<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Retour de Syrie : Un même système politique mais des maîtres différents

28 octobre 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : AP Photo/Omar Albam

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Retour de Syrie : Un même système politique mais des maîtres différents

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En mars 2025, Ahmad al-Charaa s’est proclamé président par intérim et Premier ministre d’un gouvernement dit « inclusif ». En façade, il coche les cases pour séduire l’Occident, mais son pouvoir demeure autoritaire. Derrière le vernis institutionnel, cheikhs et chefs de guerre contrôlent le pays, minant toute perspective de réelle transition démocratique.


Fabrice Balanche, grand expert des affaires syriennes, est de retour de Syrie après plusieurs semaines à étudier les évolutions sociales et politiques. Dans cette série d’articles, il dresse un portrait du pays tel qu’il l’a vu. Difficultés économiques et sociales, séparation des communautés, insécurité, les défis sont nombreux pour le nouveau dirigeant, al-Charaa. Un regard clair et lucide.


En mars dernier, Ahmad al-Charaa est devenu officiellement le président par intérim et, en même temps, le Premier ministre d’un gouvernement « inclusif », puisqu’il a attribué quelques maroquins à des personnes issues des minorités, conformément aux souhaits des Occidentaux. Une période de transition de cinq ans est prévue pour élaborer une constitution et organiser des élections démocratiques, il coche ainsi les cases de la résolution 2254 de 2015[1], condition sine qua non pour obtenir la levée des sanctions occidentales et espérer acquérir une légitimité internationale.

Cela a plutôt bien fonctionné étant donné qu’il a été reçu en grande pompe à l’Élysée par Emanuel Macron[2], le 7 mai 2025, puis par Donald Trump[3] lors de son voyage à Ryad, le 14 mai 2025. Au cours de de l’Assemblée générale des Nations unies, le président syrien a pu prononcer un discours à la tribune de l’ONU, ce qui ne s’était pas produit depuis 1967. Il s’est même payé le luxe d’un dialogue avec l’ancien directeur de la CIA et chef des opérations militaires en Irak (2007-2008) David Petraeus[4].

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Un nouveau Parlement pour quoi faire ?

L’élection du parlement, début octobre, fut saluée comme un grand pas vers la démocratie par les adulateurs[5] du nouveau gouvernement. La réaction est plus timide du côté des chancelleries occidentales, ne nous trouvons ainsi aucun commentaire sur le site du ministère des Affaires étrangères en France, alors que le cessez-le-feu entre les forces kurdes et celles d’Ahmad al-Charaa est approuvé[6].

Il faut souligner que les conditions dans lesquelles sont élus les députés ne prêtent pas à l’enthousiasme : 6,000 électeurs, cooptés par le régime, choisissent parmi eux 140 représentants[7]. Cependant, seuls 119 sièges ont été pourvus, car la province druze de Soueida et la région du nord-est dominée par les Kurdes ont été exclues du vote.

Les Turkmènes sont surreprésentés puisqu’ils constituent 1 à 2% de la population, mais ils ont obtenu 3,4% des sièges

C’est donc un parlement arabe sunnite et masculin qui est sorti du scrutin. Les femmes ne sont que 4% et les parlementaires issus des minorités représentent moins de 15% des membres,[8] alors que leur part dans la population résidente est au moins de 30%.

En revanche, les Turkmènes sont surreprésentés puisqu’ils constituent 1 à 2% de la population, mais ils ont obtenu 3,4% des sièges, soit autant que les Kurdes et les alaouites, qui constituent chacun environ 10% de la population. Cela montre clairement l’influence de la Turquie sur le choix des députés, même chez les Arabes sunnites, comme on a pu le voir à Alep, où le dépouillement a été suspendu en raison du mécontentement d’Ankara, qui voulait imposer ses candidats.

Le président a le droit de désigner un tiers du parlement (70 députés). À la date où nous écrivons ces lignes, il n’a toujours pas fait sa sélection. Il faut espérer qu’il le rééquilibre un peu au profit des femmes et des minorités qui ont été marginalisées par le scrutin.

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Quel sera l’intérêt de cette assemblée, cependant ? Elle n’a aucun pouvoir législatif, mais elle a seulement un rôle consultatif. Cela permet au président syrien de donner l’impression qu’il respecte les dispositions de la résolution 2254. Ce parlement pourrait cependant avoir une utilité particulière : faire en sorte que le peuple syrien, dont il est officiellement le représentant, accepte un traité de paix avec Israël dans lequel la Syrie renoncerait au Golan. Cela renforcerait l’importance de la signature d’Ahmad al-Charaa dans une sorte de nouveau Camp David.

Un maillage administratif partagé entre chefs de guerre

Le système administratif existant, composé des provinces (mohafaza), des départements (mantiqa), des cantons (nahyeh) et des municipalités est maintenu. Mais les cadres ont été remplacés, dans l’immense majorité des cas, par des « personnes d’Idleb » dans les zones sous contrôle direct de HTC. Ils sont bien sûr tous sunnites, la confession du pouvoir. Ils peuvent être originaires d’Idleb ou de la région où ils sont nommés, mais leur point commun est d’avoir vécu à Idleb pendant les années de conflit.

Le gouverneur de la province d’Alep est actuellement sous l’autorité d’individus natifs d’Azaz, qui faisaient partie du Jabah al-Shamia, le Front du Levant, une ancienne unité de l’Armée Nationale Syrienne (ANS). Bien que cette alliance de milices favorables à la Turquie ait été incorporée dans l’armée syrienne récemment créée, son leadership demeure soumis à Ankara. Ahmad al-Charaa est forcé de lui céder le pouvoir à Alep et dans les zones où cette milice est toujours stationnée (Afrin, Tel Abyad et Ras al-Aïn).

