Informer malgré la guerre. De chaque côté du front, ramener des images, des faits, des documents. Si leurs noms sont peu connus du grand public, leur travail est essentiel pour connaître et comprendre. Les reporters de guerre sont sur les lignes du danger et exercent un métier plein de risques, mais aussi de rencontres. Entretien avec Jean-Pierre Perrin, grand reporter à Libération
Propos recueillis par Emmanuelle de La Serre
Grand reporter pour Libération, Jean-Pierre Perrin est spécialiste du Proche-Orient, du Moyen-Orient et de l’Afghanistan. Il a couvert de nombreux conflits, dont la guerre Iran-Irak, la guerre d’Afghanistan, et la chute de Saddam Hussein. Aujourd’hui écrivain, il reçoit en 2017 le prix Joseph Kessel pour Le djihad contre le rêve d’Alexandre.
Pourquoi avoir choisi de couvrir les conflits au Proche et Moyen-Orient ?
C’est un peu le hasard. Je suis arrivé à Téhéran pour l’AFP juste avant la guerre Iran-Irak. Comme j’étais le dernier arrivé et que la politique iranienne était trop complexe pour moi, on m’a envoyé sur le front en me disant : « Là, c’est simple, tu ne peux pas te tromper. Il y a ceux qui attaquent et ceux qui défendent. » Sur place, j’ai découvert un autre monde. La guerre renverse nos valeurs occidentales : la civilité et la politesse sont balayées par le sacrifice, la brutalité, la haine, le désespoir. Et étrangement, je m’y suis senti à l’aise. J’ai voyagé avec les gardiens de la Révolution, qui n’étaient pas aussi sectaires qu’aujourd’hui. Ils vous emmenaient partout. En quelque sorte, ils pensaient que vous aviez épousé leur cause. Peu après, l’URSS envahissait l’Afghanistan. J’avais voyagé là-bas étant étudiant. J’ai rejoint la guérilla et rencontré Massoud en 1981. Cette guerre était très violente, mais elle avait une dimension romantique. J’ai été logé quelques jours dans la grotte de Massoud, traqués par les Soviétiques. C’est un terreau extraordinaire pour l’écriture, ma vocation première.
La guerre, est-ce ce à quoi on s’attend ?
Non. On a l’image des guerres que la France a connues. Là, c’est très différent. En Afghanistan, la réalité, ce sont les montagnes, l’isolement, les conditions de vie extrêmes. Marcher, se perdre, dormir dehors. Les Afghans ne vous jugent que sur une chose : votre capacité à marcher aussi longtemps et au même rythme qu’eux. Si vous ne craquez pas, vous êtes un bon journaliste. Le média pour lequel vous travaillez leur est complètement égal. Il faut être endurant, car on enchaîne parfois plusieurs cols d’affilée. L’avantage de l’Afghanistan, c’est qu’il y a des aventures en permanence.
L’information est devenue une arme et un enjeu crucial de la guerre. Comment le vivez-vous ?
C’est vrai, et c’était déjà le cas à l’époque. La guerre d’Afghanistan a été ignorée car le conflit au Liban captait toute l’attention. Le Liban était beaucoup plus proche de la France et nous détenions une relation particulière avec le pays. J’avais écrit sur une offensive soviétique dans le Panchir. Le Monde l’a publié… deux mois plus tard. En ce qui concerne l’Irak et l’invasion américaine en 2003, on nous surveillait à Bagdad. Là, l’information était un enjeu. Le gouvernement irakien tentait de contrôler les journalistes. Le ministère de l’Information, on l’appelait « le ministère de la Vérité ». C’est très orwellien.
Les journalistes sont-ils plus en danger aujourd’hui ?
Effectivement. Un gilet « PRESS » ne sert plus à rien, excepté servir comme protection minimale en cas d’explosion à côté. Je le portais rarement, je trouve ça très lourd. Mais aujourd’hui c’est obligatoire dans certaines zones. Au cours de la révolte syrienne, en 2011, je cherchais à me rendre à Homs, qui était encerclée. Chemin faisant, j’ai rencontré la reporter américaine Marie Colvin et son photographe. Nous nous étions vite rendu compte – on traversait clandestinement une partie de la Syrie – que si nous tombions entre les mains des forces pro-régime, nous serions tués. Le photographe de Colvin, ancien militaire, disait qu’il ne tomberait pas vivant entre leurs mains, qu’il prendrait une arme et se battrait. Je ne sais pas si j’aurais fait comme lui. Ils ont été tués deux jours plus tard. J’étais parti juste avant.
