Les enjeux de l’extraction du sable, l’exemple de l’Asie du Sud-Est

13 janvier 2024

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Les enjeux de l’extraction du sable, l’exemple de l’Asie du Sud-Est

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Matière essentielle pour la construction et les travaux publics, le sable est une ressource prisée. Tous les types de sable ne peuvent pas être utilisés, chacun ayant des caractéristiques propres. L’importance du sable est notamment marquée en Asie du Sud-Est où il est un enjeu majeur des politiques publiques. 

Cet article est issu de son mémoire de M1, « Le sable en Asie du Sud-Est : ses besoins, son exploitation, ses impacts ».

Le sable est présent en grande quantité sur Terre, soit un volume total estimé à 120 millions de milliards de tonnes selon l’ADEME.

Le sable est la seconde ressource naturelle la plus consommée après l’eau. Il est véritablement devenu l’élément essentiel autour duquel s’articulent nos sociétés bétonisées.

Si bien que « Chaque année, il se consomme entre 40 et 50 milliards de tonnes de sable » selon Pascal Peduzzi, géographe directeur du réseau Global Resource Information Database (GRID)-Genève, ayant réalisé des études sur le sable pour le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en rédigeant notamment le rapport Sand Rarer than one Thinks. De manière plus concrète, à l’échelle mondiale, cela correspond à  un usage de 18 kg de sable par jour et par habitant.

Origine et emplois du sable : le sable composant indispensable de nos sociétés modernes 

Si nous le côtoyons tout au long de notre vie, et qu’il s’impose comme une composante incontournable de nos escapades estivales, il reste un élément méconnu du grand public.

Un grain de sable n’est qu’une étape transitoire dans la vie d’une roche. Il est principalement issu d’un processus d’altération et d’érosion des roches continentales. Ce phénomène forme des grains de tailles diverses, qui vont progressivement se déplacer sous l’effet de la gravité. Un grain de sable peut être amené à parcourir des milliers de kilomètres sur une échelle de temps particulièrement longue, de quelques décennies à des millions d’années. C’est en rejoignant un cours d’eau que les grains de sable ruissellent jusqu’à la mer.

Cependant, tous les sables marins ne connaissent pas ce processus de formation. Dans le cas des atolls, le sable est principalement organique, c’est-à-dire composé de squelettes, d’organismes, de coraux et de coquillages.  Le sable n’est pas seulement transporté par les cours d’eau, il existe aussi du sable éolien, transporté par le vent, ce sable s’accumule pour constituer des dunes et des plages.

Le sable a alors des propriétés physiques et chimiques différentes (De Wever & Duranthon, 2015). Il peut être composé de nombreux minéraux, jusqu’à 180, s’ajoutant à des débris calcaires. Ces minéraux varient en fonction de la roche d’origine dont il est issu. Ainsi, il fait partie des matériaux granulaires.

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D’un point de vue géologique, le sable est défini par la dimension des grains. Ils doivent être compris entre 0,063 mm et 2 mm. Les grains inférieurs à cette taille sont considérés comme du limon et ceux supérieurs comme des graviers (Delestrac & Vergeron, 2019 ; Blanc, 2011). Cette granulométrie permet d’établir une classification des différentes roches.

Depuis les années 2000, la demande en sable a été multipliée par trois en raison de l’évolution de nos modes de vie, de la croissance démographique ainsi que de l’urbanisation croissante (ADEME, s.d.).  Il se retrouve dans de nombreux appareils et objets du quotidien devenant omniprésent dans nos vies. Il est surtout essentiel à la formation de béton, où il est mêlé à du ciment, de l’eau et des graviers. Pour produire une tonne de béton, c’est entre 6 et 7 tonnes de sable et de gravier qui sont nécessaires (Lépac, 2016 ; Peduzzi, 2014). Bien que l’utilisation du sable dans le domaine de la construction ne date pas d’hier, c’est vraiment le XXe siècle et la création du béton armé qui conduit à faire un grand usage de cette ressource. Le béton armé apparaît comme la solution pour supporter d’importantes charges grâce à sa grande résistance. Il possède de plus des coûts de production bas. Il devient rapidement le matériau idéal et assoit sa domination à l’échelle de la planète avec les deux tiers des constructions faites en béton armé.

