<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’intégration des marges issues de l’URSS

14 janvier 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Réunion de l'Union économique eurasiatique le 31 mai 2016 à Astana, Auteurs : Alexei Druzhinin/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP21903001_000001.
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L’intégration des marges issues de l’URSS

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La proximité et l’histoire commune de la Russie et de l’URSS avec le Caucase, l’Asie centrale, mais aussi la Baltique et l’Europe de l’Est, nous renseignent sur l’évolution de l’approche russe des notions de frontière, de voisinage, du passage de l’hinterland au contact avec l’« autre ». L’étranger proche de la Russie apparaît également comme une marche d’empire dans laquelle la puissance peut s’exprimer ou se déliter au gré des phases d’expansion ou de crise, comme celles qui se sont fortement exprimées en Ukraine et dans les Balkans ou sous intensité basse en Asie centrale et dans le Caucase.

 

Entre mars 1990 et décembre 1991, 14 républiques socialistes soviétiques déclarent leur indépendance. La Russie est ramenée dans ses limites du xvie siècle et fragilisée sur toutes ses frontières intérieures et extérieures. Mais elle a peu à peu réglé un certain nombre de conflits internes (second conflit tchétchène, terrorisme interne). Elle a également (ré)appris à gérer ses 83 « sujets » (villes fédérales, oblasts, kraïs, okrougs, républiques autonomes) et à composer avec ses presque 200 nationalités. Ce préalable était nécessaire pour que Moscou puisse à nouveau afficher puissance et détermination du pouvoir vis-à-vis des partenaires et alliés traditionnels de ses marches devenues entre-temps États indépendants. Elle disposait d’atouts non négligeables comme l’élément humain. Avec des délimitations administratives internes qui sont devenues frontières d’États, 28,5 % de sa population n’était pas russe et 17 % de Russes ethniques de l’ex-URSS se retrouveront dans des pays devenus étrangers en 1992.

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Suivons Pascal Marchand [simple_tooltip content=’ P. Marchand, La Russie par-delà le bien et le mal, Le Cavalier Bleu, 2017.’](1)[/simple_tooltip] qui scinde en trois groupes les républiques de l’ex-URSS devenues États souverains. L’indépendance des Pays baltes a normalisé les relations avec leur grand voisin, les minorités russes essentiellement en Estonie et Lettonie représentent un poids considérable dans la vie intérieure de ces pays, malgré la discrimination dont ils font l’objet, plus encore si on leur ajoute les Ukrainiens et les Biélorusses eux aussi Slaves russophones. Mais si le rapport économique tend à s’estomper en raison du transfert du commerce baltique russe des ports des Pays baltes au rivage russe du golfe de Finlande, la question stratégique reste entière. Membres de l’UE et de l’OTAN, ils en composent les avant-postes au contact avec la Russie dont la sécurité pourrait être gravement compromise si les forces occidentales présentes sur leur territoire devenaient une menace militaire d’action directe au cœur du territoire russe. Le Kremlin s’attache donc de son point de vue à considérer la zone comme un verrou stratégique.

 

1. L’enjeu majeur du Caucase

 

À la frontière sud du pays, le Caucase compte trois républiques, deux chrétiennes, l’Arménie et la Géorgie, et une musulmane, l’Azerbaïdjan. Les troupes fédérales soviétiques s’étaient à l’époque interposées entre groupes armés luttant pour une forme d’autonomie au sein de ces provinces. Avec la chute de l’URSS et la création d’États comme la Moldavie et la Géorgie, les populations d’Abkhazie, d’Ossétie et de Transnistrie ont refusé leur intégration selon le même principe qui avait présidé à l’indépendance de ces mêmes républiques. Seul le maintien des troupes russes pouvait leur garantir cette autonomie si chèrement conquise. Venant à la suite de différentes opérations de déstabilisation en Ciscaucasie par Tbilissi, l’attaque de l’Ossétie par les troupes géorgiennes en 2008 a donné l’occasion à Moscou à la fois de reconnaître l’indépendance proclamée par l’Abkhazie et l’Ossétie et d’empêcher le projet d’adhésion de Tbilissi à l’OTAN et à l’UE. L’Arménie est un allié de poids de la Russie, elle a rejoint l’Union douanière russe, l’Union économique eurasiatique, entrée en vigueur le 1er janvier 2015 et regroupant outre ces deux pays, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Biélorussie, et le Kirghizistan.