Comment continuer à effectuer votre travail dans de telles conditions ?
L’appréhension vient avant. Sur le moment, l’instinct de survie s’impose. On se préoccupe uniquement de savoir comment se sortir de telle ou telle situation. D’une certaine façon, l’esprit ne peut plus se permettre d’avoir peur. Dans ce même épisode de 2011 en Syrie, on est allés dans un petit dispensaire ou les blessés étaient transportés, dans un dénuement total. Les bombes tombaient et celui qui s’occupait du dispensaire nous a invités à prendre le thé. Et pendant qu’on prenait le thé, il n’y avait pas de grande peur. On ne savait pas si les bombes allaient nous tomber dessus, mais c’était davantage du « on verra bien ». En revanche, la situation m’a troublé pour d’autres raisons.
Il n’y avait rien pour sauver les blessés, c’était vraiment pathétique. Les mères criaient, les enfants hurlaient. Au bout d’un moment, j’ai commencé à pleurer. Je me suis pris une gifle verbale : on m’a dit « Vous n’êtes pas venu ici pour pleurer ». On se ressaisit et on oublie. En Afghanistan, j’avais eu la même expérience avec une petite fille afghane, blessée à la tête. Le médecin avec qui j’étais pensait l’avoir sauvée, mais un caillou lui comprimait le cerveau. On a senti la petite fille s’éteindre peu à peu. Là, ça a été dur. Je me souviens du père qui a emporté le corps de la petite fille en hurlant. C’est pareil, je me suis mis à pleurer. Le chef du groupe a dit à ceux qui pouvaient me traduire : « Dites-lui que si c’était pour pleurer, il n’avait qu’à rester chez lui. » Ce sont des choses troublantes. Finalement, on ne s’endurcit pas tant que ça. Mais je me sens plus écrivain que journaliste. Ça me protège. Je pense en termes de livre, pas d’article. Je vis l’événement, mais je suis déjà dans la narration. Mais en envisageant la création d’un ouvrage, ça me permet une certaine évasion.
L’Afghanistan. C’était la terre de toutes les aventures. Tout y était possible.
Êtes-vous resté assez longtemps en Syrie pour assister à l’émergence de l’état Islamique ?
J’ai fait plusieurs voyages en Syrie, où l’État Islamique était présent. On ne les appelait pas encore Daesh. Je voyais ces convois avec des drapeaux noirs, sans savoir qui c’était vraiment. J’ai le regret de ne pas avoir fait grand-chose. Je me suis dit que ça se passerait mal avec eux. Lors de ce voyage, je les voyais parader en ville, dans des voitures blindées. On ne savait pas jusqu’où ils pouvaient aller.
Quel conflit vous a le plus marqué ?
L’Afghanistan. C’était la terre de toutes les aventures. Tout y était possible. En revenant du Panchir à pied, nous nous sommes perdus. Les Afghans connaissent très mal leur pays. Nous marchions la nuit. Au lever du soleil, nous nous sommes rendu compte que nous étions entrés dans une base soviétique par erreur. Il n’y avait ni barbelés, ni miradors. Nous nous sommes fait passer pour des paysans afghans qui allions travailler aux champs en traversant la base, et miraculeusement, c’est passé.
C’est aussi en Afghanistan que j’ai vu les premiers djihadistes s’installer, en 1985. J’ai rencontré Jalaluddin Haqqani. Il était à cette époque pilier de l’insurrection. Les Américains et les Pakistanais misaient sur lui. Il avait une base à la limite de la frontière pakistanaise. Elle était donc très difficile à bombarder, parce que les Russes auraient été contraints de violer l’espace aérien pakistanais. Et j’ai assisté à la montée du djihad international. Des Américains, des Algériens, des Français et des Égyptiens venaient en Afghanistan. Haqqani était celui qui orchestrait tout cela, avant de devenir l’ennemi numéro un des États-Unis. Son fils est actuellement un haut dirigeant des Talibans.
Qu’est-ce qui a le plus changé dans la guerre ?
