Indopacifique : un arc de crises stratégique

15 juillet 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Carte des contentieux en Indopacifique Carte Conflits

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Indopacifique : un arc de crises stratégique

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Des frontières de feux. Quelles soient maritimes ou terrestres, les frontières en Indopacifique sont sujettes à de nombreuses tensions. Conséquence de rivalités séculaires entre les pays, mais aussi du terrain de jeu de plus en plus marqué de la Chine et des États-Unis

Dresser une liste des frontières conflictuelles en Indopacifique, c’est pratiquement faire le tour de cet ensemble géographique. Sur mer comme sur terre, les rivalités sont nombreuses. Sans nécessairement aboutir à des guerres, mais avec la volonté de s’assurer le contrôle des ressources et des zones de passage et pour maintenir le rang de sa puissance. Les tensions autour de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge sont un exemple de cet arc stratégique qui voit la rivalité entre la Chine et les États-Unis et qui implique directement la France.

Tensions maritimes : les trois espaces

Mer de Chine méridionale : là où commencent les tensions

S’il y a un lieu dans le monde où les frontières maritimes sont tendues, c’est bien la mer de Chine méridionale. La Chine a imposé sa ligne en 9 traits, nombre de traits qui est par ailleurs variable, qui exprime les limites géographiques de ses revendications territoriales. Archipel des Paracels et des Spratleys, récif de Scarborough, les motifs de contestation sont nombreux.

Mer de Chine, 9 traits (c) Conflits

Pour la Chine, c’est un enjeu vital. La mer de Chine est pour elle à la fois un espace d’ouverture et de fermeture. Ouverture, car c’est une mer qui borde notamment les ports de Shenzhen et de Hong Kong. Fermeture parce qu’il faut passer les murailles d’archipel pour atteindre l’océan. Taïwan, Philippines, Malaisie, Vietnam enferment la Chine dans son espace maritime. Contrôler ces îles lui permet donc d’étendre sa souveraineté maritime et ainsi de lui donner de l’air pour ne pas être acculée à son espace côtier. Cette ligne des 9 traits pointillés désigne donc tout autant un mur que des portes de sortie pour la marine chinoise, qu’elle soit militaire ou commerciale. Ce n’est donc pas qu’une question d’accès à la mer, c’est aussi un enjeu de puissance et de projection mondiales.

Si la Chine veut être une puissance maritime, si elle veut jouer les premiers rôles, elle doit pouvoir accéder à l’océan et pour cela, contrôler la mer de Chine. Son autre porte de sortie est située vers l’Eurasie, via les routes terrestres de la soie, qui passent par l’Asie centrale. Restent enfin les routes en cours de construction, qui contournent la péninsule indochinoise, pour arriver directement dans l’océan Indien. Dans ces routes-là, le Cambodge et la Birmanie jouent un rôle clef.

Les détroits : là où passent les tensions

La mer de Chine contrôlée, c’est vers les détroits que les tensions se resserrent.

La géopolitique est structurée autour de trois principes : les points, les lignes, les espaces.

Les points sont les lieux de vie, de production, d’échanges : les villes, les ports, les points de passage.

Les lignes sont les routes qui relient les points ; lignes terrestres, maritimes, spatiales, numériques.

Les espaces sont les zones contrôlées par les points et les lignes.

La Chine a ses points, ses ports, ses mégapoles, lieux de manifestation et de construction de sa puissance. Elle a ses lignes, les plus célèbres étant les routes de la soie. Et elle a ses espaces, sur lesquels elle étend son contrôle et sa domination.

Les détroits sont des points par où passent des lignes structurantes et par où se contrôlent les espaces, notamment celui de l’Indopacifique. D’où leur importance extrême.

Malacca est de ceux-là, avec sa piraterie, ses trafics, ses démarcations territoriales. Lieu de rivalités entre les trois pays bordant la mer : Singapour, Malaisie, Indonésie. Mais aussi lieu où pèse l’ombre de la Chine qui a ses intérêts dans la région. Entre le monde malais et le monde chinois, la rivalité a toujours été forte. Singapour est ce point d’entrée du monde chinois au cœur du monde malais, la cité portuaire étant essentiellement peuplée de population chinoise et ses activités économiques dépendant grandement de la Chine. L’Indonésie, ce géant méconnu et presque invisible, est jalouse de sa neutralité, achetant des avions de combat tant à la Chine, qu’à la Russie, aux États-Unis et à la France ; habile moyen pour ne créer aucune jalousie et rester fidèle à sa diplomatie de la neutralité.

Dans cet espace des détroits, qui sont des portes entre deux océans, fixées sur l’Indonésie, la rivalité stratégique et compétitive entre les États-Unis et la Chine est immense. Feutrée certes, mais omniprésente.

Océan Indien : là où se joueront les tensions

Malheur à la puissance qui néglige l’océan Indien : il est le lieu des tensions de demain.

