<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’effondrement géopolitique de Chypre turc

26 octobre 2025

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Photo : Une vue de Nicosie (c) Pixabay

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L’effondrement géopolitique de Chypre turc

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Blanchiment d’argent, décomposition démographique et faillite stratégique : Chypre Nord connaît un effondrement géopolitique

Dr Yüksel Hoş, géographe (géographie politique, géographie militaire et géopolitique). Article paru sur Geopolitika.

Depuis la mort de son légendaire dirigeant Rauf Denktaş[1], Chypre s’est enfoncée toujours plus profondément dans une crise d’identité et d’existence. Aucune des émotions qui avaient donné sens à la fondation du pays n’existe plus. Les purges ethniques menées par l’organisation EOKA-B[2] et le rôle de l’armée turque comme « force de sauvetage » appartiennent désormais à un passé lointain et douloureux dont plus personne ne parle, car les problèmes d’aujourd’hui remplissent en permanence l’espace médiatique.

Quand on marche dans les rues du pays, on ressent une dégradation sociale manifeste dans le désespoir des gens face à l’avenir, dans la richesse disproportionnée de ceux qui sont contrôlés depuis Ankara – et dans le silence qui entoure tout cela. Sur l’île, l’une des plus grandes mosquées de la Méditerranée a été érigée, mais dans une société comme celle du Nord-Chypre, où la population est loin d’être conservatrice sur le plan religieux, rares sont ceux qui la fréquentent.

Elle rappelle l’immense cathédrale de Yamoussoukro, la capitale de la Côte d’Ivoire – un édifice sans nécessité. Là, une basilique géante s’élève au milieu des baraques de tôle, construite par un président chrétien alors qu’une petite minorité seulement du pays l’était. De la même manière, la mosquée de la République turque de Chypre du Nord est devenue une construction symboliquement superflue. En réalité, elle constitue une sorte de vernis cosmétique masquant des problèmes structurels et chroniques – un des nombreux maquillages dont le régime de l’AKP est coutumier.

Il existe un proverbe turc : Les fautes de l’architecte sont cachées par le vert, celles du médecin par l’imam[3].

Mais cela ne s’arrête pas là. Au Nord-Chypre, on a également construit un immense complexe présidentiel. Avec une population d’à peine 300 000 habitants – dont la moitié sont des soldats, des étudiants ou des immigrés venus de Turquie – un tel édifice apparaît comme une copie réduite du gigantesque palais d’Erdoğan à Ankara. Même en miniature, il est inutilement grand et ne symbolise qu’une fois de plus la mauvaise gouvernance d’Erdoğan. Le Chypre vert était assez verdoyant pour masquer la décadence administrative de la république turque, et assez vivant pour être recouvert du « manteau d’imam » d’Erdoğan.

Il ne fait aucun doute que les graines de cette décadence furent semées lors du référendum sur le plan Annan[4] en 2004, qui changea à jamais le destin géopolitique de l’île. À cette époque, la Turquie (et Erdoğan) soutinrent le plan, et la grande majorité du Nord-Chypre vota « oui ». Mais en réalité, ils renoncèrent alors à l’ambition de devenir un État reconnu internationalement – et confièrent leur destin à un monde qui ne les reconnaissait pas. Pour la jeunesse du Nord, c’était surtout l’adhésion du Sud à l’Union européenne qui faisait rêver.

Depuis la partie grecque de Nicosie, la vue est dominée par les immenses drapeaux turc et turco-chypriote peints sur la montagne de Beşparmak.

Depuis le côté turc, ce qui frappe le plus, ce sont les hauts immeubles du Sud. Ils reflètent non seulement le capital européen et britannique, mais aussi les flux considérables de fonds russes en quête de blanchiment. Mais tout autant que le drapeau turc sur la montagne irrite un Grec, les bâtiments modernes de la côte sud attirent les jeunes Turcs.

