<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Vers une nouvelle Eurasie

11 novembre 2019

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Tachkent, Ouzbékistan, sur les routes de la soie (c) Pixabay
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Vers une nouvelle Eurasie

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Territoire mythique à cheval entre plusieurs continents et cultures, l’Eurasie n’en finit pas de faire rêver. La Chine avec sa nouvelle route de la soie et la Russie avec son étranger proche sont désormais désireuses de contrôler cet espace. Une nouvelle Eurasie est en train d’émerger, qui participe à la reconfiguration du monde.

Au VIIIe siècle, la Méditerranée était fermée. Les Varègues, nom local des Vikings, avaient ouvert la « Voie des Varègues aux Grecs », par le Dniepr et la mer Noire, et la « Voie des Varègues aux Arabes », par la Volga et la Caspienne, permettant une modeste circulation entre mer du Nord et Proche Orient. C’est sur cet axe que le « Corridor nord-sud » vise à recréer aujourd’hui une voie directe de l’Iran à l’Europe du Nord-Ouest.

L’édification du canal des Cinq Mers

Sous Staline, le Système des Cinq Mers avait repris et ramifié cet axe. Conçu et réalisé comme interne à l’URSS, il peut cependant aujourd’hui constituer un volet fluvio-maritime du « Corridor nord-sud », permettant une desserte en touchée directe (sans rupture de charge) de la Caspienne à la Ruhr ou à Paris, par la Volga. Un autre volet, ferroviaire, pourrait être établi à partir des infrastructures existantes. Ce corridor double suscite le vif intérêt de plusieurs pays, et surtout celui de la Russie, qui est au cœur du dispositif. Vague projet jusqu’en 2014, il commence à se concrétiser depuis 2015.

La Russie a ouvert des chantiers sur le Système des Cinq Mers resté inachevé à la chute de l’URSS. Prévu pour assurer une profondeur de 4 m à des navires fluvio-maritimes d’une capacité de 5 000 t, il n’en offre actuellement que 3 en plein centre de la voie Caspienne-Baltique, à Nijni Novgorod. Après deux décennies de polémique entre intérêts locaux, décision a été prise de construire un barrage de soutien de niveau pour lever ce verrou d’ici 2021. Sur le Don, et la route Caspienne-Méditerranée, la construction du dernier barrage, celui de Bagaïev, qui était resté en projet, doit s’achever en 2022. Il permettra une profondeur garantie de 4 m sur le bas Don.

Les moyens de navigation sont en cours de rénovation

Avec l’aide de l’État, plusieurs chantiers navals de la Volga ont été réanimés pour la production en série de nouvelles classes de fluvio-maritimes aptes à un tirant d’eau de 4 m, les RTS 27 (7 000 t), les 0216M (8 000 t) et les RSD 59 (6 500 t). L’Azerbaïdjan vient d’en produire son premier exemplaire national sous licence russe en février 2019. L’Iran, dont les navires ont commencé à circuler sur la Volga et le Don en 2017, demande par ailleurs une ouverture complète des voies fluviales russes.

La crise économique mondiale de 2008 avait emporté un projet de nouveau canal à travers la dépression du Manytch. Il était prévu pour des fluvio-maritimes de 15 000 t, très proches des lakers de 20 000 t des Grands Lacs américains. Dénommé dorénavant canal Eurasie, il permettrait effectivement une touchée directe entre les ports de Caspienne et de Méditerranée, raccourcissant la route de mille kilomètres par rapport au canal Volga-Don.

Les pays riverains de la Caspienne sont intéressés à cette amélioration de la liaison avec la mer Noire et réclament la construction de ce canal Eurasie. C’est notamment le cas du Kazakhstan, qui vient d’ouvrir un nouveau port à Kouryk en 2017 (5 millions de t), et du Turkménistan, qui en a inauguré un d’une capacité de 17 millions de t en 2018.

Mais, à la différence de 2008, dans le nouveau contexte des « Routes de la soie », des réticences se manifestent en Russie. Selon certains, en permettant une touchée directe pour des navires reliant l’Asie centrale à la Méditerranée, le canal ouvrirait à la Chine une voie directe pour l’Europe, concurrente de la voie ferroviaire par le Kazakhstan et la Russie. Cette vision est erronée. Pour le trafic destiné à l’Europe centrale et occidentale, il n’y aurait aucun intérêt à décharger les trains sur des bateaux en Asie centrale, à mi-chemin, puis leur faire rejoindre la route maritime actuelle des conteneurs en Méditerranée pour gagner ensuite la mer du Nord. On perdrait l’avantage du rail, la vitesse de livraison. Si les conteneurs partant de Chine vers l’Europe entrent sur des trains au Kazakhstan, l’intérêt est qu’ils y restent jusqu’à l’ouest de l’Europe.