Pour construire une maison de taille moyenne, c’est environ 200 tonnes de sable qui sont utilisées. Les centrales nucléaires nécessitent 12 millions de tonnes de sable pour leurs constructions. Le béton est aussi utilisé dans la construction des remblais côtiers et pour aménager des routes. La construction d’un kilomètre d’autoroute nécessite 30 000 tonnes de sable. (ADEME, s.d.).

Le sable est également présent dans le secteur du verre, notamment grâce à la silice dont il peut être constitué. Il est aussi la source du dioxyde de silicium qui se retrouve aussi bien dans des détergents que dans des lessives, du papier, des aliments déshydratés, du dentifrice, dans la cosmétique ainsi que dans bon nombre d’autres produits.  Il est un composant de matériel électronique comme les puces informatiques, les semi-conducteurs et les microprocesseurs.  La fabrication de ces éléments électroniques cruciaux pour les sociétés contemporaines hyper-connectées dépend donc du sable.

Par conséquent, le sable s’affirme comme un outil d’aménagement incontournable des territoires et du développement de toutes les régions du monde, façonnant les territoires à travers la construction d’infrastructures, d’axes routiers, de produits de consommation et de connexion (Delestrac, 2013).

Une demande croissante de sable sur la scène internationale 

Dans le désert, l’action du vent ne lui confère pas les mêmes propriétés, le rendant inutilisable pour la conception de béton. Pendant longtemps son extraction s’est faite dans des carrières de sable et des mines terrestres. Aujourd’hui, les rivières et les fonds marins sont devenus des zones d’exploitation privilégiées. Les dragues sont d’immenses navires aspirant les fonds marins jusqu’à 60 mètres de profondeur. Cette exploitation marine représente 75 millions de tonnes de sable par an selon l’ADEME. L’extraction ne se limite pas à des méthodes industrielles, elle peut également être faite de manière plus artisanale, voire de manière manuelle, sur certaines plages comme au Maroc. Au Cap-Vert, ce sont les femmes surnommées « pilleuses de sable » qui s’adonnent à cette tâche. En Indonésie, ce sont des plongeurs qui extraient le sable des profondeurs de l’eau.

Bien que le sable soit présent sur tous les continents, tous les pays ne possèdent pas les mêmes ressources et n’ont pas les mêmes besoins. Entre 2010 et 2014, les premiers pays exportateurs de sable étaient les États-Unis, les Pays-Bas, la Belgique, le Vietnam suivi du Cambodge, de la France et de la Malaisie. En revanche, la Chine, le Canada, Singapour ou encore le Japon figuraient parmi les principaux importateurs. L’Asie est le continent qui importe le plus de sable avec Singapour en tête, suivi du Japon et de la Chine en tant que quatrièmes et cinquièmes importateurs mondiaux en 2014.  Les marchés les plus dynamiques sont en Asie du Sud-Est et en Asie de l’Est, avec aussi une forte demande en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord.  (Dan Gravriletea, 2017).

La croissance exponentielle de la construction, notamment en Asie, stimule la demande en sable, faisant de cette ressource un synonyme de développement pour les pays. En devenant véritablement une ressource stratégique, le sable se retrouve au centre de tensions géopolitiques mondiales.  Avec des réserves qui s’amenuisent, le sable est considéré comme une ressource non renouvelable à cause de sa longue durée de renouvellement.  De plus, la régénération de cette ressource est empêchée par la construction de nombreux barrages qui bloquent le sable, empêchant son renouvellement au niveau des estuaires.

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Les enjeux politiques de l’utilisation du sable

Outre le domaine de la construction, d’autres techniques gourmandes en sable s’imposent : la poldérisation et le remblayage. La poldérisation est un processus permettant de créer artificiellement des surfaces terrestres sur la mer.

