Le retour de la guerre navale en mer Noire et en mer Rouge ravive la vieille question de Thémistocle : quelles seront les armes qui garantiront demain la victoire en mer ?
Article paru dans le N60. Vatican. La puissance du temps long
Ce débat, qui se focalise souvent à tort sur la seule question du capital ship, tourne en général rapidement à la querelle des Anciens et des Modernes : les premiers considèrent que le meilleur outil du combat naval est un groupe aéronaval doté d’un porte-avions et de sous-marins. Les seconds estiment que les missiles hypersoniques, les drones, les satellites, l’IA et toutes les innovations du XXIe siècle rendent déjà ou rendront à brève échéance cette panoplie obsolète.
Cette controverse occulte une question centrale, celle de cohérence globale d’une flotte, qui repose elle-même sur un ensemble de compromis.
Le premier est le new/old mix, c’est-à-dire une cohabitation d’armes modernes et anciennes, notamment pour des raisons de coût et de durée de construction. Un deuxième compromis existe entre des armes de haute technologie et d’autres plus simples : c’est le high/low mix popularisé par l’amiral américain Zumwalt dans les années 1970. Enfin, un troisième compromis apparaît entre des armes coûteuses et donc rares, et d’autres peu chères et donc plus nombreuses voire consommables : c’est l’exquisite/expandable mix, remis au goût du jour par la généralisation des drones.
Voici les marines confrontées au dilemme du Thermomix®, symbole de l’instrument new, high et exquisite, mais sophistiqué et dispendieux, et donc risqué s’il revient à mettre tous ses œufs dans le même panier. Tenter de résoudre ce dilemme requiert plusieurs ingrédients, notamment une bonne dose de prudence et un zeste d’audace, mais aussi quelques idées inspirées par l’histoire.
La première idée est que la victoire en mer est plus souvent le résultat d’un écosystème composite mais bien organisé que d’une arme fatale – le fameux game changer. La Bataille de l’Atlantique fut gagnée certes par l’ASDIC¹, l’aviation et les interceptions radio, mais aussi par les vieux destroyers four-stacks et les rudimentaires corvettes Flower.
De la même manière, les armes navales décisives en mer Noire ont été certes les drones popularisés par les médias, mais aussi les missiles antinavires et les mines, voire les missiles de croisière frappant les ports. Souvent, c’est un assemblage de plusieurs technologies qui leur permet de donner leur pleine mesure : tout comme la torpille n’a constitué une révolution qu’une fois associée au sous-marin, il est possible que les drones ne changent vraiment la donne en mer que lorsque les progrès de l’IA et des batteries leur auront conféré une véritable autonomie, sans compter l’amélioration des transmissions sous-marines pour ceux opérant sous la surface. Il faut toute une batterie de cuisine pour mitonner un plat.
La deuxième idée est que toutes les armes peuvent s’avérer utiles au sein de cet écosystème : les plus modernes ou complexes apportent généralement des performances élevées, tandis que les plus anciennes ou rudimentaires génèrent de la fiabilité et de la simplicité. Aux Malouines en 1982, le commandant du HMS Conqueror préféra couler le croiseur argentin Belgrano avec des vieilles torpilles Mark VIII datant de la Seconde Guerre mondiale, sans recourir aux nouvelles Tigerfish jugées peu fiables. En mer Noire, les Ukrainiens transforment en drones de simples jet-skis tandis que les Russes font de même avec des canoës-kayaks. Même un robot de cuisine Thermomix® ne permet pas de s’affranchir de l’emploi d’un épluche-légumes.

Soldats ukrainiens postés devant des « Sea Baby Drones », drones navals dotés de mitrailleuses et lances roquettes multiples. Octobre 2025. (C) SIPA (AP Photo/Efrem Lukatsky)
La troisième idée est que les expédients sont souvent des chimères. Les corsaires français ne rivalisèrent jamais vraiment avec la Royal Navy, les essaims de torpilleurs de la Jeune École pas davantage. Les raiders allemands et les hordes de U-Boote furent défaits par les Alliés. Les vedettes libyennes en 1986 et les patrouilleurs iraniens en 1988 furent anéantis par l’US Navy.
Même les drones et missiles Houthis n’ont à ce jour pas encore réussi à atteindre un seul navire des forces navales occidentales en mer Rouge. Au bilan, rares sont les exemples historiques de victoire stratégique de ces tactiques navales du faible au fort. On ne remporte pas un concours de cuisine avec des outils de seconde main.
Enfin, une dernière idée est que l’efficacité d’une arme navale se mesure avant tout à sa létalité puisque l’issue du combat naval est centrée sur l’attrition. Sans négliger le potentiel des nouveaux armements, privilégions toujours aux effets de mode des qualités combattives vérifiables, telles que la puissance de feu ou la capacité d’engager en premier.
L’historien David Edgerton a montré dans son livre The Shock of the Old à quel point l’attrait pour la nouveauté peut focaliser l’attention sur les promesses des technologies disruptives au détriment de celles réellement efficaces. Peu importe au gourmet de savoir si son plat a été préparé à l’aide d’un robot de cuisine ou d’une poêle rudimentaire : en cuisine comme au combat, seul compte le résultat.
¹Anti-Submarine Detection Investigation Committee, appareil de détection sous-marine par ultrasons ancêtre du sonar.