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D’autres arguments sont plus sérieux

La construction du canal Eurasie coûterait plus de 5 milliards d’€. Des problèmes d’environnement risquent d’alourdir la facture. Le Don n’a en effet pas les ressources en eau douce pour alimenter le canal Eurasie. Il faudrait donc le faire à partir de la mer d’Azov, ce qui poserait des problèmes de différentiel de salinité et de prolifération conquérante en Caspienne par des organismes marins qui y sont actuellement inconnus. Or, le canal Volga-Don est actuellement sous-utilisé (11 millions de t pour une capacité de 16) et la Russie investit pour accroître sa capacité d’ici 2022. Elle a donc plus intérêt à l’utiliser pleinement et y rentabiliser ses investissements en cours qu’à construire un nouveau canal.

Les pays voisins sont intéressés par ce projet

Le volet ferroviaire du « Corridor nord-sud » suscite un très grand intérêt de l’Inde. À travers l’Iran, il lui ouvrirait une voie directe vers le cœur de la Russie, un de ses grands partenaires commerciaux, la Baltique et l’Europe de l’ouest (carte 4). Des tronçons sont en cours d’aménagement :

– L’Azerbaïdjan a engagé la rénovation de sa voie ferrée nord-sud, sur laquelle la vitesse n’est que de 25-35 kmh, pour la porter à 100.

– L’Iran aménage le port de Bandar-Abbas pour relier les ports indiens au corridor ferroviaire nord-sud. Il lui faudra aussi rénover ses chemins de fer. L’embargo américain devrait offrir ce marché aux constructeurs chinois et russes et en exclut l’Europe.

– Entre 2015 et 2017, la Russie a doublé l’axe ferroviaire Moscou-Rostov, qui passait par le Donbass ukrainien, par une voie de 125 km en territoire russe. Ce contournement est une simple assurance pour Moscou, qui souhaite le maintien du Donbass dans une Ukraine fédérale, pour que le rôle des Ukrainiens russophones y reste assuré. Urgence stratégique, il trouverait bien sa place dans le corridor ferroviaire Inde-Europe à travers l‘Azerbaïdjan (carte 4). À partir de Rostov, le nouveau contournement sécurise un passage sur le territoire russe vers les deux cheminements en direction de l’ouest : voie ferroviaire directe à travers la Biélorussie, ou voie vers le nord pour un transbordement par des ports de la Baltique. Toute voie par l’Ukraine est évidemment exclue pour cause de conflit avec la Russie.

Parmi les deux axes vers l’Europe de l’Ouest, celui de la Baltique offre de belles opportunités géopolitiques au Kremlin. Ce dernier a décidé en 2018 que tout commerce russe par les ports baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) devrait avoir cessé d’ici 2020 et avoir été transféré vers les ports russes créés à grands frais sur le golfe de Finlande depuis 2001. Laisserait-il passer sur les voies ferrées russes, qu’il peut à raison présenter comme engorgées, un trafic du « Corridor nord-sud » vers les ports baltes pour aider ces derniers ? Une réponse s’esquisse, par touches.

L’intérêt des pays baltes

En août 2017 s’est tenue à Riga la 7e conférence intergouvernementale Russie-Lettonie. Le ministre des Transports de Lettonie y a déclaré que son pays tenait à participer activement au « Corridor nord-sud ». Déclaration qu’il a réitérée en juin 2018 devant une importante délégation russe au forum Transbaltica à Riga.

En octobre 2017, le directeur des chemins de fer iraniens s’est rendu à Riga pour une réunion sur le transport ferroviaire. Fin décembre, il a signé avec la Lettonie un mémorandum sur le développement des liaisons avec l’Inde et l’Iran. En janvier 2018, ce sont les autorités du port de Riga qui ont déclaré le développement de cet axe comme leur priorité. Première réalisation concrète, en mars 2018, une compagnie mixte indo-lettone a annoncé la construction d’un petit terminal à Riga, destiné à redistribuer les produits indiens vers la Scandinavie et la Russie.

L’intérêt de la Lettonie s’explique par le fait que la logistique portuaire représente 10 % de son PIB, dont la moitié en liaison avec la Russie. La perte programmée du trafic russe lui impose de trouver de nouveaux débouchés.

Mais ce sera au bon vouloir de Moscou, qui peut privilégier un autre pays. Le fait que la Lettonie soit le pays balte dans lequel la minorité russe est la plus importante (40 % de la population) est un atout pour elle.