Dernièrement, c’est la Chine qui a mis en lumière le processus de poldérisation, en poldérisan des îlots en mer de Chine méridionale afin de les revendiquer comme territoires chinois, notamment dans l’archipel des Spratleys et des îles Paracels. Ces actions ont engendré des différends diplomatiques avec le Vietnam et les Philippines (Peduzzi & Vergeron, 2019). Plus généralement, la Chine est un pays extrêmement consommateur de sable. Environ 60% du sable consommé chaque année est utilisé par la Chine, selon l’ADEME.  C’est à partir de 2016 que la Chine commence à utiliser massivement du sable (Dan Gravriletea, 2017). Si bien que la Chine est accusée d’avoir consommé entre 2011 et 2013, autant de sable que les Etats-Unis au cours du XXe siècle.

Deux autres territoires sont célèbres pour avoir massivement utilisé ce procédé : Dubaï et Singapour.  Ce processus d’expansion territoriale par poldérisation a longtemps été utilisé par le Japon face à l’étroitesse de son territoire qui semblait ralentir son développement industriel. C’est ensuite Hong Kong, Macao ou bien Jakarta qui ont développé ce processus. Tous ces territoires sont de faibles superficies et en proie à des croissances démographiques importantes (Doussard, 2015). Singapour n’a pas échappé à ce phénomène, étant l’un des plus petits États, sa superficie faisant à peine trois cinquièmes de New York (The New York Times Magazine, 2017).

Depuis 1960, Singapour ne cesse de vouloir agrandir la superficie de son territoire et ne semble pas prête à vouloir s’arrêter en lançant de nombreux projets d’envergure.

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Les projets de Singapour

Singapour a deux grands projets de poldérisation en cours, avec la poldérisation du mégaport de Tuas et la poldérisation de l’île de Pulau Tekong. Cette île se trouve dans le détroit de Johor entre la Malaisie et Singapour.   Le méga port de Tuas doit entrer en activité entre 2021 et 2040 et permettra de consolider les infrastructures portuaires et les intégrer dans la zone industrielle et logistique de Tuas. Il y aura également des postes d’amarrage plus profond. Singapour souhaite démontrer ses capacités logistiques.  La poldérisation de Pulau Tekong va permettre de doubler la taille de l’île servant de camp d’entraînement militaire. C’est en grande partie du sable du Cambodge, de la province de Koh Kong qui est utilisé (Jamieson, 2021). Ces projets s’ajoutent au développement de l’industrie pétrochimique sur l’île de Jurong et au développement des espaces commerciaux et résidentiels au niveau de Marina Bay, ainsi que la zone aéroportuaire de Changi. Tous ses projets ont été construits sur des polders. De plus, Singapour vise une croissance de 7 à 8% d’ici 2030, la cité État souhaite continuer de croître physiquement afin d’agrandir ses quartiers d’affaires et aéroport (Heller, 2021). Grâce à sa planification, Singapour arrive à tracer ses frontières et sa terre de manière malléable, modifiant sa géographie.

Pour maintenir son développement, la cité État se trouve dans l’obligation d’assurer un ravitaillement régulier et sécurisé.

Stratégies mises en place par Singapour pour assurer le ravitaillement du sable et le contrôle de la ressource : diversification des approvisionnements

En Asie du Sud-Est, Singapour est l’un des principaux moteurs de l’extraction du sable.  Dans un premier temps Singapour s’est approvisionnée en sable sur son territoire avec le sable de son estran et en aplatissant ses collines. Pour continuer son développement, le sable a été prélevé en partie par le dragage de ses eaux jusqu’à épuisement dans les années 1980.  C’est alors auprès des pays voisins que Singapour s’approvisionne, important 517 millions de tonnes de sable durant ces 20 dernières années. En plus d’être le plus grand importateur mondial, c’est le plus grand consommateur par habitant du monde correspondant à 5,4 tonnes par habitant, d’après le rapport Sand rarer than one thinks du PNUE (Peduzzi, 2014). C’est en Malaisie, en Indonésie, au Vietnam, au Cambodge, au Myanmar puis en Chine que Singapour achète son sable. Mais face à sa forte demande, les pays de la région mettent en place des restrictions sur leurs exportations de sable vers Singapour. Progressivement, face à l’instabilité de l’approvisionnement de la ressource et pour éviter de manquer de sable pendant ces travaux, la cité État va créer des stocks.

