Alors en poste à Leipzig, Eugène Berg a pu rencontrer Mikhaïl Gorbatchev en 1994. Ils ont longuement parlé de l’Afghanistan et du retrait de l’URSS. Une page d’histoire qui permet de mettre en perspective la politique actuelle de Vladimir Poutine en Ukraine et son obsession de ne pas subir de retrait. Eugène Berg raconte pour la première fois cet entretien et analyse ce qui fut un tournant majeur pour l’URSS.
En septembre 1994, quatre ans après la réunification allemande, dont il a été largement le maître d’œuvre, Mikhaïl Gorbatchev a été accueillie en héros à Erfurt. Ce choix de la capitale de la Thuringe, ce Land placé au cœur de l’Allemagne n’était pas indifférent. À proximité des villes de Iéna, Gotha et Weimar, c’est à Erfurt que s’est tenu en 1891 le Congrès du parti social-démocrate allemand qui y a adopté la ligne qu’il suivit jusqu’en 1921, qui fut commenté par Lénine. C’est également là que, le 19 mars 1970, Willy Brandt et Willi Stoph, le numéro deux du régime est-allemand, se rencontrèrent, premier entretien entre dirigeants ouest et est-allemands. En un sens, Gorbatchev ressentait des affinités avec le prix Nobel allemand, père de l’Ostpolitik, dont on peut dire qu’il l’a parachevée en ne s’opposant pas à la réunification allemande.
Rencontre à Leipzig
Alors Consul général à Leipzig, je fus présenté au dernier Secrétaire général qui fit la tournée de l’assistance. Lorsque vint mon tour, je lui glissai mon titre en ajoutant : « Je suis d’origine russe et mon grand-oncle a été le bras droit de Toukhatchevski ». Son œil brilla et il me serra fortement la main des deux siennes. À la fin de l’exposé auquel il se livra, par la suite, dans la Kaisersaal, je lui ai posé une question sur l’Afghanistan qui visiblement le toucha au vif, au point de me convier à l’hôtel où il résidait pour prolonger ce premier échange de vues. C’était deux années après l’entrée des forces nationales commandées par Massoud, à Kaboul. Je lui avais demandé à quel moment il avait pris conscience de la nécessité pour la Russie de retirer son contingent militaire et la façon dont il voyait l’évolution du « royaume de l’insolence ». On découvrira ainsi qu’il pressentait le pire pour ce pays déchiré et que, sur certains points, il ne se démarquait pas, contrairement à la doxa, toujours avec la position qu’a adoptée Vladimir Poutine par la suite.
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Se tournant vers moi avec son œil scintillant, il n’a pas caché sa désillusion.
« Lors de ma nomination comme responsable de l’agriculture, je me suis aussitôt rendu compte que la réforme agraire draconienne lancée par nos camarades afghans, issus de la révolution du 28 avril 1978, allait dans le mauvais sens, par sa brutalité, son radicalisme et l’absence de toute pédagogie. Mais je n’étais guère en mesure de faire évoluer les choses. Puis, en décembre 1979, lorsque nos forces armées ont été lancées à l’assaut du palais présidentiel, je n’ai guère été mis au courant »
« Vous auriez critiqué cette décision, lui lançai-je ? »
Il sourit : « Vous comprenez quelle était ma position à l’époque. »
Par la suite, il admit qu’il restait hésitant à délaisser l’Afghanistan, ayant assuré Fidel Castro qu’il n’abandonnerait pas ses camarades socialistes. Il ajouta que, pour sa génération, quitter l’Afghanistan signifiait pour l’URSS de renoncer à jouer son rôle de protecteur du Sud contre les menées impérialistes. Une position que Poutine a pleinement faite sienne, dans des circonstances bien entendues fort différentes en Syrie, en 2015.
Pourtant, dis-je « Vos meilleurs amis à l’époque n’étaient pas de purs marxistes, comme Rajiv Gandhi. »
« En effet, je faisais de moins en moins de différence entre nos alliés (socialistes), nos amis progressistes et tous ceux qui remettaient en cause l’hégémonie occidentale. »
Gorbatchev, précurseur des BRICS ?
