Informer malgré la guerre. De chaque côté du front, ramener des images, des faits, des documents. Si leurs noms sont peu connus du grand public, leur travail est essentiel pour connaître et comprendre. Les reporters de guerre sont sur les lignes du danger et exercent un métier plein de risques, mais aussi de rencontres. Entretien avec Olivier Dubois
Propos recueillis par Emmanuelle de La Serre
Entretien avec le journaliste Olivier Dubois, spécialiste du Sahel, ex-correspondant à Bamako pour Le Point, le quotidien Libération, et pour Jeune Afrique.
Pourquoi le Mali ? Qu’est-ce qui vous a conduit à vous y intéresser ?
Par opportunité. Ma compagne avait été mutée en Afrique, et je m’intéressais déjà à l’insurrection malienne de 2012. Le personnage de Cheick Modibo Diarra, ancien de la NASA devenu Premier ministre de plein pouvoir, m’intriguait particulièrement. Je trouvais le personnage formidable. Ce déclic m’a fait changer de spécialité et je me suis rendu dans au Mali.
La guerre, en réalité, c’est très différent de ce qu’on imagine ?
Oui. On a une forte vision de la situation. Mais en tant que journalistes, on se situe après. On est rarement présents pendant les combats. On arrive un peu avant ou un peu après. Ce qu’on voit surtout, ce sont les conséquences : morts, familles brisées, villages incendiés, pillages. On s’attache à la réalité de ce que la guerre occasionne, à savoir des dégâts, des dommages et des victimes.
Les journalistes sont-ils plus en danger aujourd’hui ?
Ça dépend des coins du monde et des journalistes en question. Les journalistes sans rédaction sont plus exposés. Moi, j’étais seul, sans gilet pare-balles ni escorte, pour me fondre dans le décor. Dans ce cas, on est un peu une borne vivante en déplacement. Mais j’ai évolué dans un terrain avantageux pour moi : étant noir en Afrique, je pouvais circuler aisément, et passer pour un local. Ça m’a permis de me rendre dans des points chauds du Mali dans une relative discrétion. Étant un correspondant indépendant, je ne souhaitais pas avoir une escorte. Je voulais pouvoir aller au plus près des gens et ne pas transformer les rapports. Quand on est avec une caméra et un traducteur, ce n’est pas la même chose.
Ce métier dévore-t-il tout ?
Je crois que ça nous happe. Et surtout, on est tributaire de l’actualité. Si la rédaction nous appelle pour couvrir un événement, la famille passera après. Mais pour moi, ma famille le savait. J’étais là pour ça. Alors, de fait, ça mange une bonne part de la vie de famille. Mais c’est un métier-passion. Ça fait partie du jeu.
Comment rester impartial sur des thématiques aussi sensibles ?
Le journaliste, dans une terre de conflits et dans un territoire international, à l’extérieur, vient avec son biais et sa culture. Il a toujours un regard, même s’il essaie d’être le plus neutre possible. Il faut donc déjà un tant soit peu pouvoir s’oublier soi pour observer le pays, et pour livrer l’information la plus impartiale possible. Mais même en étant impartial, une fois le reportage publié, il ne nous appartient plus. Les rédactions peuvent adapter titres et contenus selon leurs lignes. Pour moi, il faut s’effacer, aller vers les locaux plutôt que les sources officielles. Il est inutile de toujours aller voir les mêmes experts. À Bamako, j’ai cherché des contacts directs sur le terrain : j’ai retrouvé sur un site tous les contacts des maires, qui ont pu eux-mêmes me rediriger vers d’autres locaux. Cela permet de diversifier les sources et de rester proche de la réalité. Mais il faut toujours recouper les informations.
Vous avez été kidnappé par le JNIM, branche d’Al-Qaida, et retenu captif 711 jours. Quel était votre quotidien ?
