant localement. Et cela s’inscrit aussi dans une logique écologique : produire local, c’est limiter l’empreinte carbone. Le luxe a toujours su jouer avec ces règles. C’est une question d’équilibre, une forme de diplomatie économique au quotidien. En s’ancrant localement, les marques participent aussi à des stratégies logistiques, environnementales et culturelles plus larges.
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Il ne faut certes pas exagérer. L’élasticité de la demande a ses limites en termes de prix ; le consom’acteur n’est pas dupe et en veut pour son investissement. Le luxe incarne la transmission, la durabilité… la désirabilité et la perception sont clés : les maisons de luxe l’ont bien compris et doivent être vigilantes. Chanel et Hermès en sont les meilleurs exemples.
Dernier point sur le prix… l’engouement de la seconde main… le produit iconique et historique se vend plus cher que le produit neuf… car il incarne avec lui l’esprit de son propriétaire… ! les ventes aux enchères de sac Kelly ou Birkin d’Hermès s’envolent : cela peut atteindre plus de 50 à 100k€… voir plus . Idem pour l’horlogerie…
Les entreprises du luxe incarnent « une certaine idée » qu’on se fait de la France à l’étranger et participent à leur manière à la diplomatie. Au-delà de la crise économique qu’alimentent les taxes, quel est l’impact de ces mesures pour l’influence de la France dans le monde ?
La France a su magistralement marqueter son savoir-faire. « L’art de vivre à la française » est une composante puissante de son soft power. Le comité Colbert, les métiers d’art, la gastronomie, la mode, l’architecture, tout cela participe à l’image d’une France rayonnante, bien au-delà de Paris dans les Châteaux de la Loire, la Côte d’Azur et la région lyonnaise ou bordelaise pour ne citer que quelques-unes des autres destinations. Cette stratégie est portée aussi bien par l’État que par les entreprises privées, et s’incarne jusque dans la diplomatie culturelle.
Les marques françaises projettent une image de raffinement, d’accueil, de créativité, qui séduit bien au-delà du produit lui-même.
Les grandes maisons de luxe sont des ambassadrices. Quand elles organisent des événements à Versailles, au Louvre, ou dans les châteaux de province, elles participent au rayonnement culturel de la France. Les défilés dans des lieux emblématiques – Louvre – Musée Rodin – Grand Palais créent un imaginaire qui séduit le monde entier. Cette influence reste forte, même face à des tensions commerciales. C’est une forme de diplomatie douce, mais extrêmement efficace. Les marques françaises projettent une image de raffinement, d’accueil, de créativité, qui séduit bien au-delà du produit lui-même.
On peut citer l’initiative en 2014 de Laurent Fabius alors ministre des Affaires étrangères et Alain Ducasse de créer Good France / Goûts de France : accueillir dans les ambassades françaises l’élite du pays hôte autour d’un déjeuner ou dîner à la française…
Plus largement, avec la montée des politiques protectionnistes et identitaires, avec la volonté de nombreux pays de favoriser leur propre production locale, comment les maisons de luxe françaises peuvent-elles adapter leurs stratégies pour rester compétitives sur les marchés internationaux ?
Elles s’adaptent déjà. Cela passe par la localisation de la production, l’ouverture de boutiques dans les pays cibles, ou l’organisation de défilés haute couture hors de France, comme Chanel au Sénégal ou Dior en Égypte. Ces maisons s’ancrent culturellement et localement. Elles créent des collections spécifiques, intègrent des codes culturels locaux. Par exemple, certaines marques conçoivent des foulards ou des accessoires adaptés aux tenues traditionnelles dans les pays du Golfe. Ce n’est pas du marketing opportuniste, mais une forme d’écoute et de respect culturel.
Les maisons du luxe doivent penser comme des diplomates
Les marques apprennent à composer avec les cultures, les croyances, les habitudes. En Chine, par exemple, le blanc est une couleur de deuil : il serait impensable d’y lancer une campagne toute en blanc. Certaines maisons vont jusqu’à créer des collections inspirées du Nouvel An chinois, intégrant les signes astrologiques chinois dans leurs créations, comme le fait Cartier. Cette intelligence culturelle devient un levier stratégique. Les maisons doivent sans cesse s’imprégner des codes, des traditions, de l’autre pour le comprendre. Elles doivent penser comme des diplomates.
Sans parler d’Yves Saint Laurent qui s’est toujours inspiré du Maroc : sa Fondation est d’ailleurs à Marrakech.
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Les grands groupes du luxe sont aujourd’hui des acteurs majeurs de l’économie mondiale. Pensez-vous qu’ils puissent jouer un rôle plus actif dans la diplomatie économique et les relations internationales, notamment en temps de crise ?