Un espace entre Afrique et Australie, Inde et pôle Sud ; immense et apparemment vide. Un espace où la France est présente même si, comme trop souvent, elle néglige ses outre-mer. Un espace de confrontation pour le contrôle des flux, des lignes maritimes, des espaces énergétiques. Un espace où la puissance s’impose sur les îles et les archipels. Dans l’Europe médiévale, les grands suzerains construisaient des châteaux pour marquer leur puissance et assurer le contrôle des territoires. Dans la géopolitique du XXIe siècle, ce sont les bases installées sur les îles qui manifestent et assurent cette puissance. D’où l’importance de l’Inde, des Maldives, de Maurice, de La Réunion, des Seychelles et du Sri Lanka. Mais aussi des îles Chagos et du « collier de perles », un nom bien poétique pour désigner la puissance brute des empires.

Carte des contentieux en Indopacifique
Carte Conflits

Contrôle des points que sont les îles, contrôle, également, des points d’accès que sont les ports. Pour la Chine, l’importance est extrême. En créant des ports de haute mer, notamment en Birmanie, reliés à la Chine continentale par des routes, elle contourne les détroits dangereux et s’implante directement aux portes de l’Inde. Dans l’océan Indien, le contrôle des espaces maritimes passe par la maîtrise des espaces terrestres.

Tensions terrestres : le feu sous la cendre

Parce que les cartes de l’Indopacifique rendent visuellement omniprésente la mer, l’espace terrestre peut passer pour quantité négligeable. C’est pourtant bien aussi sur terre que se jouent les rivalités de puissance, la confrontation des empires et la tension de l’arc stratégique. 

Chine – Inde : le feu en Himalaya

Les deux pays ne sont pas en rivalité uniquement sur mer. Sur terre, à la frontière de l’Himalaya, le feu des tensions est vif et régulier. La faute à une guerre sino-indienne de 1962 qui a créé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus, la faute également à une partition de l’Empire des Indes qui, au Cachemire, a généré un volcan jamais éteint. Cette rivalité Inde – Pakistan peut sembler loin de l’Indopacifique. Pourtant, dans cet empilement d’échelles indispensables à l’analyse géopolitique, c’est bien la Chine qui est l’un des acteurs souterrains et en arrière-plan. La Chine, qui soutient le Pakistan, là aussi pour contrebalancer la puissance indienne et pour contourner le sous-continent en faisant passer ses routes à travers le Pakistan pour rejoindre le port de Gwadar. Voici l’Inde encerclée de ports chinois, comme un Empire entouré de forts.

La rivalité Chine – Inde à la frontière de l’Himalaya est palpable. Ce sont des frontières de feu et des frontières de sang. L’escarmouche de la vallée de Galwan (2020) a provoqué la mort de plusieurs centaines de soldats, qui se sont combattus avec des pierres et des pelles. La récente guerre entre l’Inde et le Pakistan a montré que le volcan était toujours actif et que le feu ressortait de la cendre.

Cachemire

Il en va de même avec le Népal, en conflit avec l’Inde, demandant sans cesse de revoir sa frontière. Les zones litigieuses de Kalapani, Limpiyadhura et Lipulekh sont autant d’échardes et de points de tensions. Un Népal où les maoïstes contrôlent le pays, ce qui en fait un vassal de la Chine. C’est bien cette grande muraille chinoise himalayenne que l’Inde veut briser, elle qui se retrouve en plus encerclée au sud par les ports du collier de perles.

Chine – Taïwan : le feu à Formose

Taïwan est une île certes, mais suffisamment grande pour devenir un lieu de bataille terrestre si la Chine se décidait à l’invasion par la force. C’est là la grande inquiétude : Pékin ne cesse d’annoncer qu’elle veut réintégrer Taïwan à son espace, ce qui lui permettrait de se désenclaver de sa mer de Chine. Mais qui est prêt à la guerre en arme, qui est prêt à mourir pour Taïwan ? Dans cet arc stratégique majeur de l’Indopacifique, beaucoup de pays espèrent que la paix finira par l’emporter et que les intérêts économiques bien compris de chacun éteindront le cliquetis des armes et le feu des tensions.

Thaïlande – Cambodge : les frontières de la discorde

Définie en 1907 par un accord entre le royaume de Siam et la France, la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge suscite aujourd’hui une vive controverse du fait des revendications de Phnom Penh. Le Cambodge s’enferme dans une politique révisionniste qui voudrait revoir la délimitation des frontières terrestres et maritimes. Les tensions se concentrent autour du temple de Preah Vihear. Or dans cet arc de crises qu’est l’Indopacifique, la Thaïlande est l’un des rares pays stables. Elle n’a pas connu les guerres civiles et les révolutions communistes comme ses voisins de la péninsule indochinoise, elle n’est pas embourbée dans une guerre interne comme la Birmanie. Son régime démocratique est plus stable que celui de ses voisins et elle joue un rôle temporisateur contre l’expansion chinoise. De la stabilité de la Thaïlande dépend une grande partie de la stabilité régionale. Cela fut le rôle historique du royaume de Siam, entre l’empire des Indes britanniques et l’empire français d’Indochine ; c’est aujourd’hui le rôle de la Thaïlande, contre l’expansionnisme chinois.

Carte de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande avec la position du temple de Preah Vihear (c) Wikipédia

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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