<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Dix leçons géopolitiques de la guerre d’Ukraine

26 juin 2025

Temps de lecture : 7 minutes

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Dix leçons géopolitiques de la guerre d’Ukraine

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Est-il déjà trop tôt pour tirer un bilan de la guerre d’Ukraine ? À l’heure d’écrire ces lignes (fin mars 2025), personne ne sait si un accord sera trouvé entre MM. Poutine et Trump pour mettre fin au conflit. Il est très probable que les combats auront encore lieu, pour plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Rien ne dit qu’ils auront même cessé fin 2025. Tirer des leçons paraît donc bien précoce.

Article paru dans le N°57 de Conflits. 

Pourtant, au bout de trois ans de guerre et deux mois de présidence Trump, un premier bilan peut être tenté.

1/ Le retour d’une grammaire stratégique ancienne

Depuis la fin de la guerre froide, l’ordre du monde était régi par des principes et des lois que l’on jugeait immuables : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, intangibilité des frontières, interdiction de la guerre d’agression… Ces principes sont d’ailleurs toujours inscrits dans la charte des Nations unies, mais sont battus en brèche par une nouvelle réalité, celle du retour à une grammaire stratégique ancienne, préalable au xxe siècle. Si l’on reprend le livre fondateur de Kissinger, Diplomatie, il s’agit finalement d’un ordre du monde fondé sur l’équilibre des puissances (balance of power). Mais dans ce contexte, la guerre n’est pas interdite ni les changements de frontière.

La prise de la Crimée par les Russes en 2014 constitue la première marque de cette réalité. En septembre 2022, sept mois après le début de la guerre d’Ukraine, la Russie déclare annexer les oblasts ukrainiens de Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijia. À chaque fois, des référendums sont organisés, même si la sincérité du scrutin prête beaucoup au doute. Cependant, alors que les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine sont en cours, il paraît très possible que l’accord final reconnaisse de facto (et non de jure) l’annexion de ces territoires.

Dès lors, la question de la guerre revêt un sens tout à fait nouveau pour bien des esprits européens qui l’avaient évacuée. Il faut réapprendre les notions de rapport de force, de victoire ou de défaite, de négociations de paix, selon des critères et des règles depuis longtemps oubliés.

2/ L’ordre nucléaire demeure

Cette guerre a été limitée à un affrontement entre l’Ukraine et la Russie parce que les soutiens de l’Ukraine ont refusé d’aller jusqu’à la cobelligérance : ils craignaient en effet l’escalade, surtout avec une puissance nucléaire qui demeure la première en nombre de têtes. Ainsi, l’ombre portée du nucléaire n’a cessé de contraindre le conflit et a empêché les mécanismes d’alliance qui avaient été fatals lors de la Première Guerre mondiale. C’est d’ailleurs ce blocage par le haut qui a permis un retour à la grammaire du xixe siècle, possible à cause de l’interdiction nucléaire de l’escalade de la violence.

3/ Malgré tout, des contournements possibles apparaissent

Cependant, ce conflit ouvre deux possibilités de contournement. Le premier est celui de la relance de la prolifération. Les revers ukrainiens démontrent qu’une puissance conventionnelle ne peut affronter une puissance nucléaire. L’exemple nord-coréen illustre par ailleurs que l’accès (toujours très coûteux, économiquement comme diplomatiquement) à l’arme nucléaire garantit une sorte d’inviolabilité. Il est tout à fait possible qu’à l’issue du conflit, l’Ukraine décide de mettre en place une arme nucléaire. D’autres pays à travers le monde pourraient l’imiter.

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Le deuxième contournement tient au développement de la dimension aérobalistique[1] avec d’un côté la prolifération de missiles balistiques (les Houthis au Yémen en tirent, l’Iran a aussi frappé Israël). Mais la multiplication des missiles de croisière ou des drones de longue portée constitue un élément nouveau. Enfin, l’arrivée de missiles hypersoniques comme l’Orechnik russe, qui peut porter des charges conventionnelles ou nucléaires, permet désormais des frappes stratégiques de longue portée, indétectables et ayant des effets stratégiques, soit sur le plan militaire soit sur le plan politique. Cela constitue un sérieux coup de canif à la grammaire nucléaire traditionnelle.