L’argent est une force magique capable de dissoudre toute propagande politique. Dans l’ancienne Turquie – et dans l’ancien Chypre – les jeunes grandissaient avec la fierté nationale et les valeurs d’Atatürk. Mais lorsque les forces religieuses commencèrent à utiliser le nationalisme comme outil politique, le sentiment national fut remplacé par des rêves plus terre à terre – en Turquie comme au Nord-Chypre.

L’argent d’abord

En fin de compte, personne ne met un Coran ni un drapeau dans la marmite. Ce qui compte, c’est ce qui se trouve dans le portefeuille et sur la table du dîner. Après avoir vu la vie relativement prospère du Sud, de moins en moins de gens acceptent leur propre situation désespérée.

La désintégration socio-économique de l’île, l’impasse stratégique d’Ankara, la métastase du jeu et du blanchiment, et la transformation d’une « mère-patrie » en un « cas perdu » – j’y reviendrai plus tard. Mais il fallait d’abord dresser ce tableau pour comprendre l’île.

Le fait que le prétendu régime « pieux » de l’AKP n’ait pas touché à l’économie des casinos et du jeu au Nord-Chypre en dit long. Il suffit d’écrire le nom d’Halil Falyalı[5] dans la barre de recherche de Google pour comprendre combien ils en profitent. C’est la version turque de l’affaire Jeffrey Epstein – mais ici, ce ne sont pas quelques jeunes filles qui sont victimes, c’est tout un peuple.

La présence militaire, la puissance et la faiblesse stratégique de la Turquie

Pour Ankara, Chypre n’est pas seulement une île, mais la ligne de défense la plus vitale au sud de l’Anatolie. La partie méridionale de la Turquie, qui pend comme un « ventre » sur la carte, possède un relief accidenté et une faible densité de population, rendant la défense et le transport difficiles. C’est pourquoi la défense méridionale de la Turquie passe par Chypre – et si cette ligne venait à être perdue, en temps de paix comme de guerre, la doctrine du « Patrie bleue[6] » s’effondrerait. Tous les gains dans la mer Égée et la Méditerranée orientale seraient alors remis en question.

Cela rappelle la théorie du « Heartland » de Halford Mackinder et celle du « Rimland » de Nicholas Spykman : Chypre est la clé de la « ceinture côtière » de la Méditerranée, et cette clé réside dans la capacité militaire.

Les chiffres officiels indiquent que la Turquie maintient entre 30 000 et 40 000 soldats stationnés sur l’île, mais des analyses récentes estiment que le nombre réel est supérieur. Les affirmations selon lesquelles il dépasserait 100 000 semblent exagérées, mais tout porte à croire qu’il se situe entre 30 000 et 80 000 – soit plus du double de la taille de l’armée norvégienne.

Cette force considérable ne représente pas seulement une question de quantité, mais aussi une transformation qualitative : l’île est devenue une partie intégrante et irréversible de l’arrière-pays militaire turc. Cependant, cette présence militaire n’a pas apporté la stabilité – au contraire, elle a fragilisé l’équilibre déjà précaire de l’île.

L’expression « la stratégie est l’art de transformer la puissance militaire en politique » prend ici tout son sens concret. À Chypre, la force militaire ne s’est jamais transformée en vision politique. À la place, s’est imposée une direction hiérarchique, typiquement turque – d’abord sous les élites militaires, puis sous le pragmatisme capitaliste de l’AKP. C’est là que commence aussi l’effondrement socioéconomique du Nord-Chypre. L’île est devenue un paradis du jeu et un lieu de décomposition démographique.

Aujourd’hui, environ 300 000 personnes vivent dans la République turque de Chypre du Nord – une population de plus en plus âgée et désabusée. Les jeunes instruits cherchent leur avenir dans l’Union européenne en obtenant un passeport chypriote du Sud. Cette fuite des cerveaux mine le cœur même de l’existence nationale : la dynamique démographique. Samuel Huntington écrivait dans Le Choc des civilisations sur l’identité culturelle et la résilience démographique – au Nord-Chypre, on observe l’inverse. L’île est désormais qualifiée de « paradis du jeu » et de « centre du blanchiment d’argent ».