On vivait à l’extérieur, principalement, avec eux. Nous étions toujours gardées par deux à quatre personnes armées, entre dix-huit et vingt-huit ans. On était soit dans le sable, soit dans des poches de forêt luxuriante en plein désert, qu’ils appelaient Wadi. Sous les arbres, vous êtes protégés des drones. Sinon, on se cachait aussi dans les anfractuosités des grands rochers. J’étais enchaîné soit sur l’ensemble de la journée, soit simplement la nuit. Après la prière, à dix-sept heures trente, ils venaient me détacher, et me rattachaient à dix-huit heures trente. En matière d’eau, on buvait celle que l’on trouvait, ou bien ils nous amenaient de grandes citernes d’eau de 900 Litres environ, qui font à peu près quinze jours. Un mouton est tué tous les quinze jours environ. On dort sur le sol, en dépit des insectes, de la saleté et du manque d’hygiène. On pouvait se laver quand l’eau arrivait. Je me lavais avec l’équivalent d’une coupe de vin en eau. Bien sûr, on est tributaire de la météo.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
Énormément de choses. Mais je dirais que j’ai été très marqué par ma tentative d’exécution. À un moment, ils ont fait un simulacre d’exécution, j’ai cru que j’allais me prendre une balle dans la tête. Ça m’a beaucoup marqué.
Craignez-vous chaque jour pour votre vie dans une telle situation ?
Difficile à dire. L’humain est une machine formidable qui s’habitue à tout : à dormir dans le sable, aux coups de feu… La peur devient ponctuelle. Mais au-delà de notre situation d’otage et des armes, l’angoisse vient de l’inconnu. Ce qui effraie, c’est de ne rien contrôler ni savoir ce qui va se passer. Lors d’un imprévu, quand les gens rangent le camp en vitesse, que les voitures démarrent et que l’on vous crie dessus, sans que vous compreniez ce que l’on vous demande, vous vous interrogez : est-ce que je vais vers la mort ? Ce qui fait peur, c’est l’inconnu.
Comment avez-vous réussi à prendre des notes ?
Je me cachais. J’avais compris qu’ils ne me prenaient pas pour un journaliste. J’étais considéré comme un agent de renseignements. Évidemment, en tant que tels, ils ne voulaient pas que j’écrive. Quand j’avais du papier, bien sûr, je l’utilisais, mais sinon, j’essayais d’écrire sur tout ce que j’avais à disposition. J’écrivais la nuit ou pendant la prière, sur du carton ou des emballages alimentaires. Je les cachais dans mes poches, puisqu’en cas d’alerte, on devait tout laisser derrière nous. Mais au fur et à mesure, mes poches grossissaient. Un jour, un djihadiste vient me voir et me dit : « Attends, qu’est-ce que tu as dans tes poches ? » Il en sort donc une liasse de papiers et de cartons. J’avais écrit des listes de recettes en leurre, parce que je savais que ça pourrait arriver. Même si le djihadiste ne parlait pas français, il a vu que mes écrits étaient structurés comme des listes, et je lui semblais convaincant. Donc, il me les a rendues. Après, les mettre dans ma poche était trop visible, donc je m’étais fait une sorte d’oreiller. Dans sa doublure, j’y mettais les notes, puis je dormais dessus.
Certains ravisseurs appréciaient la culture occidentale. Comment l’expliquez-vous ?
Ce sont des jeunes. Ils vivent dans une zone djihadiste et ont le Coran dans la tête. Mais certains, même s’ils ne l’avouent pas, aiment la musique ou regardent des séries. Une curiosité s’installe. L’ennemi les fascine parfois. C’est d’ailleurs comme ça qu’il est possible de parler avec eux. Au bout d’un moment, l’un m’a confié qu’il avait regardé La Casa de Papel et Game of Thrones, et m’a demandé ce qu’il se produit dans les saisons suivantes. C’est ça qui les rend davantage humains, au-delà de leur doctrine.
Certains cadres étaient plus ouverts, les jeunes plus endoctrinés
Aviez-vous des liens particuliers avec certains ?
C’était un jeu complexe entre respect, manipulation et survie. Il y a une triple volonté : celle de rester en vie, d’en apprendre plus, d’obtenir des avantages, et, dans mon cas, d’obtenir des informations. Pour la hiérarchie, il est plus facile d’avoir du respect. Certains parlent français, ils avaient une vie antérieure à celle-ci, et voient les choses de façon plus globale. Certains cadres étaient plus ouverts, les jeunes plus endoctrinés : ils croient dur comme fer à l’idée selon laquelle vous êtes un impie. Mais on devait dialoguer pour comprendre et survivre.