C’est déjà le cas. Regardez la crise du Covid : Kering Hermès L’Oréal LVMH, (les KHOL) Chanel ont réorienté leurs usines pour produire du gel hydroalcoolique, ou utiliser leur logistique mondiale ultra huilée pour acheminer des masques… Ils ont mis leur savoir-faire et leurs expertises au service du bien commun. C’est du pragmatisme commercial, mais aussi une forme d’engagement. Ces groupes ont une capacité d’action que bien des gouvernements n’ont pas. Ils ont joué le jeu et ont mis à profit leurs réseaux.
Le luxe, ce n’est pas que du commerce, c’est aussi de la diplomatie culturelle, humanitaire, environnementale.
Ils sont aussi de formidables relais d’influence. Quand une maison de luxe s’installe dans un pays, elle crée de l’emploi, des formations, elle valorise les savoir-faire. Le luxe, ce n’est pas que du commerce, c’est aussi de la diplomatie culturelle, humanitaire, environnementale. On l’a vu aussi avec leur soutien à la reconstruction de Notre-Dame de Paris ou leur implication dans des programmes éducatifs (Chanel, L’Oréal et Guerlain avec l’UNESCO) ou de développement durable ( Chanel et la Fondation Prince Albert II de Monaco, Kering et la Fondation Yann Arthus Bertrand )
Le luxe agit comme un opérateur discret de stabilité : il promeut une certaine vision du monde, fondée sur la beauté, la transmission, le temps long. C’est un soft power au sens noble du terme.
Le luxe a besoin de stabilité pour créer et vendre. Il contribue à instaurer cette pacification et incarner une paix sociale voire sociétale. Les personnes qui travaillent dans ce secteur se savent privilégiées par le type de travail et leur statut, voire pouvoir d’achat.
Les marques de luxe européennes ont longtemps dominé le marché mondial. Avec l’émergence de nouvelles puissances économiques comme l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, peut-on s’attendre à voir un jour des maisons de luxe non européennes rivaliser avec les grands noms français et italiens ?
C’est possible, mais cela prendra du temps. Le luxe repose sur une histoire, une légitimité, un imaginaire. Créer une maison de luxe, c’est construire une culture. Il faut des décennies pour asseoir une marque. Des maisons comme Icicle en Chine ou Shiseido au Japon l’ont fait et réussissent, mais ce sont encore des exceptions. On voit la difficulté qu’a eue Hermès de créer Shang Xia qui à présent est 50/50 Hermès et Exor (la holding Agnelli). Les États-Unis ont leur luxe avec des maisons comme Ralph Lauren, Tommy Hilfinger, Tiffany (racheté par LVMH) …
Il y a des tentatives au Moyen-Orient, dans l’hôtellerie notamment, avec des marques comme Aman ou en Asie comme Six Senses (Thaïlande) Taj ou Oberoi (Inde) Mandarin Oriental, Shangri la qui offrent un art de recevoir très pointu. Le service à la singapourienne ou à l’émiratie constitue une référence en matière d’hospitalité. Les compagnies aériennes Émirats, Ethiad, Qatar Airways, Singapore Airlines, Cathay Pacific sont les pionnières du voyage d’exception. Mais pour rivaliser avec Hermès ou Chanel, il faut non seulement la qualité, mais aussi le récit, l’ancrage culturel et la résonance internationale. Ce n’est pas simplement une question de richesse ou de technologie.
Le numérique et les nouvelles technologies transforment profondément l’industrie du luxe, notamment avec le métavers et l’intelligence artificielle. Ces évolutions peuvent-elles modifier les dynamiques géopolitiques du luxe en redistribuant les cartes entre les différentes régions du monde ?
Le métavers a fait l’effet d’une bulle. On a cru à une révolution, mais la réalité est que le luxe reste fondamentalement lié à l’expérience physique, au contact humain. En revanche, le digital a joué un rôle clé pendant la pandémie. Il a permis au secteur de rester actif, de toucher de nouveaux publics, d’innover en matière de communication. Le « phygital » est une caractéristique du luxe avec une très forte présence du physique : la boutique, le contact humain, la relation avec le client, le toucher du produit restent fondamentaux. Le digital est un bon moyen pour atteindre le but.
Le luxe, c’est l’humain, l’attention, le détail, le lien.
L’intelligence artificielle, elle, peut transformer la relation client, affiner les stratégies de personnalisation, améliorer la gestion des données. Mais cela reste un outil. Le luxe, c’est l’humain, l’attention, le détail, le lien. Les technologies sont des moyens, pas des finalités. Ce qui comptera toujours, c’est la manière dont on raconte une histoire, dont on crée du sens et du désir.
On peut imaginer que les marques qui sauront conjuguer innovation technologique et excellence artisanale tireront leur épingle du jeu. C’est là que la géopolitique intervient : car celui qui contrôle les plateformes numériques, les réseaux sociaux, les flux d’attention, détient aussi une forme de pouvoir culturel. Et le luxe, dans sa quête d’exception et de singularité, devra composer avec ce nouvel ordre symbolique.
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