Le dialogue comme seule arme. De quoi susciter moqueries et haussements d’épaules. Pourtant, loin d’être un programme irénique, le dialogue, quand il est compris de façon juste, est l’arme des forts.
Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.
Jean-Baptiste Noé, auteur de La Culture du combat de l’Église catholique (VA éditions, 2025)
Le cardinal Jean-Louis Tauran¹ compte parmi les très grands diplomates des dernières décennies. L’Église lui doit une définition et une clarification sur le sens du dialogue en diplomatie, véritable « doctrine Tauran » qui structure la diplomatie du Saint-Siège. Doctrine qu’il a formalisée dans plusieurs livres et conférences ainsi que par son action diplomatique, notamment à la direction du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Le dialogue est souvent moqué. Il est perçu comme l’argument du faible, l’arme des pauvres et des vaincus.
Du dialogue des Méliens raconté par Thucydide à la fable du loup et de l’agneau contée par La Fontaine, les paroles cèdent toujours à la toge, la force l’emporte sur les mots. L’action du cardinal Tauran a été de démontrer que la parole est force, une force capable de renverser les ennemis. Mais pour ce faire, elle doit reposer sur une compréhension authentique de ce que le dialogue est.
Définir le vrai dialogue
Le premier point est que le dialogue repose sur l’identité, c’est-à-dire sur la définition de ce que nous sommes. Au fondement du dialogue, il y a l’être. Et c’est cette densité et cette acceptation de l’être qui permet au dialogue d’être efficace. C’est le refus ou l’affaiblissement de l’être qui conduit à la défaite du dialogue, non le dialogue en tant que tel.
Le deuxième point, corollaire du premier, est la recherche de la vérité. Le dialogue n’est pas une finalité, il est un moyen en vue d’arriver à un objectif qui est la recherche de la vérité. Si l’on refuse l’existence de la vérité, si on s’enlise dans le relativisme, alors il n’y a pas de dialogue possible. Ce qui faisait dire à Benoît XVI que « la dictature du relativisme » conduit toujours à la violence puisque, rejetant le logos et refusant le dialogue commun qui doit permettre de marcher vers la reconnaissance de la vérité, elle ne laisse de place qu’à la violence et à la barbarie. Quand les mots sont impossibles, ce sont les coups qui occupent l’espace.
Troisième point, la confrontation des intelligences, c’est-à-dire par l’acceptation de l’altérité. La finalité du dialogue n’est pas la conversion de l’autre, mais la rencontre avec l’autre, qui permet d’avancer dans un approfondissement de la vérité. Pour dialoguer, il faut donc au préalable faire l’effort de connaître l’autre, de comprendre comment il pense et comment il vit, de connaître ce qu’il recherche. Donc se mettre à sa place et voir le monde avec ses yeux. La recherche de la vérité est donc l’exact inverse du fondamentalisme, puisqu’elle suppose la reconnaissance et l’acceptation de l’altérité.
Quatrième point, la force dans l’acceptation des arguments d’autrui et l’approfondissement de ses raisons. Pour dialoguer, il faut être fort, car cela suppose de recevoir et d’être déstabilisé par les arguments rationnels et fondés de l’autre, de savoir se remettre en cause, d’approfondir les points que l’on défend et que l’on croit certains. Le dialogue suppose l’humilité, qui est la condition de la force et de la magnanimité.
Une nature du dialogue résumée par le cardinal Tauran tout au long de sa carrière :
« Du sein de notre Église, j’entends d’autres critiques vis-à-vis du dialogue interreligieux qui conduirait au relativisme de la foi et de la doctrine. Je pense que cette critique ne tient pas. Pour moi, au contraire, le dialogue interreligieux est le meilleur antidote qui soit au relativisme. Lorsque vous échangez avec quelqu’un qui n’est pas chrétien, vous êtes conduit à lui dire qui est Jésus-Christ pour vous… et donc le cœur de ma foi ! »²
Plus loin dans cet ouvrage, il donne la définition du dialogue :
« […] il ne s’agit pas d’être gentil avec l’autre pour lui faire plaisir ! Il ne s’agit pas non plus d’une négociation : je trouve la solution au problème et la question est close. Dans le dialogue interreligieux, il s’agit de prendre un risque : accepter non pas de renoncer à mes convictions, mais de me laisser interpeller par les convictions d’autrui ; accepter de prendre en considération des arguments différents des miens ou de ceux de ma communauté. Toutes les religions, chacune à sa manière, s’efforcent de répondre aux énigmes de la condition humaine. Chaque religion a son identité, mais cette identité me permet de prendre en considération la religion de l’autre. De là naît le dialogue. Identité, altérité et dialogue vont ensemble. »³
Une définition du dialogue qu’il a résumé dans une conférence donnée à l’Institut catholique de Paris en 2004 :
« Mais qu’est-ce que le dialogue ? “La recherche d’une entente motivée entre deux individus ou systèmes de pensée en vue d’une interprétation commune de leur accord ou de leur désaccord.”
Observons : entente motivée, cela veut dire que l’on utilise la raison et non la violence. Interprétation commune : on est à la recherche d’un même langage.