Alors, en Afghanistan pourquoi avoir attendu si longtemps pour quitter le pays et bâtir une union nationale ?
« C’est que j’avais affaire à un puissant lobby afghan, l’armée, le KGB, le MID, mené par Andreï Gromyko, et surtout j’espérais un soutien américain pour nous aider à partir dans l’honneur, en préservant nos intérêts dans ce pays voisin et ami.
En effet, mes hésitations étaient motivées par le fait que notre départ entraînerait la perte de confiance dans l’Union soviétique, dans sa capacité à stabiliser le pays, la disparition de statut de principal protecteur du Sud global et sa crainte de perdre la face par rapport aux États-Unis. Parallèlement, je l’avoue, que la situation en Afghanistan a contribué à une réticence croissante des dirigeants soviétiques à recourir à la force ailleurs. Lorsque la question d’une intervention militaire en Pologne pour réprimer Solidarité s’est posée en 1980, le chef du KGB, Youri Andropov, déclarait : « Le quota d’interventions à l’étranger est épuisé. »
Aussi, avec le recul, on peut observer aujourd’hui que, si le syndrome vietnamien a duré 15 ans, le syndrome afghan lui, 20 ou 25 ans, jusqu’à l’incursion de l’armée russe en Géorgie en août 2008.
Face à la guerre
Rappelons que Mikhaïl Gorbatchev, arrivé au pouvoir le 11 mars 1985, était,déterminé à mettre fin à la guerre, un « saignement » qui durait depuis cinq années. Bien que les précédents dirigeants eussent cherché à décrire l’invasion comme une noble mission humanitaire, l’assouplissement de la censure qu’il a opéré a toléré à la presse de révéler les sordides côtés du conflit. Cette liberté de parole a surtout permis à une variété de personnes en URSS d’exprimer des opinions longtemps réprimées de colère à cause des conséquences de l’aventure afghane.
« La position des États-Unis a évolué, a continué Gorbatchev , passant du « retrait mutuel de toutes les forces extérieures » comme me l’a dit le président Reagan à Genève en novembre 1985, à l’insistance sur la poursuite du soutien en armes aux moudjahidines afghans en 1988 (comme l’a dit le conseiller à la sécurité nationale Colin Powell au secrétaire d’État George Schultz lorsque ce dernier a semblé s’engager dans la voie de la « retenue mutuelle »), et au refus des élections libres en 1990 s’ils autorisaient le président sortant de Kaboul, Najibullah, appuyé par nous, de se présenter. L’objectif principal des États-Unis était donc de provoquer un retrait militaire soviétique.
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Mais, une fois ce retrait clairement entamé en 1988, d’autres facteurs sont entrés en ligne de compte, tels que les relations des États-Unis avec le Pakistan, l’action du Congrès en faveur de la résistance afghane et l’acharnement des États-Unis sur le fait que Najibullah devait s’en aller. »
Ce qui aujourd’hui, avec le recul, s’avéra certainement l’erreur fondamentale qui persistera jusqu’aux années 2010-2020.
Mikhaïl Gorbatchev s’enflamma : « J’ai dû, à mon regret, finir par accepter le fait que l’administration Reagan continuerait à armer les factions les plus radicales des moudjahidines par l’intermédiaire du Pakistan, qui n’a cessé de jouer double jeu, même en violation des accords de Genève.
J’espérais, continua-t-il, que des progrès vers un règlement politique pourraient être réalisés en travaillant avec les États-Unis après la signature des accords de Genève, établissant de cette façon un précédent et cimentant davantage la coopération globale américano-soviétique. Je pensais passer ainsi de la détente, puis à l’entente et commencer la phase de coopération, à créer un modèle de coopération avec les États-Unis pour résoudre les conflits régionaux. Si nous partagions l’objectif américain d’un Afghanistan indépendant, nous nous méfions particulièrement du pouvoir des fondamentalistes radicaux,[1] qui dominaient la résistance basée au Pakistan et soutenue par les États-Unis. »
On voit ici les racines du 11 septembre 2001…
« Mais, c’est vrai, c’était prématuré, la confiance mutuelle n’existait pas encore, elle n’interviendra qu’en 1989, vous le savez, après la chute du Mur et le rencontre de Malte en décembre.