Au sud, les troupes rebelles d’Ahmad al-Awada ont rejoint HTC en avril. L’homme fort de Bosra al-Sham continue d’exercer son influence sur la région, ce qui pourrait en faire un allié potentiel pour une puissance étrangère afin de contrecarrer al-Charaa. Il faut se souvenir qu’il a été financé par les Émirats arabes unis[9] de décembre 2024 à avril 2025, après avoir été l’homme de la Russie dans le Sud (2018-2024) et celui des États-Unis auparavant.

Le pouvoir des cheikhs 

Dans tout le pays, les rivalités claniques éclatent au grand jour. Le gouvernement manque de puissance pour exercer son autorité. Il se contente de surveiller les grands axes et les principales villes, abandonnant aux potentats locaux les campagnes, mais tout en essayant de leur imposer un représentant, en la personne du cheikh.

Les cheikhs exercent le pouvoir réel sur le plan local et même au sein des administrations centrales

Le cheikh est une personne influente, tant d’un point de vue spirituel que politique. Il est le plus souvent peu diplômé, ayant effectué très peu d’études, mais il a combattu aux côtés d’Ahmad al-Charaa et il est respecté pour sa dévotion par les soldats. Ce sont ces personnages qui exercent le pouvoir réel sur le plan local et même au sein des administrations centrales, puisque les ministres doivent soumettre leurs décisions au cheikh pour approbation.

Il statue selon la charia et les instructions d’Ahmad al-Charaa. Cela rappelle le régime baathiste où tous les ministres et directeurs étaient surveillés par un adjoint appartenant aux mukhabarat (services de renseignement) et n’avaient guère plus de marge de manœuvre. Les cheikhs sont les dépositaires de l’autorité et de la justice au niveau local, mais ils ne se soucient pas nécessairement d’équité.

J’ai pu recueillir différents témoignages de personnes éconduites sans ambages lorsqu’elles sont venues se plaindre de la spoliation de leurs logements par des hommes liés à HTC. Inutile également de venir demander du secours lorsqu’un proche est kidnappé, ce qui signifie que le cheikh est tout à fait au courant des activités crapuleuses des individus armés sous son contrôle.

Par conséquent, les Syriens accordent de moins en moins leur confiance aux institutions créées par les « libérateurs » de décembre 2024. Cela impacte fortement le climat des affaires et la cohésion nationale.

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[1] Cette résolution fut adoptée à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Elle exige un cessez-le-feu et demande à l’ONU de convoquer les parties pour engager des négociations officielles. Elle prévoit des élections libres et équitables sous la supervision de l’ONU et une transition politique. La résolution 2254 est la base juridique sur laquelle s’appuient l’Union Européenne et les États-Unis pour maintenir ou lever leurs sanctions.

[2] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2025/05/07/entretien-avec-ahmed-al-charaa-president-interimaire-des-autorites-syriennes-de-transition

[3] Le Monde, « Donald Trump a rencontré le président Ahmed Al-Charaa après avoir levé les sanctions contre la Syrie », 15 mai 2025, https://www.lemonde.fr/international/article/2025/05/14/donald-trump-a-rencontre-le-president-syrien-apres-avoir-leve-les-sanctions-contre-damas_6606046_3210.html

[4] Durieux Jeanne, « « Dormez-vous assez ?» : l’improbable échange entre l’ancien patron de la CIA et le dirigeant syrien al-Charaa, dont il est « l’un des fans » », Le Figaro, 23 septembre 2025. https://www.lefigaro.fr/international/dormez-vous-assez-l-improbable-echange-entre-l-ancien-patron-de-la-cia-et-le-dirigeant-syrien-al-Charaa-dont-il-est-l-un-des-fans-20250923

[5] Charles Lister, analyste au Middle East Institute à Washington, écrit dans la lettre hebdomadaire (Syria Weekly) : « Ce protocole électoral a continué à réduire l’influence des islamistes radicaux au sein des structures de gouvernance syrienne (…) Aucun des députés nouvellement élus n’est affilié à HTS et seuls quatre des 119 députés (3%) sont considérés comme des islamistes convaincus. Cela constitue un signe très encourageant d’une consolidation de la politique syrienne autour d’une base plus modérée et centriste ».  N’ayant pas accès à sa lettre puisqu’elle est payante, la citation provient de l’article de Sophie Woeldgen, « En Syrie, une démocratie en suspens derrière les premiers résultats des élections », Le Temps, 8 octobre 2025, https://www.letemps.ch/monde/en-syrie-une-democratie-en-suspens-derriere-les-premiers-resultats-des-elections?

[6] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/syrie/evenements/article/syrie-accord-de-cessez-le-feu-entre-les-autorites-de-damas-et-les-forces

[7] “Syria’s First Post-Assad Parliament: Political Restructuring in a Region of Uncertainties”, ISPI, 9 octobre 2025, https://www.ispionline.it/en/publication/syrias-first-post-assad-parliament-political-restructuring-in-a-region-of-uncertainties-219475

[8] https://x.com/TheSyriaReport/status/1975921901739405672

[9] Ahmad al Awda, “the power broker of southern Syria”, The Syrian Observer, 5 février 2025 https://syrianobserver.com/who/ahmad-al-awda-the-power-broker-of-southern-syria.html

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À propos de l’auteur
Fabrice Balanche

Fabrice Balanche

Docteur en géographie politique, HDR, spécialiste de la Syrie et du Liban.

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