Un accord a été signé à Bougival entre les différentes parties du dossier calédonien. Mais le FLNKS aurait modifié sa position et semblerait aujourd’hui refuser de reconnaître la ratification. Bougival est-il encore valable ou faut-il tout reprendre ?
Le 11 juillet 2025 dans la nuit (heure de Paris) j’ai reçu, comme beaucoup, un document de 13 pages intitulé « projet d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie », dont on nous disait qu’il allait être signé dans les prochaines heures. Le temps d’essayer de le comprendre me parvenait un document séparé comportant 19 signatures en dessous de la phrase « l’ensemble des partenaires s’engage à présenter et à défendre le texte en l’état de l’accord sur la Nouvelle-Calédonie ». Dans la mesure où toute la classe politique, à commencer par le Président de la République, parlait d’un « accord » (« historique » qui plus est), je n’ai guère songé à douter de la chose. Sollicité, je publiai le week-end même une première analyse de ce qui me semblait être le « pari immensément risqué » des loyalistes.
Le FLNKS a-t-il signé l’accord ?
Ce n’est que progressivement que le doute s’est installé. Le 18 juillet, la conférence de presse du FLNKS – que je n’ai pu regarder, car elle a été immédiatement dépubliée – semblait indiquer que les délégués de ses différentes composantes n’avaient absolument pas, selon eux, signé d’accord : devant la colère de leur base, ils expliquaient qu’ils n’avaient fait qu’acter l’existence d’un document destiné à être ramené à leurs instances dirigeantes. De fait, nous avions été prévenus que la délégation du Front n’avait aucun mandat à signer quoi que ce soit à Paris (ni même, semble-t-il, à discuter d’autre chose que d’une indépendance avant le 24 septembre 2025). On s’était dit que c’est la visioconférence avec le bureau politique, dont on sait qu’elle a eu lieu dans la nuit du 11 au 12, qui avait – étonnamment – servi de validation de dernière minute. On sait désormais qu’il n’en est rien.
Le 21 juillet, la journaliste Corinne Lhaïk, généralement très bien informée, publiait cette version des faits : pour éviter de perdre la face ou l’espoir après de longues tractations à huis clos, Adolphe Digoué – délégué d’un mouvement indépendantiste plus modéré – convainquait les délégués du FLNKS de signer en leur expliquant que « vous n’approuvez pas un accord, mais un engagement à le présenter à vos mandants » (l’équivalent fonctionnel des « points de convergence » après le non-accord de Deva). À partir du moment où cela n’engageait à rien d’autre, ils pouvaient sans doute considérer la chose comme compatible avec leur mandat.
Le FLNKS aurait rejeté l’accord
Depuis, il est très clair que les instances dirigeantes tant du FLNKS que de ses différentes composantes refusent de valider, ou ratifier, le texte de ce qui s’appelle toujours, dans sa version la plus récente, le « projet d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ». M. Tjibaou, notamment, s’en est expliqué de plusieurs manières, pas forcément absentes de contradictions d’ailleurs : « on a signé, mais pas paraphé », dit-il ; l’État lui aurait dit « on ramène au pays, et puis on amende, on corrige, on fait valider par les experts, et puis c’est ça qui fait l’objet de l’accord définitif » ; il explique aussi qu’« on avait mandat pour pousser la négociation et revenir avec des accords de principe » ; ou encore qu’il s’agissait de « porter » le texte « à l’analyse des structures » et de « vérifier sa constitutionnalité » (chose dénuée de sens puisque son but est précisément de justifier une modification de la Constitution). Le 9 août, un congrès du FLNKS – instance suprême de l’organisation – a, selon toutes les informations disponibles, rejeté unanimement le texte de Bougival (engageant ainsi l’Union calédonienne et le Rassemblement démocratique océanien, ainsi que les différents « groupes de pression », dont Dynamique autochtone qui était représentée à Bougival par Omayra Naisseline)[1].
Qu’en est-il juridiquement ?
