Dr Mohit Anand est professeur de commerce international et de stratégie à l’EM Lyon business school (France).
Dans cet accord de libre-échange, que recherchent les Européens et que veulent les Indiens ? Quels produits européens profiteront de cet accord ? Et quels produits indiens ?
L’Inde et l’Union européenne sont toutes deux de grandes puissances économiques. L’Inde a récemment dépassé le Japon pour devenir la 4ᵉ économie mondiale. Avec sa démocratie dynamique, sa classe moyenne en expansion et sa population jeune, l’Inde représente un vaste marché potentiel pour l’UE, tant en matière de commerce que d’investissements.
Plus de 6 000 entreprises européennes sont déjà présentes en Inde. L’accord de libre-échange proposé pourrait encore favoriser les investissements directs étrangers (IDE) des entreprises européennes en quête de nouveaux marchés de croissance à l’échelle mondiale.
Pour l’Inde, cela signifie des investissements étrangers, donc des capitaux, mais aussi un accès à des technologies avancées. Cela s’inscrit dans la logique de la politique « Make in India », qui vise à stimuler la production manufacturière nationale, à créer des emplois et à diffuser les meilleures pratiques industrielles.
L’UE représente environ 17 % des exportations totales de l’Inde, tandis que l’Inde compte pour environ 9 % des exportations totales de l’UE vers le reste du monde.
De son côté, l’UE, en tant que grand bloc économique, offre un large accès aux exportations indiennes vers ses 27 États membres. L’Inde bénéficierait de droits de douane réduits, voire nuls, rendant ses exportations de biens et de services plus compétitives, à un niveau comparable à celui d’autres marchés comme l’ASEAN, la Chine ou la Turquie.
L’UE représente environ 17 % des exportations totales de l’Inde, tandis que l’Inde compte pour environ 9 % des exportations totales de l’UE vers le reste du monde. Le commerce bilatéral de biens entre l’Inde et l’UE s’élevait à 136,5 milliards $ en 2024–2025, dont 75,85 milliards $ d’exportations indiennes et 60,68 milliards $ d’importations. Les échanges de biens ont augmenté de près de 90 % au cours de la dernière décennie. Le commerce bilatéral de services entre les deux partenaires était estimé à 59,7 milliards $ en 2023.
L’Europe cherche à élargir le marché pour ses produits tels que les machines et équipements de transport, l’automobile, le vin et les spiritueux, les produits chimiques, etc. En retour, l’Inde souhaite un meilleur accès au marché européen pour ses produits tels que les vêtements confectionnés, les produits pharmaceutiques, l’acier, les produits pétroliers, les machines électriques, etc.
Les deux parties intensifient leurs efforts et leurs négociations depuis plusieurs années afin de conclure au plus vite un accord commercial complet, équilibré et mutuellement bénéfique.
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L’industrie automobile indienne se dit très préoccupée par cet accord. Pourquoi ?
L’UE a demandé une forte réduction des droits de douane indiens sur les automobiles et les pièces détachées. Les voitures entièrement assemblées sont actuellement soumises à un droit d’importation de 60 %. L’UE considère cela comme une forme de protectionnisme ; à titre de comparaison, le droit appliqué aux voitures indiennes importées dans l’UE est de 6,5 %.
Cependant, l’industrie indienne craint qu’une baisse des droits n’entraîne un afflux massif de voitures européennes sur le marché intérieur, ce qui pourrait nuire aux investissements et à la campagne « Make in India ». On redoute également que les pièces détachées automobiles ne soient importées à des tarifs préférentiels.
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Mais tout n’est pas négatif : l’Inde devra sans doute consentir certaines concessions à l’UE en réduisant les tarifs. Si elle le fait, les constructeurs européens pourraient profiter des faibles coûts de production et de la forte capacité industrielle et de la demande en Inde, optimisant ainsi leurs coûts de fabrication à l’étranger.
L’Inde pourrait donc devenir un marché attrayant non seulement pour la vente, mais aussi pour l’approvisionnement et la production. Cela attirerait des investissements, favoriserait le transfert de technologies et stimulerait les collaborations entre entreprises automobiles européennes et indiennes, notamment dans des domaines innovants tels que les voitures abordables, les véhicules électriques et le segment des deux-roues.
L’agriculture indienne est essentiellement axée sur la survie. En cas de mauvaises conditions météorologiques, ses exportations chuteraient fortement. À l’inverse, en cas de forte production, elles pourraient inonder les marchés. Comment l’agriculture indienne s’adaptera-t-elle à ce traité avec les Européens ?
Comme pour l’UE, l’agriculture reste pour l’Inde un secteur sensible et stratégique, que ni l’un ni l’autre ne souhaite ouvrir complètement. Une ouverture prudente et encadrée s’impose donc.
La sécurité alimentaire est au cœur des considérations politiques, économiques et sociales de l’Inde.