En fin de compte, tant dans les accords de Genève de 1988 que dans les négociations avec l’administration Bush en 1989 et 1990, nous avons accepté d’être en dissension, masquant les divergences de nos positions, à ma grande déception et celle d’Edouard Chevardnadze. »
Cette divergence a finalement éclaté lors d’entretiens avec le secrétaire d’état américain James Baker en 1990. Les dirigeants soviétiques ont alors déclaré que les moudjahidines, parrainés par les États-Unis, n’étaient pas du tout intéressés par des élections libres, mais seulement par le pouvoir, ce que Baker n’a d’ailleurs pas contesté. Comme le résuma par la suite l’ambassadeur Anatoly Dobrynine dans ses Mémoires, « L’objectif stratégique et l’espoir de Gorbatchev étaient que l’Afghanistan serait neutre et que les États-Unis joueraient un rôle utile avec nous dans le futur règlement. Cela s’est avéré être une illusion ».
Le rôle des Afghanzis dans la politique russe
En Union soviétique l’ambivalence populaire s’est vite transformée en révulsion lorsque le public a appris les crimes de guerre, la toxicomanie et la négligence du retour des vétérans. Ce débat collectif sur la guerre a conduit à une réévaluation de l’identité de l’Union soviétique. Ces images de militaires de retour d’Afghanistan blessés, avec la couverture des crimes staliniens, de la corruption officielle et des soins de santé, alimentèrent la conviction de plus en plus répandue que la société soviétique était « malade » et nécessitait une thérapie radicale.
Pour les démocrates, ce fut l’occasion de reconsidérer la situation du pays, de remettre en cause le bien-fondé des interventions étrangères et de créer un État plus démocratique. Pour les conservateurs, la fragmentation de la société soviétique en factions résultait des changements apportés par Gorbatchev qui étaient allés trop loin (ou pas assez loin). Lorsque Svetlana Alexievitch a publié Les Cercueils de zinc, en 1990, un récit de l’absurdité brutale de la guerre fondé sur des conversations avec des vétérans, elle reçut appels téléphoniques et lettres furieuses. « Qui a besoin de ta terrible la vérité ? ». Un lecteur s’est plaint. « Je ne je veux pas le savoir ! »
Après le retrait final mi-février 1989, le Congrès des députés du peuple (de l’Union soviétique) organe d’autorité suprême (de 1989 à 1991) a lancé une enquête sur les causes et les conséquences de la guerre. En octobre 1989, elle condamna l’invasion pour des raisons « morales et politiques ». Une doctrine fut rédigée sous Gorbatchev et définit la guerre comme « totalement obsolète, inacceptable et inadmissible comme moyen d’atteindre les objectifs politiques. »
Déjà la fin de l’histoire en quelque sorte ! Ce fut bien prématuré.
Fin de partie ?
Les conséquences de la guerre étaient cependant loin d’être terminées. Dans la Russie postsoviétique, certains vétérans d’Afghanistan se sont engagés dans la sécurité et le crime organisé, ils entretenaient des liens étroits avec le monde des affaires et la politique. Après s’être considérés comme victimes de la négligence officielle dans les années 1990, sous Vladimir Poutine, les vétérans ont assumé de nouveaux rôles en tant qu’alliés de l’État et de ses expressions militaristes patriotiques et idéologiques.
En 1999, les dirigeants de l’Alliance russe des vétérans d’Afghanistan ont aidé à la création de l’organisation devenue Russie unie, le parti du pouvoir. Certains individus ayant servi en Afghanistan et en Tchétchénie ont rejoint l’OMON, une division des forces spéciales qui sert de police antiémeute lors des manifestations. Les vétérans d’Afghanistan (décrits dans les médias russes comme des « héros avec des battes de baseball ») ont joué un rôle clé dans les événements de Crimée en 2014.