La première chose à dire est qu’il n’existe pas de principes d’interprétation pour ce genre de documents, qui sont tout aussi sui generis que « l’État de la Nouvelle-Calédonie ». C’est le problème de ce qui est « de sa propre espèce » : on ne sait pas quoi en faire. La meilleure (et d’ailleurs seule) analogie que nous ayons est avec le droit des contrats. Cela fait des siècles que les juristes ont produit des principes d’interprétation sur l’existence, ou non, d’un contrat liant différentes parties.
Les principes sont, comme souvent, complexes dans les détails, mais relativement simples dans les grandes lignes. Un contrat est un « consensus ad idem » : un accord portant sur un même objet. Le consentement des parties doit, notamment, être inconditionnel, non vicié par des facteurs tels que l’erreur ou la violence, et porter sur une même chose. Un contrat de vente n’est ainsi pas valable si le vendeur et l’acheteur ne parlaient pas du même bien, ni si l’un a menti à l’autre sur un élément essentiel, ni si l’acheteur potentiel a simplement dit qu’il allait réfléchir.
Une chose importante à souligner est que cela est indépendant de l’existence d’un document signé. Un document signé peut parfaitement être nul au regard du droit ; à l’inverse l’immense majorité des contrats que nous formons validement ne sont jamais mis par écrit.
En raisonnant par analogie, voilà ce qu’on peut dire à propos de Bougival :
1/ Un texte existe indubitablement, qui se décrit comme un « projet » d’accord (sous-entendu entre « les partenaires politiques » au sens de l’accord de Nouméa). Projet d’accord s’oppose nécessairement à accord. L’idée selon laquelle ce qui transformerait le projet d’accord en accord serait la validation des Calédoniens par un référendum n’a à cet égard pas de sens : l’accord de Nouméa fut signé et publié au Journal officiel des mois avant d’être soumis au vote. C’est précisément parce que c’était déjà un accord (entre partis politiques) qu’il pouvait faire l’objet d’un référendum. Comme je l’avais expliqué en mai, au moment où M. Valls espérait visiblement faire valider le texte de Deva par une majorité de délégations, c’est l’unanimité qui est requise à ce moment-là, pas la majorité. L’accord, c’est celui des partenaires politiques, pas de la population.
2/ Sur quoi, alors, ces partenaires se sont-ils ou ne se sont-ils pas mis d’accord ? C’est désormais relativement clair. Hors FLNKS, comme ils l’ont tous expliqué, le consentement a été donné sur le contenu même du document, c.-à-d. le statut qui serait à venir de la Nouvelle-Calédonie (d’où il découle de manière accessoire un engagement à défendre le texte). Côté FLNKS, si on en croit ce qui est connu publiquement, ce à quoi il a été consenti est de retourner devant leurs mandants en leur expliquant en quoi ce texte était une avancée pour eux. Rien de plus.
C’est ainsi que, selon toute vraisemblance, on s’est accordé au dernier moment, à la fin d’une nuit blanche, sur cette formulation ambiguë au possible : présenter et défendre le texte en l’état de l’accord.
Ambiguë, car « présenter et défendre » voulait d’évidence dire des choses différentes selon les parties : pour les unes, le promouvoir lors de réunions publiques, dans les médias, dans la campagne référendaire à venir, puisque c’est le projet qu’ils veulent porter ; pour d’autres, le défendre en le soumettant à l’approbation – ou non – de leur(s) parti(s) politique(s). (On ne comprend d’ailleurs pas bien si les cinq représentants du FLNKS représentaient le Front lui-même ou bien ses différentes composantes, l’appellation usuelle « UC-FLNKS » n’aidant évidemment pas à clarifier.)
L’ambiguïté demeure
Ambiguë, car les mots mêmes de la page de paraphe suggèrent deux choses différentes : qu’« accord » il existe bien ; qu’il y a différentes versions itératives de ce document, dont celle mise en annexe n’est pas nécessairement définitive (« en l’état »).