La grande évolution, c’est l’irruption des drones. Surtout à présent que certains sont dotés de l’IA. A l’époque, la grande menace était concentrée sur les hélicoptères. On pouvait se cacher. Aujourd’hui, c’est impossible. Donc les drones ont vraiment changé la nature à la fois des champs de bataille et de la couverture des conflits. Autre chose a changé : on n’emmène plus aussi facilement les journalistes sur les lignes de front. En Ukraine par exemple, il y a peu de reportages sur les premières lignes de front. Par ailleurs, les armes sont de plus en plus sophistiquées et causent des blessures plus importantes. Enfin, on retourne à des guerres de positions. L’infanterie retrouve sa place dans les conflits actuels, et le rôle de l’artillerie va croissant. Je m’intéressais principalement aux mouvements de guérillas. Aujourd’hui, elles sont tout à fait secondaires.
Elles existent encore. En Birmanie par exemple…
C’est vrai. Ce qui se produit en Birmanie est essentiellement une guerre de guérillas. Pour qu’une guérilla soit victorieuse, il faut un soutien certain de la population, et un soutien extérieur. Ce sont deux facteurs déterminants. Le problème de la guérilla birmane est qu’elle n’a pas de soutien extérieur. La Chine aide plutôt le gouvernement de Min Aung Hlaing, chef de la junte. En dépit du fait que ce régime est sans doute haï par une grande partie de sa population, la guérilla ne progresse pas. Elle peut user de la drogue comme source de financements, mais ça n’est pas suffisant pour gagner une guerre.
La guerre est-elle une constante humaine ?
Je crains que oui. L’Europe s’est crue en sécurité depuis la chute du mur jusqu’à l’invasion de l’Ukraine. Mais la guerre est revenue progressivement, avec la Géorgie, la Crimée, le Donbass. Elle n’a jamais été très loin. L’homme fera toujours la guerre, pour les ressources, le pouvoir. Je ne crois pas que la hausse d’un certain niveau de vie soit antagoniste à la montée des périls Les travaux récents de certains historiens montrent que l’accession d’Hitler au pouvoir a été possible grâce aux élites. C’est une réalité troublante.
Dans le conflit soviéto-afghan, la résistance subit les attaques soviétiques jusqu’en 1985 à cause de l’hélicoptère MI 24.
C’était une arme redoutable. L’hélicoptère pouvait surgir à tout moment. Souvent, on ne l’entendait pas à cause des hauts reliefs qui masquent les bruits des rotors. Tout bascule en 1985 avec l’arrivée des premiers Stinger américains. Ils deviennent l’ennemi numéro un des MI 24. Dès lors, voyager avec des groupes de combattants devient très différent. Les missiles SAM-7 avaient déjà réduit le champ d’action des hélicoptères. Plus rustiques, ils étaient livrés de l’Égypte via le Pakistan. On n’était plus en permanence en train de regarder le ciel, à guetter l’éventuelle arrivée d’hélicoptères. Ça a été un grand tournant de la guerre. C’est à ce moment-là que les Soviétiques l’ont perdue, en 1985.
Ce sont les mêmes armes utilisées en Ukraine pour contrer l’invasion russe ?
Exactement. Ce sont les mêmes matériaux. C’est très rustique, mais c’est redoutable, et en mesure de lancer des roquettes. Les Stinger américains sont aussi utilisés, mais ont dû être perfectionnés. Le MI24 ne pouvait être abattu simplement. Pour l’abattre, il fallait se trouver au-dessus de l’appareil. En Afghanistan, il fallait qu’il soit au fond de la vallée, et qu’on lui tire dessus depuis une colline. C’était la seule façon de l’abattre. Il y avait une couche de blindage sous l’appareil, très épaisse. Elle empêchait les projectiles d’atteindre le pilote et les mitrailleurs et de toucher les rotors.
Pouvez-vous revenir sur la chute de Saddam Hussein et l’opération Choc et Stupeur ?
La première attaque a eu lieu pendant la nuit. L’hôtel dans lequel je me trouvais, rempli de journalistes, était entouré de bâtiments officiels. Le lendemain, tous ces bâtiments avaient été pulvérisés. L’hôtel, lui, était absolument intact. Le tir de précision des missiles était envoyé depuis des milliers de kilomètres. L’aviation américaine n’est pas venue bombarder la zone. Une part des missiles avait été lancée depuis des sous-marins ou des avions lointains. L’objectif était très clair : pulvériser tout ce qui demeurait des symboles du régime. Les attaques ont duré longtemps avant l’offensive terrestre.