Des étudiants peu qualifiés, incapables d’intégrer les universités turques, peuvent y obtenir un diplôme de droit et exercer comme avocats. La partie nord de l’île dépend de la Turquie pour tout – même pour l’eau. Les fonctionnaires perçoivent un salaire à la fois du gouvernement nord-chypriote et de l’État turc, mais sur une île où presque tout coûte plus cher que sur le continent, une grande partie de ce revenu sert à couvrir les dépenses courantes.

Pendant que les revenus et le niveau de vie baissent, la structure démographique change radicalement, bouleversée par l’arrivée illégale de milliers de migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient. Ce que l’Europe connaît sous la forme d’une migration incontrôlée se reproduit en miniature au Nord-Chypre – et provoque un profond malaise. Jusqu’ici, le président soutenu par Ankara, Ersin Tatar[7], a ignoré ce mécontentement et tenté de le dissimuler – mais il finit lui-même par en être victime.

Fait remarquable, le gouvernement d’Erdoğan n’a jamais répondu à mes publications sur les réseaux sociaux où je documentais, cartes et noms à l’appui, les achats de terrains par des Israéliens. En 2024, j’ai été arrêté peu après avoir écrit sur les investissements israéliens au Nord-Chypre. Remettre en question le fait que le gouvernement islamique d’Erdoğan ait pu poursuivre le commerce maritime avec Israël pendant deux ans alors que Gaza était bombardée suffit à causer de graves ennuis en Turquie – et aussi à Chypre. Jamais auparavant la liberté d’expression et de la presse n’avait été aussi menacée sur l’île.

Achat de terres 

Les Israéliens et personnes d’origine israélienne ayant obtenu la citoyenneté sur l’île possèdent désormais plus de 20 km² de terres – certains estiment jusqu’à 35 km². Cela peut sembler peu, mais cela représente plus de 1 % du territoire nord-chypriote, et les transactions augmentent rapidement. Dans les villes côtières comme İskele, de vastes zones sont achetées par des investisseurs israéliens – annonçant un nouveau régime foncier à caractère colonial.

Pour les Chypriotes turcs ordinaires, le quotidien n’a plus rien à voir avec les slogans tels que « patrie et nation », mais avec la survie dans la pauvreté et l’incertitude. Les récits héroïques de la génération 1950–1974 perdent leur sens face à la misère économique. Les slogans ultranationalistes ne masquent plus la réalité – ils génèrent au contraire frustration et réaction dans la société.

L’isolement international et le paradoxe entre indépendance et annexion ne font qu’aggraver la situation. Le Nord-Chypre n’a été reconnu comme État par aucun autre pays que la Turquie depuis 50 ans. Selon une interprétation réaliste du droit international, il s’agit d’une crise existentielle. Tandis que le Sud a atteint la prospérité grâce à son adhésion à l’UE et à la reconnaissance internationale, la partie nord, sous contrôle turc, reste piégée dans l’isolement politique et économique.

En dehors de la production de pommes de terre, d’oignons, de mandarines, de raisins, d’oranges et de halloumi, il n’existe pratiquement aucune industrie. Cet isolement a inévitablement ouvert la porte aux activités économiques illégales. Le pays est devenu un refuge pour les jeux d’argent, les paris et la mafia internationale. Dans de telles conditions, toute tentative d’annexion par la Turquie – comme l’a suggéré le dirigeant du MHP[8], après avoir refusé de reconnaître les résultats électoraux et appelé à une union avec la Turquie – serait vouée à l’échec, en raison d’un soutien populaire faible et des réactions internationales. Les accords de coopération militaire entre Israël, la Grèce et l’Égypte montrent déjà qu’une telle initiative pourrait déclencher un conflit régional.

Il est évident que le nouveau mouvement EOKA[9]  n’a pas été créé sans raison. Les déclarations dans les médias israéliens évoquant la volonté de « libérer le Nord » montrent clairement qu’Israël considère l’île comme un espace d’expansion et un havre sûr. Le stratège Robert D. Kaplan écrivait : « Chypre a toujours été l’échiquier des grandes puissances, et aujourd’hui cela a pris sa forme la plus dangereuse. » Sa prophétie semble désormais se réaliser.