Jusqu’aux années 2000, la Malaisie et l’Indonésie sont les principaux fournisseurs de Singapour. Cependant, en 1997, la Malaisie décide d’un embargo sur les exportations. Confrontée à cette rupture, Singapour se tourne vers l’Indonésie, qui commence à exporter du sable en ouvrant ses côtes aux dragues singapouriennes (Jamieson, 2021). Néanmoins, en 2002 et en 2007, l’Indonésie met également fin à ses exportations de sable vers Singapour. La cité État se rapproche du Vietnam et du Cambodge. Toutefois, en 2009, le Vietnam prend des mesures pour arrêter le dragage de ses eaux. La même année, le Cambodge annonce un gel des extractions du sable des rivières avec un premier moratoire. En 2016, un nouveau moratoire exclut l’extraction de sable de silice (Comaroff, s.d.). Mais ces moratoires sont peu respectés. Le Cambodge a interdit l’exportation du sable de nouveau en 2017 (Jamieson, 2021).  Malgré tout, Singapour continue de s’approvisionner au Cambodge via des réseaux parallèles. Aujourd’hui, la cité État étend ses sources d’approvisionnement au Myanmar, aux Philippines et en Chine.

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Une extraction non sans impacts sur les territoires extracteurs : perte du territoire indonésien, remise en cause des délimitations territoriales ?

Après l’interdiction de la Malaisie pour exporter du sable vers Singapour, le Premier ministre malaisien déclarait que les mineurs « creusaient la Malaisie et la donnaient à d’autres personnes » (Heller, 2021). La presse aussi critiquait l’exportation du sable comme le journal The Sun Malaysia ou Utusan Malaysia accusant le gouvernement de « vendre la nation » à Singapour (Max, 2017).

En effet, à l’inverse de Singapour qui gagne du territoire et qui se construit avec du sable étranger, les pays extracteurs peuvent être confrontés à des pertes de territoires comme en Indonésie, où certaines îles inhabitées disparaissent. Une vingtaine d’îles ont déjà disparu, dont les Sept-Îles du détroit de Macassar (Mamiang, Besar, Karang, Batu, Tanjung, Hitam et Kecil) (Courrier international, 2004). Ces îles, autrefois d’une cinquantaine d’hectares en moyenne, ont aujourd’hui cédé la place à une fine couche de sable d’une centaine de mètres visible à marée basse.

La disparition des îles soulève des questions territoriales, puisque la frontière maritime n’est pas encore totalement tracée entre Singapour et l’Indonésie. Quand une frontière est déjà existante, il est difficile de la remettre en question. Cela  engendre des défis, surtout pour les pays archipélagiques comme l’Indonésie. Quels impacts la perte de certaines îles pourrait avoir sur l’espace maritime des États ? Pourraient-ils garder leurs droits maritimes ? Juridiquement il n’y a pas encore de solution. La disparition d’îles inhabitées pourrait-elle entraîner des conséquences sur les eaux territoriales et les zones économiques exclusives (ZEE) des États, car étant susceptible de changer les limites territoriales ? L’érosion des côtes, sans même disparaître, interroge sur la délimitation des espaces maritimes puisque ces espaces, d’après la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), sont déterminés à partir des côtes. Est-ce que la modification des côtes est susceptible de modifier les espaces maritimes, suivant l’évolution du littoral, ou restent-ils inchangés ?  Mais suivre les évolutions du littoral demanderait aux États de modifier leurs frontières maritimes, ce qui est loin d’être évident. Cette question est complexe et nous observons un vide juridique.  Ainsi, pour certains, les États doivent garder un territoire terrestre afin d’exister, quand d’autres estiment que l’État immergé garde ses droits sur son espace maritime.