Toutefois, des instances moscovites insistent dans la presse sur la qualité des ports finlandais. Des cartes publiées à Moscou les figurent comme terminal idéal des corridors ferroviaires nord-sud. D’autre part, en avril 2019, la présidente estonienne a effectué une visite à Moscou. La presse russe a souligné l’évènement : c’est la première fois depuis 2008 qu’un président estonien se rend à Moscou ! Dans le contexte d’une forte réduction de l’activité du port de Tallinn, tombé à 20 millions de t en 2017 et 2018 (contre 40 en 2005 et 2006), la question du transit eurasiatique a été officiellement abordée.

C’est du Kremlin que dépendra le choix du, ou des, débouchés baltiques du « Corridor nord-sud ». Il laisse différents acteurs étrangers s’impliquer et devrait logiquement faire un choix guidé par des considérations géopolitiques.

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L’Europe hors-jeu en Eurasie

Une dynamique semble donc à l’œuvre sur le continent eurasiatique. Elle prendra du temps, mais certainement pas plusieurs décennies. Il y aura forcément des péripéties, mais elle s’imposera, car elle n’est rien d’autre que la mise en valeur des potentialités géographiques :

– À partir de la Russie, une nouvelle route maritime du commerce international s’ouvre en Arctique, essentiellement pour l’exportation des hydrocarbures. Excepté Total, tous les investisseurs sur cette nouvelle route sont asiatiques (Chine, Inde, Australie, Japon pour les contrats actés en juillet 2019 ; Corée, encore en discussion).

– Pour la première fois dans l’histoire, des liens terrestres eurasiatiques s’établissent à travers la Russie entre l’Europe et la Chine, à l’initiative chinoise. Le projet russe d’y ajouter un lien entre l’Europe et le Japon et la Corée fait sens. Les flux sur ces axes ne supplanteront pas la voie de Suez, mais ils peuvent fortement les entamer.

– À l’initiative notamment de l’Inde et de la Russie, mais pas seulement, d’autres routes, perpendiculaires, s’esquissent entre la Caspienne et l’ouest de l’Europe.

L’UE intègre-t-elle ces mutations en cours dans sa vision du monde ?

La géographie fait du flux eurasiatique un support de prospérité de long terme évident pour les pays baltes, membres de l’UE. La Hanse l’avait vu dès le XIIe siècle. Mais leur adhésion à l’OTAN en 2004 a aussi fait d’eux une ligne de front, ce qui a eu deux implications.

D’une part, elle a fait des pays baltes un cul-de-sac, situation peu attractive pour les investisseurs. D’autre part, cela à conduit Moscou à sécuriser son commerce extérieur en construisant ses propres ports sur le golfe de Finlande. Pour les rentabiliser, il souhaite aujourd’hui leur réserver le trafic et se passer des Baltes.

L’UE s’apprête bien à financer une voie ferrée à écartement occidental qui joindra la Pologne à Tallinn. Un tunnel sous-marin de 100 km pourrait être construit entre Tallinn et Helsinki (coût : 15 milliards d’€). Ce projet est d’un grand intérêt stratégique pour l’OTAN, mais son intérêt économique est infime. Le volume des flux entre la Finlande et le continent est en effet faible, et déjà assuré par de nombreuses lignes maritimes, plus courtes que la voie ferrée. Ce projet n’est pas à la hauteur de l’enjeu continental quand les pays baltes sont menacés de perdre leur fonction hanséatique ancestrale, au moment même où les flux eurasiatiques prennent un essor historique.

L’Europe de l’Ouest s’est complètement exclue de la dynamique eurasiatique. Elle n’a la main sur aucune composante du projet. Toutes se construisent aux conditions de celui qui aménage. Dans l’Union Économique eurasiatique (UEEA) déjà, les équipements, les normes techniques et commerciales des systèmes ferroviaires eurasiatiques seront chinois et russes, et ce pour deux raisons. La première est que l’embargo sur certaines technologies civiles prononcé par l’UE pour répondre à une crise politique en Ukraine, a disqualifié ipso facto toute technologie européenne pour des investissements stratégiques en Russie. La seconde est qu’en raison d’interdits américains sur l’usage du dollar, seuls les groupes chinois participeront à l‘investissement et choisiront évidemment les techniques chinoises.