Aujourd’hui, les nationalistes ont tenté de recadrer la guerre, autrefois largement vilipendée, comme une cause juste. En 2019, le régisseur Pavel Loungine a réalisé Brotherhood, film sur les derniers mois de la guerre et le retrait soviétique, sympathisant envers les troupes soviétiques. Sa pierre de touche morale est un officier sensible du KGB. Alors que la mémoire collective de la guerre s’est alignée avec les objectifs de l’État, le taux d’approbation a augmenté : dans un sondage de 1991, 88 % des personnes interrogées a déclaré que l’invasion de l’Afghanistan était inutile ; en 2019, ce nombre est tombé à 55%.
En août 2021, les Russes ont vu le retrait américain avec un mélange de Schadenfreude, de commisération et d’inquiétude quant à son possible effet déstabilisateur dans la région. Le désengagement précipité de Kaboul tranchait tellement avec le départ tranquille du général Boris Gromov, accompagné de son fils, un bouquet à la main, franchissant en dernier le pont de l’amitié.
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Aux États-Unis, l’idée que la mission soviétique en Afghanistan a provoqué la chute de l’URSS a alimenté les angoisses quant à la fin de l’empire américain. Ce qui détermine dans une large mesure la politique extérieure du locataire de la Maison-Blanche. Lors de son premier mandat n’a-t-il pas commencé à négocier avec les talibans à Doha, processus qui a mené aux accords éponymes du 29 février 2020 ?
Mais erreur que n’avait commise Gorbatchev en son temps, l’administration Trump n’inclura pas le gouvernement afghan dans ses négociations avec les talibans, entamant ainsi sévèrement sa légitimité. Ce dernier dut se contenter de signer avec Washington une déclaration conjointe réaffirmant que les États-Unis continueraient à lui octroyer une aide militaire et un soutien, promesses qui s’avèrent bien vaines. Le gouvernement afghan, miné par les dissensions permanentes entre le président Ghani et son vice-président Abdullah, perdit vite toute crédibilité politique, ce qui conduisit au départ précipité des forces américaines de Kaboul, le 15 août 2021. Une décision qui pèsera de tout son poids dans la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine six mois plus tard.
Si l’on revient à l’engagement de l’URSS en Afghanistan, on constate que la guerre fut un symptôme du déclin soviétique, et non sa cause. Remettre en question les hypothèses qu’a conduites l’invasion a ouvert la perspective, cependant fugace, d’un avenir différent.
La question du retrait
On peut dire aujourd’hui que le retrait d’Afghanistan a réellement secoué la société soviétique, ce dont Mikhaïl Gorbatchev était bien conscient, mais dont il s’est efforcé d’en limiter les dommages. S’il s’était obstiné à y rester plus longtemps, les effets destructeurs sur l’URSS auraient été certainement bien pires. C’est ici que l’on ne peut éviter d’effectuer une comparaison avec l’actuelle guerre en Ukraine, bien que le moment, les circonstances, les motivations, les forces engagées sont fort différents. Alors que la guerre en Afghanistan était distante et ne mettait pas en cause l’existence de l’Union soviétique, celle d’Ukraine est sans cesse présentée par Vladimir Poutine comme existentielle. Il est évident aussi qu’il n’est guère possible en Russie d’en discuter les fondements et le déroulement, mais viendra peut-être un jour, encore bien lointain, où seront mesurées toutes ses conséquences qui se feront sentir sur de longues années.
[1] Une erreur de la part des Nord américains qui s’avéra pour eux fatale : « Nous avions à l’ époque, soutenu les moudjahidines contre la Russie, mais nos services de renseignement n’ont pas assez communiqué avec nos décideurs politiques et nos diplomates sur la nature de ces insurgés, et sur leur niveau de religiosité » confia au Figaro , le 15-16 mai 2021 , Bing West, analyste à la Rand Corporation et ancien secrétaire adjoint pour la Défense pour les affaires internationales sous Ronald Reagan. On sait cependant que le Conseiller à la Sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, justifia pleinement cette aide aux moudjahidines islamistes, en affirmant qu’elle avait conduit , ce qui était essentiel à ses yeux, à l’ effondrement de l’ URSS (Interview au Nouvel Observateur 15-21 janvier 1998).