Accord ou désaccord : honnêteté dans la présentation de son point de vue ou de celui de sa communauté. Tout cela suppose évidemment que chacun des partenaires soit habité par un désir profond de faire tout son possible pour comprendre le point de vue de l’autre. »⁴
Pour exister, le dialogue doit reposer sur l’intelligence et sur la connaissance de l’autre, l’ignorance empêchant celui-ci de se réaliser :
« Pour conclure, je voudrais dire que le dialogue interreligieux ne peut pas reposer sur un fond d’ignorance globale. Nous avons des racines ; nous avons à conserver le patrimoine humain et spirituel qui nous a modelé. Nous avons un rôle à tenir alors que tant de jeunes sont des héritiers sans héritage et des constructeurs sans modèle. »⁵

Le cardinal jean-Louis Tauran avec le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad. (2010)
Le dialogue au combat
Ce faisant, le cardinal Tauran place ici le dialogue dans le registre du combat pour une double intelligence : de la foi et de la culture. À cela s’ajoute un autre combat : celui de la transmission et de la construction. Se former, lutter pour un objet transcendant qui soit plus haut que soi, former les nouvelles générations, transmettre, construire : n’est-ce pas là l’une des définitions de la raison d’être du combat qui ne vise pas à détruire, mais à persévérer dans son être et à le faire fructifier ?
Le dialogue passe également par la prière, ce qui renvoie à la notion première de combat spirituel. Dialogue mystique, dialogue de confiance où celui qui dialogue avec Dieu se nourrit de ces échanges :
« L’acceptation de la double liberté de Dieu et de l’homme est le fondement de l’attitude que doit avoir l’Église dans ses activités. Être réellement Église signifie prendre appui sur l’action de Dieu. Aussi, notre activité la plus importante est-elle la prière. Celle-ci n’est pas une activité au sens strict, mais plutôt le fait de prendre part à l’action de Dieu. »⁶
Des propos sur la prière et la vie spirituelle ne surprendront pas sous la plume d’un dignitaire de l’Église. Mais ce qui surprendra peut-être, c’est l’action positive que cette insistance sur la vie spirituelle obtient dans le champ diplomatique. En avril 2018, alors qu’il était lourdement handicapé par la maladie de Parkinson qui l’emporta quelques semaines plus tard, le cardinal Tauran a effectué un voyage officiel de plusieurs jours en Arabie saoudite. C’était la première fois qu’un ministre aussi haut placé de l’Église se rendait dans le royaume wahhabite. Une rencontre essentielle, qui a permis non seulement un rapprochement historique entre Riyad et le Vatican, mais qui fut à l’origine du Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la fraternité commune, signé à Abou Dabi par François et le grand imam de la mosquée Al-Azhar du Caire (février 2019).
Alors que les pays occidentaux ont une approche purement technique des relations internationales, évacuant toute référence spirituelle, le Saint-Siège, et c’est dans sa nature, place la dimension spirituelle en premier. Ce qui lui permet de dialoguer véritablement sur une même hauteur avec les pays musulmans et asiatiques, régions où la religion joue un rôle central, comme de comprendre les mouvements tribaux et politiques en Afrique, marqués par les cultes traditionnels.
La force de l’Église, c’est justement d’accepter le dialogue religieux que les pays occidentaux dénigrent ou bien invisibilisent, ce qui les rend inaudibles pour la grande majorité des pays du monde. Si l’Église peut dialoguer, c’est parce qu’en s’adressant aux autres cultures et aux autres peuples, elle sait toucher l’essence de leur identité.
“La force du courage du dialogue”
Le cardinal Tauran était toutefois très lucide sur les défis et parfois les impasses du dialogue interreligieux. Il en a exposé les principaux points lors d’une intervention au XVIIᵉ Congrès national théologique et pastoral tenu à Rome le 17 novembre 2015, intitulé « L’Europe et l’islam entre peur et dialogue ». Une intervention où il n’a pas caché la réalité des difficultés.
Tout d’abord, le défi intellectuel de concilier la foi et la raison dans le monde musulman, qui ne reconnaît pas ces catégories. Défi également d’adopter une herméneutique du Coran qui accepte la modernité scientifique et les critères de la méthode historico-critique⁷, ce qui est contraire à sa méthode.
Défi de former les imams, qui ont bien souvent une formation faible et superficielle, qui ne connaissent pas le christianisme et qui connaissent très peu leur propre doctrine :
« Une autre difficulté est le manque de responsables religieux musulmans bien formés. La majorité d’entre eux possède une connaissance superficielle de leur tradition et ignore l’originalité du christianisme. »⁸ Des propos directs qui sont loin d’une langue de bois sirupeuse.
Défi encore de faire accepter la liberté religieuse, qui permette la liberté du culte chrétien. Liberté religieuse qui passe par la liberté de construire des églises et de se convertir au christianisme, ce que refusent encore de très nombreux dignitaires musulmans, notamment dans le cas des mariages avec disparité de culte.
