L’indépendantisme kanak est dans l’impasse. Sa réflexion politique ne tient pas compte de l’évolution des nouvelles générations. Mais les politiques français ne comprennent pas plus ce qui se joue en Nouvelle-Calédonie.
Deux idées, d’ailleurs liées, rendent très difficiles la recherche d’une solution institutionnelle pérenne pour la Nouvelle-Calédonie.
La première est que les référendums sur l’indépendance seraient de droit, du moins périodiquement : c’est le fameux « droit constitutionnel à l’autodétermination ». Cet argument a désormais été démonté, même s’il faut du temps pour que les vieilles fiches que lisent les hommes politiques soient mises à jour. On en a vu un exemple encore la semaine dernière avec Mme Le Pen.
La seconde est que la quête mélanésienne d’indépendance serait en quelque sorte éternelle ; qu’il n’y aurait rien à faire contre. Là encore, Mme Le Pen en a fait une démonstration manifeste lors de sa visite : si elle veut organiser un quatrième référendum dans 40 ans, c’est parce que les trois premiers n’auraient pas suffi à éteindre la quête séparatiste (espoir qu’elle a qualifié de « naïf »).
La question du référendum
A supposer que ce soit vrai, cela ne nous dit pas quelle est la solution. Puisqu’elle se dit attachée à la Calédonie française, on en déduit que, dans son esprit, l’idée serait que, tous les 40 ans (et jusqu’à la fin des temps ?), on revote sur l’indépendance, et qu’à chaque fois le « non » l’emporte. Inutile de dire que ce n’est pas une solution.
Mais ce qui est intéressant, c’est d’interroger ce présupposé – que Mme Le Pen est évidemment très loin d’être la seule à partager. Pourquoi considérer que cette revendication sera toujours avec nous, avec les autres plaies de ce bas-monde comme la maladie et la mort ?
On a souvent fait remarquer qu’il est difficile de dire que les Mélanésiens sont réellement indépendantistes, dans la mesure où pas un de leurs représentants politiques ne souhaite assumer les conséquences inéluctables de l’indépendance : avoir une armée, une justice, une gendarmerie, un réseau diplomatique, etc., à soi (donc les mettre en place, les former et les payer). Une autre manière de dire la même chose est de considérer qu’ils ne veulent pas être indépendants mais indépendantistes : ils veulent, à jamais, être payés par le contribuable français à revendiquer une indépendance sans que celle-ci n’advienne. Il est vrai que M. Wamytan a sans doute la plus belle rente de situation de France. Qui, dans l’histoire de notre pays, a été si longtemps et si grassement nourri par la même main qu’il mord à chaque fois qu’il se saisit de sa pitance ?
Mais jamais ou presque on ne va plus loin et on ne remet en cause l’idée selon laquelle cet indépendantisme – réel ou feint – serait en quelque sorte une donnée inamovible du problème. Or, même s’il faut évidemment rester modeste quant à sa capacité à prévoir l’avenir, il n’est pas interdit de croire, bien au contraire, que l’indépendantisme kanak devrait finir par s’éteindre.
L’argument est très simple : c’est le temps qui passe. Cet argument peut se décomposer en différents éléments.
D’une génération l’autre
1) D’abord un argument générationnel. Structurellement, les hommes meurent et sont remplacés par d’autres, qui seront forcément d’un autre temps et se construiront, en partie du moins, contre leurs pères. Même si on accepte que cet argument est moins vrai dans une société très traditionnelle comme la société kanake, il serait parfaitement absurde de croire que les Mélanésiens – dont les jeunes semblent encore plus drogués à TikTok que les autres – en soient exempts.
Le combat de Jean-Marie Tjibaou ou Eloi Machoro, et avant eux des Foulards rouges de Nidoïsh Naisseline, c’est le combat d’une génération ayant eu 25 ans dans les années 1960 et 1970. Ce sont les combats de l’épopée tiers-mondiste ; de la conférence de Bandung ; de Libération et de Témoignage chrétien. C’est un combat qui, pour le dire brutalement, sent aujourd’hui la naphtaline. Leurs intellectuels sont en bout de course, quand ils ne sont pas déjà morts. Certes, la page met du temps à se tourner, en partie parce que l’effondrement du niveau d’instruction chez les Kanaks rend difficile le renouvellement de la pensée : plus personne aujourd’hui, dans le monde mélanésien, n’a ainsi le niveau intellectuel qu’avait JM Tjibaou.
Mais cela n’empêche pas qu’eux aussi seront inéluctablement rattrapés, tôt ou tard, par le monde nouveau qui est le nôtre. Un monde brutalement multipolaire, déseuropéanisé et désaméricanisé, où les petits territoires se verront déchirés entre les grands ; et où les anciennes colonies « libérées » découvrent la réalité de leur liberté sans les Européens : le retour à la pauvreté et aux guerres tribales, dont la colonisation les avait un temps protégées.