La question des frontières et des zones maritimes se pose aussi du côté de Singapour. La poldérisation n’a pas eu d’effet juridique sur ses frontières maritimes. En effet, il n’y a pas d’agrandissement de sa ZEE. Cependant, avec l’agrandissement, il devient difficile de voir où se situe la ligne de côte originelle. Pour la question de gain de territoire, le droit international annonce avec la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer que « seul l’état naturel initial de la formation géologique compte et les extensions artificielles ne modifient pas la nature du statut juridique de l’îlot concerné » (Bueb & Pamart, 2019). Mais la cité État pourrait-elle réclamer un agrandissement ? De plus, Singapour souhaite continuer son expansion, et elle doit faire attention à ne pas empiéter sur les voies de navigation et sur les limites territoriales avec l’Indonésie, mais aussi avec la Malaisie (Lim Tin Seng, 2017).

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Une extraction hors de contrôle favorisée par la corruption

Au-delà des accusations de détournement de terres, cette extraction à des conséquences directes et dramatiques sur les territoires soumis à cette activité.

Au Cambodge, la situation est particulièrement préoccupante, avec une forte demande en sable donnant lieu à des extractions illégales facilitées par la corruption des différentes autorités.  Le rapport de l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness, spécialisée dans la lutte contre le pillage des ressources, Shifting Sand How Singapore’s demand for Cambodian sand threatens ecosystems and undermines good governance, dénonce la corruption autour de l’extraction du sable au Cambodge et la mise en place d’une véritable industrie d’exportation du sable, après avoir fait une étude sur l’industrie du sable au Cambodge entre 2009 et 2010.

Plusieurs régions du pays sont propices aux extractions fluviales et marines, une partie de ce sable vient du Mékong ou bien de la province de Koh Kong. Cette région, au sud-ouest du pays au large du golfe de Thaïlande, abrite l’une des plus grandes forêts de mangroves et est un véritable carrefour commercial où transitent de nombreuses marchandises, bénéficiant au trafic du sable. Alors que cette même province est célèbre pour son parc naturel de Peam Krasaop. Le sable extrait est en partie destiné au développement national, mais la majeure partie du sable extrait est exportée vers Singapour qui est le principal importateur. Le sable cambodgien se retrouve également au Japon, aux Maldives, aux Philippines, en Corée du Sud et en Chine. Par exemple, c’est dans la province de Kandal, à côté de Phnom Penh, que la Chine a fait un prêt à taux réduit pour construire un terminal à Kien Svay, utilisé pour lui exporter du sable (Bravard et al., 2013). Taiwan, demandeur de silice, fait aussi venir du sable du Cambodge pour la production de ses puces électroniques (Les Échos, 2019). Entre 2007 et 2015, d’après le ministère des Mines et de l’Énergie du Cambodge, le pays a vendu 16,2 millions de tonnes de sable à Singapour, alors que les statistiques officielles de la cité État évoquent 73 millions de tonnes (Les Échos, 2018 ; Max, 2017). Ces disparités mettent en lumière la fuite de sable dont est victime le Cambodge, ainsi que de la place des marchés parallèles et illégaux qui y prospèrent, alimentée par la corruption endémique du pays.

Le rapport de Global Witness, souligne la participation des sénateurs Cambodgiens Mong Reththy et Ly Yong Phat, appelé le « roi » de Koh Kong, à la mafia du sable, détenant discrètement des permis d’extraction. Ces sénateurs proches du Premier ministre Hun Sen et membres du Parti révolutionnaire du peuple khmer, KPK, illustrent la mainmise des élites sur les ressources. Ils détiennent trois firmes importantes dans le commerce du sable, comme Mong Reththy Group. De la même manière, nous trouvons la firme Udom Seima Peanikch Industry, qui en 2009 et 2011, avait comme actionnaire Hun Mana et Hun Maly, les deux filles du Premier ministre (Les Échos, 2019). Dans la province du Koh Kong en 2008, l’extraction du sable était dirigée par le sénateur Ly Yong Phat par le biais de son entreprise LYP Group Co Ltd, principalement présente dans la province de Koh Kong (Global Witness, 2010).