Défi enfin de l’arrivée des musulmans en Europe, de leur intégration et du danger que représente l’islamisme :
« Nous devons nous demander quelle sera la place dans l’Europe d’aujourd’hui et de demain des réfugiés qui arrivent en très grand nombre. Il ne manque pas de personnes qui voient dans l’arrivée massive de réfugiés de religion musulmane une stratégie du djihadisme pour faire entrer en Europe des terroristes et de futurs soldats d’Allah qui seront disséminés à travers toute l’Europe avec les conséquences qu’il est facile d’imaginer, sachant que certains d’entre eux sont des *foreign fighters*, d’anciens combattants de leurs pays respectifs. »⁹

Avec Nicolas Sarkozy dans la Basilique Saint-Pierre (2010)
Face aux ennemis
Là aussi, ces propos témoignent d’une lucidité assez rare dans le monde ecclésial.
Défi et responsabilité enfin des catholiques, qui bien souvent, craignent l’islam sans le connaître. Des propos d’un grand réalisme qu’il a développés à une autre occasion, la même année 2015, lors d’une rencontre en Suisse.
Dans une intervention intitulée « L’islam en Europe aujourd’hui »¹⁰, il n’a pas manqué de dresser la liste des sujets d’inquiétude : immigration illégale qui favorise l’arrivée de nombreux musulmans sur le continent ; apparition de djihadistes nés en Europe et qui deviennent des soldats d’Allah ; refus de certains responsables religieux musulmans de déclarer les terroristes kuffar (mécréants), au motif qu’ils n’ont pas renié l’islam ; recours de certains musulmans à la religion pour justifier leurs attaques ; installation en Europe des mouvements fondamentalistes, du wahhabisme et des courants salafistes ; soutien des pays arabes « à la non-intégration des musulmans en Europe afin de conserver leur influence sur eux ».
À côté de cette liste, juste, mais inquiétante, le cardinal Tauran aperçoit deux lumières : la conviction, chez certains musulmans d’Europe, qu’il faille appliquer les critères de l’herméneutique aux textes coraniques ; le fait que certains dignitaires, en Iran ou en Égypte, ont appelé à concilier la foi et la raison.
Cela ne semble néanmoins pas peser lourd face à l’intrusion de l’islamisme en Europe, à tel point que le cardinal termine son intervention en posant cette question :
« Quoi qu’il en soit se pose la question : comment être musulman et devenir un Européen ? »
Des questions qui démontrent que le dialogue n’empêche pas la lucidité et le réalisme sur les dossiers complexes. La culture du dialogue est donc aussi une culture du combat.
Elle oblige celui qui le mène à s’interroger sur ce qu’il est et à renforcer ses arguments pour répondre à ceux des autres. Mais elle introduit aussi des brèches chez l’adversaire, comme une sorte de gélifraction diplomatique. Quand on fait signer aux hauts responsables musulmans un texte sur la liberté religieuse et la liberté de conscience, on les place face à leurs responsabilités si ces libertés sont ensuite inexistantes dans leurs pays concernés.
Quand on oblige à porter le débat sur le terrain de la raison et de la science, on met face à leurs contradictions ceux qui s’en dérobent, provoquant une perte d’autorité chez leurs ouailles et face aux instances mondiales.
Le dialogue est l’arme du temps long. C’est avec lui que Jean-Paul II a combattu l’URSS, que Léon XIII a terrassé Bismarck, que Pie XI a rusé avec le fascisme. C’est avec lui que le cardinal Tauran a obtenu des avancées majeures dans plusieurs pays musulmans.
En dépit des quolibets et des remarques acerbes, l’arme du dialogue a souvent permis de l’emporter.
¹ Jean-Louis Tauran (1943-2018). Il fut secrétaire pour les relations avec les États (1990-2003), archiviste et bibliothécaire de l’Église, puis président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (2007-2018). Il a en outre été camerlingue de la Sainte-Église romaine de 2014 à 2018.
² Cardinal Jean-Louis Tauran, Je crois en l’homme, Bayard, 2016, Introduction.
³ Cardinal Jean-Louis Tauran, op. cit., p. 29.
⁴ Cardinal Jean-Louis Tauran, « Croyants en dialogue : utopie ou ressource ? », Transversalités, vol. 117, n° 1, 2011, p. 167-168.
⁵ Idem, p. 172.
⁶ Cardinal Tauran, « L’identité catholique dans la rencontre interreligieuse », lecture à l’Université pontificale grégorienne, Rome, 30 juin 2012.
⁷ Cette question était au cœur de l’intervention de Benoît XVI à l’Université de Ratisbonne.
⁸ Cardinal Tauran, « L’Europe et l’islam entre peur et dialogue », in Je crois en l’homme, p. 225.
⁹ Cardinal Tauran, op. cit., p. 223.
¹⁰ Cardinal Tauran, « L’islam en Europe aujourd’hui », intervention à la Rencontre des évêques et délégués pour les relations avec les musulmans en Europe, Saint-Maurice, Suisse, 13-15 mai 2015, in Je crois en l’homme, p. 215-218.