La Russie ne s’est donc pas laissée déborder par le partenariat oriental de l’Union européenne à destination de l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine, et dont on sait que le caractère voulu exclusif par l’UE fut une des causes principales de la crise ukrainienne. L’armée russe possède de plus une base militaire à Gyumri. De même, le rapprochement diplomatique et stratégique entre Moscou et Ankara s’est traduit par une amélioration des relations de la Russie avec l’Azerbaïdjan indéfectiblement liée à la Turquie. Le rapprochement russo-turc a également eu d’autres conséquences bénéfiques pour la situation en Transcaucasie où la Russie n’a finalement plus de puissance réellement hostile face à elle. Comme Téhéran a toujours maintenu d’excellentes relations avec l’Arménie, cela a permis de créer un débouché pour les hydrocarbures iraniens vers le port de Poti en Géorgie en passant par l’Arménie. Avec l’Iran, la Russie dispose ainsi d’un allié de poids dans cette région en voie de stabilisation et a réussi à se poser comme une puissance d’équilibre incontournable en consolidant les acquis des années 1990.

Saint Georges terrassant le dragon, saint patron de la Géorgie. Ce pays sait se défendre des Russes.

L’Asie centrale compte cinq républiques musulmanes, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Si l’on excepte le Kazakhstan, ces territoires issus de l’empire ressortaient déjà d’une sorte d’espace périphérique et ont intégré tout naturellement leur rôle de marches ou de confins traditionnels. Les provinces kazakhes limitrophes de la Russie, devenues depuis frontalières, étaient, quant à elles, très majoritairement peuplées de Slaves, lesquels étaient également tellement nombreux dans d’autres provinces voisines que Soljenitsyne avait en son temps évoqué l’idée d’une partition du Kazakhstan. Au regard de l’avancée occidentale, mais également turque et surtout chinoise, voire iranienne, sur son immédiat frontalier oriental lors de la décennie de son affaiblissement (1990-2000), la Russie a depuis joué des ressorts traditionnels d’alliances stables avec la réorganisation des routes énergétiques (oléoducs, gazoducs), l’alternative pluripolaire par l’intégration économique eurasiatique et le développement en commun des ressources naturelles, le maintien de la forte migration économique depuis ces cinq Républiques vers la Russie, le cadre sécuritaire antidjihadisme international par l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), jusqu’à son accompagnement récent du projet de « Nouvelle Route de la Soie » chinois en Asie centrale et dans le Caucase. La Chine n’y contestant pas le soft power russe, Moscou se contente d’observer une présence économique chinoise croissante. Les deux zones tampons, Caucase et Asie centrale, sont considérées par le Kremlin comme un rempart de sécurité face à l’arc de crise partant de l’Afghanistan jusqu’au Proche-Orient, et devant concilier ouverture économique et menace sécuritaire. Sa stratégie est donc celle de la stabilisation, de l’influence et d’investissements économiques privés/publics pour éviter que les nouveaux partenaires dorénavant présents dans ces pays ne lui ravissent la place de premier acteur géopolitique dans cette zone.

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2. La rupture des sœurs slaves

 

La rupture la plus forte fut celle imposée aux « sœurs slaves », Biélorussie et Ukraine. La plus grande partie du peuple russe ne se comprenait, jusqu’en 1991, qu’en un ensemble historique, culturel, religieux et linguistique unissant naturellement ces trois espaces sous l’autorité d’une seule capitale. C’est avec ces territoires que l’interaction économique, essentiellement industrielle, de haute technologie (notamment spatial) et de défense, a été la plus forte, ce qui en faisait une frontière à très haute teneur stratégique. À la suite de la révolution de couleur de Maïdan, Moscou constate malgré elle que l’axe baltique-mer Noire maintenant conquis par Washington, via l’interopérabilité UE-OTAN, a renforcé une opposition Est/Ouest selon une dialectique de « guerre froide » suggérée par les néoconservateurs et les faucons du Pentagone. Sa réponse a alors tenu dans la récupération de la Crimée en mars 2014 et, subséquemment, le verrouillage de la mer d’Azov, d’une partie de la mer Noire et du détroit de Kertch. Il se poursuit dans le soutien à l’autonomie des Républiques de Donetsk et de Lougansk, à l’inlassable proposition de la solution russe de fédéralisation ou de confédéralisation de l’Ukraine aux deux autres grandes puissances continentales européennes parties au processus de paix Minsk II, France et Allemagne.

Depuis 2000, la Russie a donc jusqu’ici plutôt prudemment réussi à concilier approche traditionnelle des marches et considération stratégique de l’« étranger proche » par un mélange de puissance et d’influence.

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À propos de l’auteur
Christophe Réveillard

Christophe Réveillard

Christophe Réveillard est diplômé en Droit international Public, Docteur en Histoire, Membre de l’UMR Roland Mousnier (École doctorale Moderne et contemporaine Paris-Sorbonne Paris IV – Centre d’histoire de l’Europe et des relations internationales), Directeur de séminaire de géopolitique, École de guerre, Collège interarmées de défense (CID), École militaire, Auditeur du Centre des Hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM – promotion 1999), Ingénieur de recherches, Professeur-module européen Jean Monnet.
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