Où en est Al-Qaida au Mali ?
Globalement, Al-Qaida est implanté partout : Nord, Centre, Sud. Le Nord est le fief historique, dans lequel se trouve la région de Kidal. C’est là ou AQMI est venu, s’est sanctuarisé et développé. L’organisation est aussi dans le centre avec la Katiba Macina, par ailleurs en lien avec le Burkina Faso depuis très longtemps. Ils sont aussi dans le Sud : ils ont été capables de perpétrer des attaques à Bamako, et il y a peu de temps à Kayes. Ils se sont énormément multipliés. AL Qaida divisé le Mali en cinq zones, chacune sous contrôle local. Ils sont bien organisés.
Qu’en est-il de l’État islamique ?
L’État islamique est dans la zone des trois frontières : la région de Ménaka et la région de Gao où il s’étend petit à petit. Il y a eu et il persiste de véritables affrontements entre le gouvernement, certains groupes armés à l’instar du MSA et Africa Corps avec l’État islamique, mais aussi des affrontements contre le JNIM. Ils ont différents adversaires. Ils ont une stratégie assez spéciale : l’État islamique fait des incursions prend une ville, mais au lieu d’y rester, ses contingents en repartent. De mon point de vue, il y a tout de même une domination du JNIM sur l’État islamique. Ce dernier est un grand groupe de mercenaires. Le JNIM, au contraire, est très local, donc mieux implanté.
Pourquoi ces groupes gagnent-ils du terrain ?
On est dans un État failli : un État qui n’a pas la souveraineté sur l’ensemble de son territoire, et qui ne peut déployer la politique gouvernementale dans certaines régions. Il y a par exemple des difficultés d’accès aux soins, d’appliquer la justice, peu de routes ou d’infrastructures. Ces coins-là sont dans l’angle mort des gouvernements. Ce sont donc des terreaux fertiles dans lesquels les djihadistes s’implantent et se développent, car ils se substituent à l’État lui-même. C’est un moyen pour eux de se pérenniser et de recruter.
Un dialogue avec les djihadistes est-il envisageable ?
Il y avait eu une tentative du gouvernement de Moctar Ouane en 2020, ce que les Français avaient très mal perçu. Mais les djihadistes refusaient tout dialogue tant que Barkhane et la MINUSMA étaient présents. Lorsque j’ai été kidnappé, j’ai posé la question à un cadre djihadiste. Il m’a répondu : « Discuter ? Pour quoi faire ? » Aujourd’hui, ils rejetteraient toujours la possibilité d’un dialogue à cause de la présence des mercenaires russes sur le territoire. Le départ des forces internationales, y compris Wagner, était l’une de leurs revendications. Mais les djihadistes avaient en 2021 la certitude qu’ils feraient tomber Bamako en 5 ans et prendraient donc le contrôle du pays – autrement dit, pour 2026. Dès lors, il n’y a selon eux aucun besoin de discuter.
Le pourraient-ils ? Prendre possession de Bamako ?
Sur le terrain, on voit tout de même des attaques d’ampleur : celle de Kayes ou celle de Bamako sont surprenantes. De là à prendre la ville, je n’en suis pas sûr. Mais tout est possible – en Syrie, personne n’avait vu venir la chute de Bachar al-Assad. Au Mali, en revanche, ils progressent, mais renverser le pouvoir leur demande des appuis. Goïta n’a pas la maîtrise du terrain malien. Mais à mon avis, ce n’est pas pour 2026.
Comment faire confiance à un fixeur ?
Cela vient avec la durée, avec les informations qu’il nous apporte, et avec ce que l’on traverse ensemble. La confiance, généralement, se renforce aussi à travers ce qu’on endure. C’est ce qui s’est passé dans le cadre de cette collaboration. Il y avait un vrai lien, parce que nous avons fait face à certaines affaires qui nous ont demandé de faire confiance à l’autre. C’était mon capteur d’ambiance dans une zone où personne ne pouvait aller, donc c’est une personne sur laquelle je me reposais beaucoup quand je souhaitais apprendre ce qu’il se passait dans certaines régions. Gao, par exemple. Mais c’est surtout parce que l’on traverse ensemble des moments assez difficiles.