Il faut aussi parler du jeu, des paris, des réseaux criminels, des liens obscurs du MHP et de l’affaire Falyalı.

L’affaire Halil Falyalı résume le mieux le destin sombre du Nord-Chypre. Falyalı, célèbre propriétaire de casinos, était un acteur clé des réseaux de paris illégaux basés en Turquie et à Malte. Il a été assassiné en 2022 dans des circonstances non élucidées. Selon l’Organised Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), les opérations de Falyalı généraient « au moins 80 millions de dollars par mois ». L’autorité turque de supervision financière (MASAK) a révélé que plus de 280 000 comptes bancaires avaient été utilisés pour des transactions de jeu illégales entre 2022 et 2024. Ces flux d’argent occultes ont également trouvé un écho dans la politique turque.

Les États-Unis avaient autrefois, dans le cadre de leur stratégie du « cinturon vert[10] », fondé un parti dont le dirigeant fut formé à la lutte antiterroriste aux États-Unis : le MHP[11]. Leur pendant européen était Gladio[12], démantelé en Italie à la suite de l’opération « mains propres ». En Turquie, une telle purification semble impossible. Plusieurs membres et cercles du MHP ont été liés à ces réseaux de paris – un sujet qui suscite un vif débat dans les médias turcs.

Le résultat est un tableau tragique : les jeunes Chypriotes turcs sont contraints de travailler dans des villas de luxe et des casinos construits pour des mafias africaines, tandis que leurs terres sont vendues à des étrangers et que les infrastructures s’effondrent. L’inégalité stratégique et le « piège fédéral » sont le produit de cette absence de liberté.

Sur une île où vivent 300 000 Turcs au Nord et plus d’un million de Grecs au Sud, l’idée d’une « fédération à deux États fondée sur l’égalité » est une illusion. Le modèle défendu par Tufan Erhürman[13] ignore une conséquence inévitable : le Sud absorberait le Nord, et une nouvelle vague d’assimilation suivrait – selon la même logique « aime-la ou quitte-la » qu’autrefois. Pourtant, même ce risque est perçu comme un rêve comparé au régime actuel soutenu par l’AKP au Nord.

La rhétorique radicale d’Ersin Tatar et son « faux combat patriotique » n’ont rien résolu ; ils ont au contraire épuisé la société et ouvert la voie à une version encore plus extrême de la période Erhürman. La Turquie aurait pu faire du Nord-Chypre un paradis, mais elle a choisi le contraire. Le Nord-Chypre est devenu une épave sociale et politique, marquée par de profondes fractures économiques.

Le tableau géopolitique de l’île est désormais clair : la Turquie, l’OTAN, Israël et ses ambitions expansionnistes, les deux bases britanniques qui semblent exister uniquement pour approvisionner Israël, et une Grèce prête à devenir plus active. Voilà la réalité. Tandis que la Turquie est engagée en Syrie, en Irak, en Libye et en Afrique de l’Ouest, la grande force d’infanterie légère à Chypre semble placée comme une « tour de guet avancée » selon les souhaits de l’OTAN et d’Israël.

Mais cela disperse les forces turques sur de multiples fronts sans puissance de feu suffisante. La stratégie ressemble à un scénario où la force militaire turque est vouée à s’épuiser, non à se renforcer. Si cela devait se produire, non seulement Chypre, mais aussi Istanbul, la mer Égée et l’Anatolie orientale seraient menacées.

Historiquement, la perte de Chypre a toujours eu un effet domino. Trois ou quatre décennies après que les Ottomans eurent perdu l’île, l’ennemi entra en Anatolie. Comme l’a exprimé Brzezinski : « Sans une Turquie stable et forte sur le plan géopolitique, le flanc sud de l’Eurasie ne peut être contrôlé. » Chypre est le maillon le plus vulnérable de cette chaîne – et son peuple souhaite aujourd’hui se détacher de la Turquie, ou au mieux la sanctionner. C’est l’interprétation la plus réaliste de la victoire écrasante d’Erhürman.