Quel peuple kanak ?
2) Ce combat du « peuple kanak » pour son « indépendance » est non seulement daté ; il est aussi bien trop associé à cette poignée d’hommes qui l’ont porté à ses débuts, et notamment bien sûr à JM Tjibaou. Car il fallait un génie – et en un sens il l’était – pour parvenir à convaincre des populations divisées en des centaines de tribus rivales, parlant des dizaines de langues mutuellement inintelligibles, et ayant passé l’essentiel de leur existence sur le Caillou à s’entretuer, qu’elles formaient un peuple unique, qui avait de ce fait un « droit inaliénable » à son « autodétermination ». Il fallait un homme capable de faire l’unité autour de lui pour maintenir ce qui est en réalité un mensonge.
Cet homme disparu, on voit que les populations kanakes sont de plus en plus divisées et retournent à leurs vieilles haines et leurs vieilles querelles, avec une violence qui va crescendo. Il est vrai que, de manière temporaire, on peut considérer que leur revendication d’indépendance, étant la seule chose qu’elles ont en commun, en sera renforcée : mais, à un moment, la réalisation que le peuple kanak qui revendique son indépendance n’existe sans doute pas davantage que le peuple calédonien du « destin commun » rendra cette prétention trop difficile à tenir. Comment sa revendication à l’indépendance n’exploserait-elle pas en même temps ?
Un projet politique qui a échoué
3) Cela paraît d’autant plus vrai que, contrairement à ce que disent (et pour certains croient) ceux qui répètent que l’indépendance est inéluctable, ce combat a en réalité été un échec. Il est surprenant que cela soit si peu dit, ou d’ailleurs compris. Cela fait presque 50 ans – le congrès de Bourail remonte à 1977 – que des représentants politiques kanaks vendent à leur propre population, et notamment à sa jeunesse, le rêve d’une indépendance politique : « Kanaky ». Après presque 35 ans d’un processus d’autodétermination (1988-2021), ils ont bien dû se rendre à l’évidence : ils n’ont convaincu personne en dehors de leur communauté, ce qui rend toute perspective d’indépendance insoutenable. « Kanaky » n’adviendra pas. Elle n’a pas et n’aura jamais le soutien populaire nécessaire pour que le projet aboutisse.
Le mouvement indépendantiste a alors tenté d’« aller chercher Kanaky » par la violence : cela nous a donné la CCAT et les émeutes de 2024. Mais, malgré le traumatisme infligé à la population, la vérité oblige là encore à dire que l’échec a été consommé. Leurs leaders sont en prison ; leurs jeunes ne seront plus réembauchés par des Européens avec qui le pacte de confiance a été rompu ; et leurs vieux meurent faute de soins (ce sont les Européens qui prodiguent les soins, largement aux frais du contribuable français d’ailleurs). Il n’en faudrait sans doute pas beaucoup – l’assentiment, fût-il tacite, de quelques chefs coutumiers (qui pour l’instant se taisent encore, mais observent et s’interrogent forcément) – pour que la parole se libère. Et que des comptes soient enfin demandés à tous ces leaders indépendantistes qui ont vendu et revendu ce rêve qui était leur rente de situation, et qui a mené leur propre peuple au désastre.
Qui, aujourd’hui, peut sérieusement regarder un jeune Kanak dans les yeux et lui dire, sans ciller, que sa vie sera meilleure en « Kanaky » (ou même qu’il y sera plus libre, si être plus pauvre lui est indifférent) ? A un moment, tous les mensonges finissent par tomber. Cela peut prendre du temps, mais la chose est aussi inéluctable que la chute de l’URSS. Fondée sur un mensonge – que les Mélanésiens seront plus heureux quand le drapeau du FLNKS flottera sur un haussariat transformé en Comité de salut public kanak et socialiste – la revendication indépendantiste s’éteindra elle aussi inéluctablement. Reste à tenir suffisamment longtemps pour qu’elle n’ait pas le temps de se matérialiser avant.
Quant à savoir ce qui la remplacera, il serait bien audacieux de penser avoir la réponse à soi tout seul, surtout en quelques lignes. Elle ne pourra d’ailleurs, cette réponse, venir que d’eux. Mais le rôle de la France – de l’Etat et de tous ceux qui, en Nouvelle-Calédonie, se battent pour son pavillon et sont encore animés par un idéal de fraternité – est de leur proposer un meilleur projet au sein de la France, à la fois en tant qu’individus et en tant que peuple (réalité collective qui ne disparaîtra pas). Il fut un temps où les îles étaient pavoisées de tricolore : il ne tient qu’à nous, collectivement, que nous puissions un jour revoir notre pavillon brandi fièrement y compris par nos compatriotes mélanésiens.