Un autre rapport de Global Witness paru en 2009 intitulé Pays à vendre : comment l’élite cambodgienne s’est emparée des industries extractives du pays dénonce comment les droits sur les ressources ont été accordés à huis clos, ainsi que le détournement des sommes obtenues avec la concession de zones, qui n’arrivent pas jusqu’au trésor national.  Le commerce du sable engendre des millions de dollars. Par exemple, la valeur annuelle du commerce de sable du Koh Kong est de 28,7 millions de dollars américains et 248 millions de dollars en valeur au détail pour Singapour, laissant une marge importante pour les intermédiaires.

La responsabilité de Singapour dans cette situation est également pointée du doigt en étant peu exigeante sur les conditions d’extraction du sable et de l’impact de cette extraction, avec des vérifications et des contrôles peu stricts. Par exemple, deux entreprises singapouriennes, Winton Enterprises et Riverton Group, ont obtenu des contrats d’extraction avec LYP group dans la région de Koh Kong. alors qu’une proposition en faveur d’une extraction durable est soumise devant le parlement de Singapour. Cet échec traduit le manque de volonté du gouvernement à imposer des exigences aux exportateurs (Global Witness, 2010).

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Des conséquences environnementales et sociales dont les populations sont les premières victimes

L’exploitation du sable engendre de nombreux impacts environnementaux, les dragues aspirent et tuent toute la biodiversité des fonds marins, un véritable massacre puisque ces organismes constituent la base de la chaîne alimentaire des animaux des colonnes d’eaux supérieures. La chaîne alimentaire s’en trouve rompue, conduisant à un déclin alarmant des populations de poissons et d’autres espèces animales décroissent (Delestrac, 2013).

Au niveau des côtes, le dragage détruit les récifs coralliens affectant les lieux de reproduction et de ponte (Smith, 2010).  Au Cambodge, cette extraction inflige aussi des dommages aux mangroves, qui constituent des sanctuaires de biodiversité en étant un espace de reproduction. Ces préjudices  entraînent des conséquences directes sur les pêches locales.

En plus d’être des refuges de biodiversité, ces écosystèmes sont également des tampons naturels contre l’érosion (Bravard et al.,2013).

Au niveau des côtes et de la mer, l’extraction amène à une disparition des plages. Ainsi, l’extraction du sable ampute la plage d’une de ces parties, causant son recul. D’ici 2100, les plages pourraient être amenées à disparaître, privant les littoraux de l’une de leurs premières barrières contre l’érosion, les différentes tempêtes et l’élévation du niveau de la mer (Delestrac & Vergeron, 2019). Cette tendance inquiétante est particulièrement importante sachant que de plus en plus de population réside le long des littoraux.

Plus généralement, l’extraction du sable a une multitude d’effets. L’extraction au niveau des rivières amène à une instabilité des berges, qui entraîne une augmentation de l’intensité et de la fréquence des inondations (Global Witness, 2010). Au niveau des terres, l’extraction génère l’abaissement des nappes phréatiques, ce qui augmente l’occurrence et la sévérité des sécheresses (PNUE, 2019).

Face à ces conséquences, les populations sont les premières victimes. Au Cambodge, elles tentent de lutter contre ces extractions en s’associant à des ONG, comme l’ONG Mother nature Cambodia. Cependant, il y a une asymétrie des relations, entre des ONG et des populations locales qui luttent contre de grandes entreprises de dragages.

Malgré l’ampleur des dommages environnementaux et sociaux, l’extraction du sable prospère générant des revenus économiques importants. En étant davantage lucratifs, les mineurs ont des salaires supérieurs à celui des pêcheurs, les incitant à se reconvertir.

Solutions et alternatives pour réduire notre impact sur le sable

Dans la majeure partie des cas, l’extraction se fait à proximité de ports, qui sont généralement dans les ZEE des États. Les politiques nationales prévalent, étant donné que les États jouissent du droit d’exercer leur souveraineté et d’exploiter leurs ressources naturelles au sein de cette zone. Toutefois, les répercussions de cette exploitation dépassent les frontières nationales, nécessitant, ainsi, la mise en place à une échelle internationale de mesures de contrôle, de régulation et de protection, d’autant plus que le sable est une des ressources les moins régulées (Mark, 2021).

À l’échelle internationale, l’absence de mesures concernant l’extraction et le commerce du sable est manifeste.