Les économistes du Nord-Chypre avertissent depuis des années : « Nous créons un monstre que nous ne pourrons pas contrôler. » Au lieu d’écouter les mises en garde concernant l’industrie du jeu, le gouvernement « pieux » d’Erdoğan a choisi d’en profiter. Les jeux en ligne, les casinos et les cryptomonnaies permettent aux capitaux de circuler librement des Balkans à Malte en passant par Chypre. Il n’existe aucun aspect positif à cet argent illégal – si ce n’est quelques emplois. Le préjudice est bien plus grand, et seule une petite élite fortunée en tire profit.

Il est évident que ces figures ne sont plus populaires au Nord-Chypre, et de nombreux Chypriotes turcs considèrent désormais l’unification avec le Sud comme la meilleure issue possible. Avant la chute de Constantinople, l’homme d’État byzantin Loukas Notaras disait : « Je préfère voir le turban ottoman à Constantinople plutôt que la tiare latine. » Aujourd’hui, beaucoup de Chypriotes turcs ressentent la même chose envers Erdoğan et son allié Ersin Tatar – ils préfèrent sans doute la barbe de Makarios[14] à la moustache d’Erdoğan.

Laboratoire géopolitique

Chypre n’est plus seulement une question politique. C’est un laboratoire géopolitique, une zone d’essai stratégique, un centre de blanchiment d’argent et un instrument rhétorique pour des gouvernements incompétents.

Erdoğan, qui a imité le sultan Abdülhamid II[15] – celui qui « offrit l’île au Royaume-Uni » – a au contraire conduit Chypre vers une rupture totale avec la Turquie. Les Chypriotes turcs locaux parlent surtout de leur lassitude : pas d’emplois, toujours plus d’écoles coraniques, criminalité en hausse, afflux d’Afghans, de Pakistanais et d’Africains, toxicomanie et prix qui s’envolent – dans un pays qui aurait dû être un paradis méditerranéen à la Monaco.

Le Nord-Chypre n’a aujourd’hui d’autre appui que la présence militaire turque. La population ne s’est pas accrue, l’indépendance économique n’a pas été atteinte et la reconnaissance internationale se fait attendre. La Turquie risque désormais de perdre le territoire qu’elle a libéré en 1974 après des combats sanglants et vingt années de résistance – au profit de la mafia, des jeux d’argent et d’un glissement démographique.

Que des Chypriotes turcs, après s’être affranchis de l’oppression grecque, envisagent maintenant de solliciter la protection du gouvernement grec en raison de la violence mafieuse et des casinos, voilà la perte la plus tragique de toutes. Si rien ne change, Chypre restera, non seulement géographiquement, mais aussi géopolitiquement et humainement, l’exemple d’une nation qui a perdu une part d’elle-même – et l’architecte de ce désastre sera sans conteste Erdoğan.

Dans le même temps, le camp grec n’est pas passif. Les systèmes d’armes au Sud n’indiquent pas seulement la défense, mais la préparation. Les systèmes antiaériens russes S-300 sont étroitement intégrés à la présence militaire américaine et grecque. Ironie du sort, la Turquie a été exclue du programme F-35 pour avoir acheté des S-400, tandis que les batteries S-300 chypriotes grecques restent postées aux portes de l’OTAN sans la moindre protestation de Washington. Ce deux poids, deux mesures montre que la logique stratégique de l’Occident n’est plus guidée que par les intérêts – ce qui alimente une méfiance croissante envers l’OTAN en Turquie.

(c) Conflits

Le renforcement militaire au Sud s’inscrit aussi dans la stratégie d’expansion d’Israël en Méditerranée. La marine israélienne utilise les ports de Larnaca et de Paphos, les exercices conjoints se multiplient, et l’espace aérien chypriote grec est intégré au réseau radar israélien. L’alliance entre Washington, Athènes, Tel-Aviv et Nicosie est perçue – même par des partisans de l’AKP – comme un encerclement stratégique de la Turquie.