4/ La Russie n’est pas isolée

Au début de la guerre, en février et mars 2022, la quasi-totalité des commentateurs européens se félicitaient : la Russie était isolée, elle ne pourrait pas tenir longtemps face à la pression internationale ou les sanctions. Il a fallu déchanter puisque le reste du monde n’a pas suivi cette ligne. Si peu de nations ont délibérément suivi la Russie (Corée du Nord, Iran et Nicaragua), la plupart l’ont soutenue de facto soit en gardant une prudente réserve diplomatique, soit en ne votant pas les sanctions, soit même en continuant de commercer avec Moscou, pour le pétrole ou les céréales par exemple. La Russie a ainsi pris appui sur ses alliances tacites, notamment avec la Chine, ou encore en utilisant des cénacles puissants : OPEP+ ou BRICS+.

5/ L’Occident est isolé

Au contraire, c’est désormais l’Occident qui est isolé. Il dictait l’ordre du monde et diffusait ses valeurs. Force est de constater qu’il ne convainc plus. Sa puissance économique est en berne, son régime politique en difficulté, et ses valeurs paraissent perverties. Son recours aux grands principes moraux s’est transformé en une moraline qui exaspère les capitales du sud. Elles ne sont plus disposées à recevoir des leçons sur les droits de l’homme ou les règles sociales. Au fond, les leçons éthiques distribuées par les grandes consciences occidentales sont ressenties comme des instruments d’un néocolonialisme culturel, malgré toutes les démonstrations de repentance qui ne convainquent plus.

Le logiciel occidental qui dominait le monde est obsolète.

6/ L’Occident n’est plus

La fin de l’Occident n’est pas simplement à chercher dans la fin de son influence. Sa constitution même est menacée. Quoi que l’on pense de Trump, il a fait tous les constats précédents et est passé à autre chose. Observons d’ailleurs que les capitales du sud ne sont pas si critiques que cela des actions de Trump. Elles les jugent désagréables, mais interprétables et négociables. On est loin des réactions d’effroi et des chocs psychologiques que l’on observe en Europe, où l’arrivée de Trump II constitue la fin d’un monde si confortable. L’Occident, vécu principalement comme l’union de l’Amérique et de l’Europe, cet Occident-là n’est plus[2]. La désillusion est totale et démontre l’impréparation des esprits. « Qui aurait pu penser ? » devient le leitmotiv des observateurs.

Voici donc un rift transatlantique s’installer durablement. L’Europe se retrouve en insécurité stratégique même s’il lui faudra inventer de nouveaux schémas de sécurité, loin des institutions existantes (OTAN ou UE). Il faudra réarmer, réfléchir et cesser de rechercher un monde disparu. Il lui faudra négocier avec l’Amérique et, en même temps, concevoir une autonomie stratégique qui sera fondée sur les efforts nationaux.

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Quant à l’Amérique, elle suit désormais un double chemin : celui de l’isolement, conforme à sa tradition stratégique d’avant Théodore Roosevelt (une fois encore, voici un retour au xixe siècle) ; et celui de la rivalité avec la Chine, ennemi existentiel qui permet aux États-Unis de s’auto-aiguillonner.

7/ L’Alliance atlantique a assuré sa fonction première, mais sort quand même affaiblie

L’Alliance a bien servi. Chacun se souvient des paroles d’E. Macron en 2019 sur sa « mort cérébrale ». Le coup de fouet avait suscité une réaction, mais c’est bien la guerre d’Ukraine qui a ressuscité la belle endormie. Elle retrouvait l’adversaire de toujours, si confortable qu’elle n’avait plus à se poser de questions. L’OTAN était là pour assurer la défense collective contre la menace à l’Est, comme au bon vieux temps de la guerre froide. D’ailleurs, la Finlande et la Suède ne la rejoignaient-elles pas, mettant fin à près de quatre-vingts ans de neutralité ? Et cela fonctionnait puisque les renforcements alliés se mettaient en place à l’est de l’Europe, dans les pays baltes, en Pologne ou en Roumanie.