Ambiguïté donc sur le statut même du document – accord ou non-accord des parties, et accord des parties sur quoi ? – avant même d’aborder la question de son contenu : ceux qui pensaient qu’on avait enfin compris que l’ambiguïté avait été fatale à l’accord de Nouméa auront quelque mal à comprendre qu’on ait ainsi recommencé, en pire.
Juridiquement, il y a deux manières de faire rentrer les faits que nous connaissons dans les catégories du droit des contrats. Les deux mènent au même résultat.
1) On peut considérer qu’il y a bien consensus, mais que le « idem » est de défendre le texte une fois de retour en Nouvelle-Calédonie. Dans ce cas, il faut sans doute estimer que les signataires « UC-FLNKS » n’ont pas (contrairement aux autres) tenu parole : certes, le communiqué initial de la délégation FLNKS parlait, le 13 juillet, d’ « avancées majeures » sur les « attributs de souveraineté », mais, depuis, plus rien. Que ce soit – comme tout le monde le soupçonne – par peur de finir comme Jean-Marie Tjibaou, ou pour d’autres raisons, le fait demeure que, tant devant l’UC que le FLNKS, les signataires ont présenté le texte, mais ils ne l’ont pas défendu. De tout ce qu’on a pu entendre, ils en étaient devenus les procureurs bien plus que les avocats. Mais cela ne change rien sur le plan juridique, puisqu’il n’y aurait pas de sanction possible à ce reniement, qui n’engage de responsabilité que morale.
Le point essentiel est que, selon ce raisonnement, il n’y a pas d’accord sur le fond du texte, et donc pas d’accord sur « l’avenir de la Nouvelle-Calédonie », puisque le consensus était d’ordre procédural. Ce texte ne peut donc pas être soumis à référendum puisqu’il ne peut pas y avoir réforme constitutionnelle pour donner effet à un accord politique entre partenaires calédoniens qui n’existe pas.
2) Si on s’intéresse, au contraire, au texte sur le fond, on peut considérer que 14 signataires lui ont apporté un accord inconditionnel, et cinq autres un accord conditionnel à l’approbation de leurs mandants. En droit, on pourrait parler de condition suspensive ou résolutoire (l’accord ne produit pas d’effet tant qu’il n’a pas été validé par certains, ou bien cessera de porter effet s’il n’est pas ratifié). On pourrait également considérer que le consensus quant au contenu du texte n’existerait qu’après validation par ceux au nom de qui ces cinq signataires s’exprimaient. Il n’importe pas, à cet égard, que l’on considère que ces partis sont chacun partie prenante aux négociations, ou – ce qui est plus vraisemblable – que le FLNKS forme une entité unique (comme en 1988 et 1998), puisque tous ont refusé d’avaliser le texte. En l’absence d’agrément de leur part, il n’y a pas d’unanimité des « partenaires politiques ».
Qu’on voie la signature des 18 représentants (en plus de l’État) comme se rapportant au fond du texte annexé ou comme un simple engagement procédural, la conclusion est donc la même : malgré les communiqués triomphants – dont il aurait sans doute mieux valu s’abstenir – il n’y a pas eu d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie signé à Bougival le 12 juillet 2025.
[1] Historiquement, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), créé en 1984, constitue le rassemblement de quatre partis, dont le premier est de très loin le principal : l’Union calédonienne (aujourd’hui dirigée par Emmanuel Tjibaou, fils de Jean-Marie), le Rassemblement démocratique océanien, le Parti de libération kanak (Palika) et l’Union progressiste en Mélanésie. Après les émeutes du 13 mai 2024, UPM et Palika se sont mis en retrait du Front, qui dans le même temps se radicalisait en élisant à sa tête Christian Tein, le meneur supposé des émeutes et de l’organisation terroriste CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain). En retour, les différents groupes de pression, qui historiquement gravitaient autour des partis sans faire formellement partie du Front, sont entrés dans ses instances dirigeantes. Comme leur nom le suggère, ils ont tendance à faire de la surenchère par rapport aux partis établis.