Israël considère Chypre comme une base avancée, et le gouvernement chypriote grec comme le gardien de la sécurité du corridor énergétique. La présence des États-Unis sur l’île est plus profonde qu’il n’y paraît. Derrière les bases diplomatiques et les centres d’entraînement se profile l’effort du Pentagone pour instaurer un nouvel équilibre des forces en Méditerranée orientale. Chypre est ainsi devenue une zone commune de surveillance pour la Grèce, Israël et les États-Unis. Cette architecture sert à présenter la présence militaire turque sur l’île comme une « occupation » dans les médias occidentaux – une arme psychologique destinée à délégitimer la Turquie.

Des questions comme le soutien américain aux Kurdes syriens et l’armement de groupes liés au PKK restent sans réponse et renforcent le scepticisme turc à l’égard de Washington.

Les nouvelles installations radar au Sud ne reflètent pas le bouclier de l’OTAN, mais celui d’Israël. Car si le Nord relève de l’OTAN, pourquoi aurait-on besoin de ces radars ?

L’alliance qui se dessine au Sud n’est pas seulement militaire, c’est aussi un signal géopolitique : la doctrine turque de la « Patrie bleue » entre en collision avec la stratégie « Rimland étendu » d’Israël et des États-Unis – et doit donc être neutralisée.

Que tout cela se produise alors que le partage des ressources énergétiques de la Méditerranée orientale reste indéterminé montre que les véritables maîtres du jeu sont plus éloignés.

Quand la situation sera à leur convenance, ils extraieront les ressources et les convertiront en argent.

Pour l’instant, la carte qu’ils souhaitent n’existe pas, mais le jour où elle sera tracée, le pétrole et le gaz seront exploités – au nom de la sécurité.

La région porte en elle de nombreux scénarios possibles.

Nous verrons bien combien d’entre eux nous aurons le temps de connaître au cours de nos vies si brèves.

[1] Note de la rédaction : Rauf Denktaş (1924–2012) fut le fondateur et premier président de la République turque de Chypre du Nord.

[2] Note de la rédaction : un groupe paramilitaire chypriote grec qui luttait dans les années 1970 pour l’union de Chypre avec la Grèce.

[3] Cela signifie : quand un architecte travaille mal, il essaie de dissimuler ses erreurs avec des plantes et des arbres. Quand un médecin commet une faute, le patient meurt – et c’est l’imam qui la recouvre par la prière funèbre.

[4] Note de la rédaction : une proposition de l’ONU, du nom du secrétaire général Kofi Annan, visant à réunifier l’île dans un État fédéral. Le Sud de Chypre dit non, tandis que le Nord dit oui.

[5] Note de la rédaction : homme d’affaires du Nord-Chypre, connu pour ses activités dans le secteur des casinos et des jeux d’argent, ainsi que pour ses liens avec la politique turque et le crime organisé.

[6] Note de la rédaction : doctrine maritime turque affirmant la souveraineté d’Ankara sur de vastes zones de la mer Égée et de la Méditerranée orientale.

[7] Note de la rédaction : président actuel du Nord-Chypre, allié de l’AKP.

[8] Note de la rédaction : le Parti d’action nationaliste turc.

[9] Note de la rédaction : EOKA était à l’origine un mouvement de libération chypriote grec dans les années 1950, mais le nom désigne ici des groupes nationalistes récents du Sud.

[10] Note de la rédaction : stratégie américaine de la guerre froide visant à soutenir les pays et mouvements musulmans contre l’Union soviétique.

[11] Note de la rédaction : Milliyetçi Hareket Partisi, le Parti d’action nationaliste turc.

[12] Note de la rédaction : réseau clandestin de l’OTAN créé pendant la guerre froide pour contrer l’influence soviétique en Europe occidentale.

[13] Note de la rédaction : ancien Premier ministre et dirigeant du Parti républicain turc [CTP].

[14] Note de la rédaction : Makarios III [1913–1977] fut archevêque et premier président de Chypre. La citation joue sur les symboles du pouvoir religieux et politique.

[15] Note de la rédaction : sultan de l’Empire ottoman de 1876 à 1909, connu pour son pouvoir autoritaire et pour avoir cédé Chypre au Royaume-Uni en 1878.

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