Cette mission a incontestablement été remplie, puisque à aucun moment, les forces russes n’ont été tester la ligne rouge que constitue la frontière extérieure de l’Alliance. Celle-ci a assuré sa fonction dissuasive envers Moscou. Sa propre dimension nucléaire a incontestablement joué.

Pour autant, l’arrivée au pouvoir de D. Trump chamboule cette approche traditionnelle. Il menace d’annexion tout ou partie de certains alliés (Canada et Groenland danois) et chacun a compris que la garantie de sécurité américaine était profondément remise en cause. Peut-on encore croire à la solidarité alliée ?

8/ L’Europe ne sait plus quoi penser

Dès lors, l’Europe se retrouve désemparée[3]. Au-delà de la rupture transatlantique, c’est toute sa conception du monde qui est remise en cause. Son approche irénique d’une fin de l’histoire où tout se réglerait par la norme et des discussions dites « gagnant-gagnant » est profondément questionnée face à un nouveau monde hobbesien qui voit l’affrontement de tous contre tous. L’Europe se voyait la championne du soft power, elle doit se confronter au hard power. Les institutions en place peinent à répondre : ce ne peut être l’Alliance ni même l’Union, qui ne réunit pas tout le monde et demeure de plus profondément divisée et trop nombreuse. Certains outils de ces institutions demeureront utiles, mais il faudra inventer de nouveaux systèmes, probablement plus petits et efficaces.

9/ Le reste du monde trouve d’utres modes de coordination

Le reste du monde a refusé de s’intéresser à cette énième guerre civile européenne. Le grand Sud qui a réussi à sortir du sous-développement aspire à autre chose : la prospérité, mais aussi la défense locale de ses intérêts, au gré de cercles restreints et limités qui paraissent constituer la logique de base du nouveau monde qui vient. Des systèmes souples se mettent en place, beaucoup moins organisés que les grosses structures bureaucratiques, inventées par l’Occident au cours de la seconde moitié du xxe siècle (ONU, UE, OTAN, OMC…). Des systèmes alternatifs ont pris la relève du Mouvement des non-alignés : ce peut être des structures à vocation commerciale (OPEP+), économique (BRICS+) ou géopolitiques à but limité (Organisation de coopération de Shanghai). Voici des institutions sud-sud qui ont toutes en commun de ne pas inclure les pays du nord. Non que tout y soit parfait, mais elles marquent la volonté de se défaire d’un ordre occidental jugé périmé.

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10/ Un nouveau monde encore très fluide

Ce nouveau monde demeure encore très flou. Nul ne sait comment se terminera la guerre d’Ukraine. Nul ne sait si une issue sera trouvée aux différents conflits du Proche et du Moyen-Orient. Nul ne sait comment se termineront les nombreux conflits africains (Soudan, Congo, Sahel). Nul ne sait si la crise de Taïwan va évoluer en un conflit ouvert. Nul ne sait ce que va devenir la rivalité sino-américaine. Mais les acteurs en place semblent tous déterminés à faire valoir leurs intérêts nationaux tout en étant fort opportunistes.

Le nouveau monde sera beaucoup plus fluide que le système corseté du siècle dernier. Bienvenue au xxie siècle.

[1] « La sphère aérobalistique », La Vigie 255, 11 décembre 2024.

[2] « Il n’y a plus d’Occident », LV 146, 8 juillet 2020 et « Fracture transatlantique », LV 261, 4 mars 2025.

[3] « L’Europe KO », LV 260, 19 février 2025.

À propos de l’auteur
Olivier Kempf

Olivier Kempf

Le général (2S) Olivier Kempf est docteur en science politique et chercheur associé à la FRS. Il est directeur associé du cabinet stratégique La Vigie. Il travaille notamment sur les questions de sécurité en Europe et en Afrique du Nord et sur les questions de stratégie cyber et digitale.

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