Deux rapports majeurs fait par le PNUE mettent en lumière l’extraction de sable, le premier en 2019 Sand and Sustainability: Finding New Solutions for Environmental Governance of Global Sand Resources et le second en 2022 Sand and Sustainability: 10 strategic recommendations to avert a crisis. Ces rapports recommandent par exemple que les extractions ne soient permises qu’après une analyse scientifique avec des études d’impacts environnementales, permettant d’évaluer l’impact environnemental des exploitations et aussi que les extractions soient accompagnées d’une restauration environnementale.

Même s’il n’y a pas encore de mesures contraignantes prises pour encadrer l’exploitation du sable, c’est un sujet de plus en plus abordé, témoignant d’une prise de conscience relativement récente.

En septembre dernier, l’ONU a lancé une plateforme, évaluant l’étendue de l’extraction du sable des océans. Elle a pour objectif de répertorier les bateaux draguant du sable, ainsi que les ports qui le réceptionnent et les plages artificielles. Un premier pas important pour améliorer l’information autour de l’exploitation de cette ressource même si la plateforme ne détecte pas encore les exploitations artisanales.

Des alternatives au sable existent, offrant ainsi la possibilité d’une consommation plus durable de la ressource. Les rapports du PNUE soulignent l’importance d’utiliser des matériaux alternatifs dans le domaine de la construction.

Par exemple, le sable utilisé pour construire des routes et des bâtiments pourrait être remplacé par de la paille. Le bois, notamment de bambou, est un autre matériau envisagé pour être utilisé dans des constructions de grandes hauteurs (Peduzzi & Vergeron, 2019). Depuis 2018, des recherches ont permis de créer du béton avec du sable provenant du désert, jusqu’ici impossible à cause de sa finesse (Le Parisien, 2018).

En plus de trouver des matériaux alternatifs, l’optimisation et l’utilisation des bâtiments et des infrastructures déjà existantes peuvent contribuer à diminuer la consommation du sable. Les matériaux de construction recyclés pourraient se substituer au sable. Les déchets de verre quant à eux peuvent être utilisés comme substitut.

Étant une ressource en libre-service avec un prix relativement faible, le sable est particulièrement compétitif. Ainsi, pour que les entreprises se tournent vers ces matériaux alternatifs, la mise en place de taxes spécifiques à son exploitation augmenterait le coût total de production. Cette mesure obligerait les entreprises consommatrices à explorer ces alternatives (Dan Graviletea, 2017).

C’est également contre le gaspillage de la ressource qu’il faut lutter. Gaspillage illustré de manière frappante avec la création de villes fantômes à des fins spéculatives comme en Chine et en Espagne. Mais c’est avant tout la relation au béton et au ciment qu’il faudrait changer.

Alors que le concept de ville durable prend de l’ampleur, la nécessité de prendre en compte le sable et le béton devient incontournable (Emelianoff, 2007). Un exemple concret de cette transformation est l’adoption de sols perméables.  Le béton peut être remplacé par des pavés et d’autres matériaux, ces sols permettent aussi une meilleure infiltration des eaux dans la terre remplissant les réserves souterraines et réduisant le ruissellement des eaux de surfaces permettant d’éviter des inondations. Ces routes permettent également d’avoir une eau de meilleure qualité avec moins de polluants. Ces sols poreux sont faits avec des matériaux qui nécessitent moins, voire pas de sable. La transition vers des matériaux alternatifs s’exprime également à travers le développement de béton dit vert, comme le béton de cendres volantes, le béton léger, le béton géopolymère et le béton à haute performance d’Uvira (PNUE, 2019). Le développement de bio bétons auto-cicatrisants pour prolonger la durée de vie des structures s’inscrit aussi dans cette dynamique. Ainsi, développer et innover en matière de béton vert vient également d’une volonté de diminuer les émissions carbones. La multiplication de villes dites vertes contribuera à limiter la tension faite sur le sable.

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Zaugg, J. (2018). Razzia sur le sable. Les Échos.

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À propos de l’auteur
Jeanne Merzaux

Jeanne Merzaux

Étudiante en master de relations internationales, Institut catholique de Lille.
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