Et au-delà de l’UEEA, cette mécanique est en train de s’étendre à l’Europe centrale. À partir de 2008, Cosco avait racheté le port du Pirée. Le chantier chinois de ligne fret Pirée-Budapest, puis la Pologne et la Baltique, vise à approvisionner directement le nord de l’Europe centrale et la Baltique en court-circuitant Hambourg et Rotterdam, qui avaient cette fonction de redistributeur du commerce avec l’Asie pour ces régions. L’objet des projets chinois à Trieste et Gênes, actés en mars 2019, se lit tout aussi clairement sur la carte : court-circuiter eux aussi les ports de la mer du Nord pour les conteneurs de l’Asie orientale. Trieste renforcera l’action du Pirée au centre de l’Europe. Gênes permettra de gagner cinq jours dans la desserte de l’Europe rhénane, l’arrière-pays historique essentiel d’Anvers et Rotterdam. C’est toute la suprématie millénaire des ports de la Northern Range qui est mise en cause.

L’origine de l’exclusion de l’UE de cette dynamique est une de ses politiques, le Partenariat oriental, promu depuis 2009 par la Pologne. Il visait à arrimer toutes les ex-républiques de l’ex-URSS à l’UE et à y éradiquer l’influence russe. Nombre de chercheurs et d’hommes politiques ont écrit qu’il s’agissait là non pas d’un projet politique, mais bien d’un projet civilisationnel : fédérer l’Europe en excluant une Russie rejetée en Asie. Il a été appliqué en Ukraine : en 2013 l’UE a exigé la rupture avec la Russie comme condition du partenariat de libre-échange avec elle, alors que Moscou souhaitait négocier une compatibilité avec sa propre zone de libre-échange, l’UEEA. Zbigniew Brzezinski comme Henri Kissinger, pourtant peu suspects d’être des agents de Moscou, se sont élevés contre cette politique en Ukraine, qui risquait selon eux de conduire à une alliance sino-russe, structurellement improbable sans cela.

L’action menée par la Commission Barroso en 2013 dans une Ukraine profondément divisée entre un Est pro-russe et un Ouest pro-occidental, a de fait déclenché une réaction en chaîne :

– À la suite des violences à Kiev, un accord pour un gouvernement ukrainien d’union nationale, destiné à préparer des élections anticipées, a été négocié en février 2014 par des ministres des affaires étrangères européens. Il a été immédiatement déchiré par les partisans ukrainiens de l’OTAN qui ont pris le pouvoir par la force à Kiev. Ceci a exclu du processus les 30 % d’Ukrainiens de langue maternelle russe.

– Sans ce coup de force, entériné par l’Ouest, mais inacceptable pour les russophones d’Ukraine comme pour la Russie, la Crimée serait encore en Ukraine, l’armée russe n’ayant aucun prétexte pour y intervenir. Mais le risque de voir Sébastopol passer à l’OTAN était pour Moscou un casus belli. L’armée russe y est donc intervenue en mars 2014.

– Cette action de la Russie en Crimée a amené l’UE et les États-Unis à prendre des sanctions économiques contre elle.

– Sans ces sanctions, l’alliance entre Moscou et Pékin, impossible à concrétiser depuis deux décennies, n’aurait pas été subitement nouée dès mai 2014, jetant les bases d’une coopération dans les domaines les plus régaliens. Les projets chinois d’amélioration des infrastructures en Eurasie, lancés depuis l’automne 2013, en pleine crise entre UE et Russie, y ont trouvé un terreau fertile.

Ainsi, au moment où la carte des réseaux de communication entre Europe et Asie se redessine, phénomène historique d’ordre millénaire, l’UE se trouve de facto exclue de la dynamique.

Les Occidentaux ont lié les sanctions technologiques et financières au retour de la Crimée en Ukraine. Or, la population russe n’acceptera jamais de perdre à nouveau la Crimée et aucun gouvernement ukrainien ne pourra sans risque interne grave accepter son annexion par la Russie. L’impasse est donc totale. Nul ne sait comment sortir des sanctions. Et tant qu’elles subsisteront, la reconfiguration de l’Eurasie restera un mécanisme sino-russe, qui s’apprête à impliquer toute l’Eurasie (Japon, Corée, Inde, Iran, Asie centrale, Europe centrale, Italie).

Ces projets sont aux surplus difficiles à contrer, car pacifiques : leur objet est de construire des infrastructures pour apporter un développement économique pérenne. Ce serait même risqué, car ils rencontrent partout un accueil très positif y compris en Europe centrale, en Grèce, jusqu’en Italie ou dans les pays baltes.

 

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À propos de l’auteur
Pascal Marchand

Pascal Marchand

Agrégé et docteur en géographie, professeur à l’université de Lyon II, Pascal Marchand est auteur de Géopolitique de la Russie, PUF, 2014.
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