Environ 45 % de la main-d’œuvre indienne travaille dans l’agriculture et les secteurs connexes. Le gouvernement indien accorde de lourdes subventions à ce secteur : réductions importantes sur les engrais et le matériel agricole, et achats publics de nombreuses denrées destinées à nourrir ses 1,4 milliard d’habitants via des programmes alimentaires qui bénéficient à 60–70 % de la population, pour un coût de 12 milliards $ sur l’exercice 2025. La sécurité alimentaire est donc au cœur des considérations politiques, économiques et sociales de l’Inde.
Grâce aux innovations dans le secteur agroalimentaire – meilleures techniques de production, logistique, entreposage –, l’Inde est devenue exportatrice nette de produits alimentaires malgré sa population massive. D’autres pays peuvent aussi inonder les marchés mondiaux : les produits laitiers d’Europe ou de Nouvelle-Zélande, la viande porcine de Chine, le soja des États-Unis et du Brésil, ou encore la canne à sucre de Thaïlande. Cela ne doit pas être négligé, surtout à l’heure des changements climatiques et des variations agricoles qui en résultent.
Une telle ouverture pourrait inonder le marché indien de produits européens, l’UE subventionnant et protégeant elle-même fortement son agriculture.
Ainsi, l’Inde reste extrêmement prudente à l’idée d’ouvrir son secteur agricole à l’UE ou à d’autres grands marchés (ce fut aussi un point de friction dans les négociations d’un accord de libre-échange avec les États-Unis). Une telle ouverture pourrait inonder le marché indien de produits européens, l’UE subventionnant et protégeant elle-même fortement son agriculture.
L’UE demande des droits réduits, notamment sur les produits agricoles comme les produits laitiers, la viande et la volaille. Il semble toutefois qu’un terrain d’entente pourra être trouvé, dans le respect des sensibilités et des intérêts stratégiques de chacun.
Y a-t-il des protestations en Inde contre ce traité ? Et qu’est-ce que les Européens redoutent en retour ?
Il n’existe pas, à proprement parler, de protestations, de craintes ou de ressentiments majeurs contre l’ALE (accord de libre-échange) proposé, ni en Inde ni en Europe. Premièrement, il permet à l’Inde d’étendre sa présence commerciale en Europe, qui reste l’un de ses principaux partenaires commerciaux et d’investissement (l’UE représente 17 % de ses exportations).
Deuxièmement, et surtout, dans un contexte géopolitique incertain – notamment avec les États-Unis (le président Trump ayant imposé de très hauts droits de douane à l’Inde) – celle-ci doit diversifier son portefeuille commercial ; l’UE apparaît donc comme un choix naturel grâce à la taille de son marché. Cette convergence géopolitique pourrait accélérer la conclusion de l’accord.
Cela a d’autant plus de sens que l’Inde a récemment conclu plusieurs accords de libre-échange : avec les Émirats arabes unis, l’Australie, le Royaume-Uni et l’AELE. Elle négocie aussi avec les États-Unis, le Golfe, la Nouvelle-Zélande ou encore l’Union économique eurasiatique.
L’UE, de son côté, gagnerait un meilleur accès à l’Inde – désormais 4ᵉ économie mondiale, avec une classe moyenne consommatrice en forte croissance. Les entreprises européennes y trouveraient des opportunités commerciales et d’investissement considérables.
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Cependant, les investissements demeurent un point de divergence. Les discussions sur l’énergie et les matières premières – qui incluaient les infrastructures énergétiques ainsi que les obstacles techniques et non techniques au commerce des énergies renouvelables – ont été mises de côté après le 11ᵉ cycle de négociations. Par ailleurs, l’UE soulève régulièrement la question des « Quality Control Orders », des réglementations indiennes qui freinent l’accès au marché et doivent être traitées.
L’Inde souhaite aussi négocier un accès plus facile au marché européen pour sa main-d’œuvre qualifiée, notamment via un assouplissement des règles de visa.
Cela pourrait toutefois être un sujet sensible, l’immigration étant une question politique délicate en Europe actuellement.
L’UE, pour sa part, ne manifeste pas de crainte majeure, comme en témoignent les discussions de haut niveau visant à conclure rapidement l’ALE. Les deux parties ont besoin de cet accord, à la fois pour développer leur commerce bilatéral et pour diversifier leurs marchés, face notamment aux tensions commerciales américaines et aux incertitudes liées à la Russie. L’accord proposé est donc crucial, à la fois politiquement et économiquement, pour les deux côtés.
Au moment où nous parlons, l’Inde et l’UE doivent tenir leur prochain cycle de discussions les 27 et 28 octobre à Bruxelles. Les discussions devraient porter sur les principaux volets de l’accord, notamment l’accès au marché, les mesures non tarifaires et la coopération réglementaire. Cette visite permettra également de faire le point sur les progrès réalisés et d’identifier les domaines nécessitant encore des convergences.
💡Chiffres clés :
- L’UE représente environ 17 % des exportations totales de l’Inde, tandis que l’Inde compte pour environ 9 % des exportations totales de l’UE vers le reste du monde.
- Les voitures entièrement assemblées sont actuellement soumises à un droit d’importation de 60 %. A titre de comparaison, le droit appliqué aux voitures indiennes importées dans l’UE est de 6,5 %.
- Environ 45 % de la main-d’œuvre indienne travaille dans l’agriculture et les secteurs connexes.
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