Qu’avez-vous observé sur les conflits israéliens au Liban et à Gaza ?
À Gaza, ce n’est pas la première fois qu’Israël tente de détruire la bande, mais jamais de façon aussi radicale. Lors d’un reportage, j’ai vu un char israélien traverser une maison, comme dans Tintin. Ils construisaient de nouvelles routes pour leurs besoins militaires. En 2006, au Liban, le Hezbollah a subi d’importantes pertes mais a résisté. Après avoir capturé des soldats israéliens, Israël a répliqué en détruisant la banlieue sud de Beyrouth et en avançant en territoire libanais. Mais ils n’ont pas pu y rester : les tunnels du Hezbollah permettaient des contre-attaques imprévues. De 1982 à 2000, Israël avait déjà occupé le sud du Liban. Ils s’en sont retirés en raison des pertes infligées par le Hezbollah via ces mêmes réseaux souterrains. À cette époque, le Hezbollah était mieux équipé que le Hamas, soutenu par la Syrie qui faisait transiter les armes iraniennes. La chute de Bagdad a ouvert un corridor Iran-Irak-Syrie-Liban, renforçant davantage le Hezbollah.
Avec la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie, tout ce corridor est remis en cause.
Oui, exactement. C’est l’effondrement de l’axe de la Résistance. Ça n’est pas seulement dû au renversement du régime de Bachar, c’est aussi parce que l’accès de l’Iran au Liban est défendu maintenant. Sauf par voie aérienne, si le gouvernement libanais y consent. Depuis sa chute, Ahmed al-Charaa normalise son image à l’international. La Syrie a besoin d’argent. Certaines sanctions financières européennes ont été levées, et le président Trump lui a promis de lever les sanctions américaines, la veille de leur rencontre sous l’impulsion de Ben Salmane et de Erdogan.
Quels sont les intérêts de Riyad et d’Ankara dans la levée des sanctions sur la Syrie ?
Ben Salmane est obnubilé par le projet Vision 2030. Il a donc tout intérêt à ce que la région soit le plus calme possible. Il faut que les investisseurs puissent venir sans crainte, or, chaque conflit dans la région provoque toujours des répercussions sur les alentours. Ce qui est très mauvais pour les affaires de l’Arabie saoudite. Ce sont donc des intérêts purement mercantiles. Mohammed Ben Salmane a intérêt à avoir une Syrie pacifiée, dont la reconstruction est amorcée et qui s’engage vers une stabilité politique. Cela inclut notamment l’élimination des poches de Daesh. C’est la raison pour laquelle il s’entend avec Erdogan. Ce dernier, quant à lui, cherche sans s’en cacher à contrôler ce qui se produit en Syrie. La Turquie veut pouvoir mettre fin à tout ce qui concerne les organisations kurdo-syriennes, en particulier les Forces Démocratiques Syriennes, qu’il assimile au PKK.
La Syrie peut-elle prendre le chemin de la paix et de la stabilité ?
L’allègement des sanctions et les débuts de reconstruction changeront peut-être la donne. Mais il faut se pencher sur le rôle que vont jouer les puissants. L’armée nationale syrienne, totalement inféodée à la Syrie, est composée en grande partie d’anciens djihadistes. Ils sont extrêmement violents, en particulier avec les Kurdes. Je ne vois donc pas une grande stabilité à venir. Le nouveau régime déploie des forces dans des régions alaouites, les Druzes jouent un jeu compliqué… En outre, toute une partie de la base d’Al-Charaa trouve qu’il ne va pas assez loin dans sa politique. En même temps, les Syriens sont tellement fatigués de toutes les guerres. Ils n’en peuvent plus. C’est peut-être le meilleur stabilisateur.
Quel est votre souvenir le plus marquant ?
Une conversation dans le dispensaire que j’ai déjà mentionné à Homs, en Syrie. Tout était en ruine. Nous étions sous les bombardements. Le responsable, recherché, me dit soudain : « Moi, ce que j’aime le plus, c’est la reine d’Angleterre. » Il m’a parlé d’elle pendant cinq minutes, alors que tout s’écroulait autour. C’était décalé, absurde, drôle et très humain.