Le JNIM et l’opposition armée peuvent-ils s’allier pour renverser Goïta ?
C’est la grande question. Il y a déjà eu des cas de figure similaires en 2012, lors de la première insurrection : une alliance provisoire entre les différents groupes terroristes d’Ansar Dine, et d’autres groupes armés. Cette alliance n’a pas tenu, et les groupes se sont retournés les uns contre les autres et se sont affrontés. On sait qu’il y a des discussions : lorsque j’étais otage, l’un des djihadistes m’avait dit : « Nous sommes tous musulmans – majoritairement touaregs, donc nous pouvons nous comprendre, et nous parviendrons à trouver un accord. » Mais une alliance comme celle-ci est très dangereuse. Pour les djihadistes, il peut y avoir des collaborations ponctuelles pour des raisons spécifiques, mais il n’y a aucune volonté de leur part d’une véritable alliance. Pour Goïta, je pense que c’est un grand danger. Il a une grande incapacité à prendre le contrôle du Nord. Ses forces ont certes pris Kidal, ce qui est une belle victoire symbolique, mais elles sont cantonnées à l’intérieur de la ville. Dès qu’elles sortent, elles subissent des embuscades.
Quelle est la place de la Russie aujourd’hui ?
La Russie est le partenaire principal du Mali, comme la France l’a été. C’est un nouveau partenaire plus « égalitaire », qui n’est pas qu’un prestataire de services comme la France pouvait l’être. Le Mali a la possibilité de renforcer son armée par l’acquisition d’armes, par la formation, du soutien direct. A l’origine dispensé par les militaires de Wagner, le soutien est beaucoup plus direct avec Africa Corps, qui dépend du ministère de la Défense russe. Il n’y a par ailleurs pas le même carcan. Il y avait une sorte de contrainte pour les Maliens, du temps du partenariat avec la France : ils devaient combattre les problèmes auxquels ils étaient soumis sur leur territoire, tout en respectant les Droits de l’Homme, qui n’étaient par ailleurs pas dans leur culture.
Et la Chine ?
Les relations économiques entre le Mali et la Chine sont fortes. Même s’il peut y avoir des tensions, je ne pense pas qu’il y ait un conflit majeur entre Chinois et Maliens à venir. Il y a trois acteurs bien implantés au Mali : les Russes, les Chinois, et les Turcs. Selon moi, rien ne peut suggérer un conflit qui mènerait les Chinois à quitter le pays.
Vers une nouvelle géopolitique du Sahel ?
Chez l’AES, il y a une vraie volonté d’autodétermination, quitte à se froisser avec les grands voisins. Voyez les tensions croissantes entre le Mali et l’Algérie. C’est clair qu’il y aura un avant et un après. Il existe une véritable reconfiguration : le président Goïta, qui avait fait la promesse d’une transition démocratique, souhaite à présent rester au pouvoir de manière indéfinie. J’ai connu deux Malis : quand j’y étais, c’était à l’époque d’IBK (Ibrahim Boubacar Keïta, président de 2013 à 2020). On était encore dans des séquelles diluées de la « Françafrique ». Il écoutait tout de même beaucoup le partenaire français. Aujourd’hui, la situation est totalement différente. Cette période de transition est très intéressante à observer. Tiani, Traoré, Goïta vont asseoir leur pouvoir. Pour les détrôner, il faudrait un autre coup d’État. Mais au Mali, par exemple, la classe politique est totalement muselée, aux abonnés absents. Elle ne peut donc rien faire.
Souhaiteriez-vous retourner au Mali ?
Oui, bien sûr. En ce moment, les événements font qu’on ne peut pas être accrédité pour travailler. Mais j’aimerais beaucoup y retourner. Le Mali est un pays qui m’a énormément intéressé. Il est d’autant plus intéressant maintenant qu’on a de grandes difficultés à couvrir ce qui s’y déroule. Je continue toujours à regarder ce qui s’y passe et j’y retournerai avec grand plaisir. Peut-être dans quelques années.