Irak : une nation qui se cherche. Entretien avec Shathil Nawaf Taqa

29 décembre 2025

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Photo : Présence russe au Levant en 2022.

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Irak : une nation qui se cherche. Entretien avec Shathil Nawaf Taqa

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Plus de vingt ans après l’attaque américaine, l’Irak est toujours sur le chemin de la reconstruction. Reconstruction d’une nation, pour faire cohabiter des populations différentes ; reconstruction d’un pays, pour financer les infrastructures et le développement. Entretien avec Shathil Nawaf Taqa.

Shathil Nawaf Taqa est docteur en droit comparé. Il vient de publier Irak. La mise en pièces d’une nation. Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Vous défendez l’idée que l’Irak est une nation, avec une identité nationale propre. Pourtant, le pays est aujourd’hui déchiré par le confessionnalisme et les identités multiples. Qu’est-ce qui aurait pu permettre qu’une nation irakienne soit viable ?

La nation est une construction sociale, et en ce qui concerne l’Irak, celle-ci demeure encore jeune comparée aux constructions d’identités nationales en Europe. À son arrivée au pouvoir, en 1921, le tout nouveau monarque irakien, Fayçal Ier, est conscient de l’absence de sentiment national solide dans le pays qu’il vient d’hériter[1]. Son règne jettera alors les bases d’une identité nationale irakienne en mettant en avant une armée nationale, une éducation nationale et, surtout, une nouvelle classe sociale : l’effendiya.

Celle-ci est le fruit de la modernisation et de l’urbanisation qui ont conduit à un développement substantiel du système éducatif, favorisant l’émergence d’une classe moyenne urbaine influente, notamment parmi les bureaucrates, enseignants, journalistes, travailleurs indépendants et intellectuels. L’alphabétisation a facilité la création d’une communauté imaginaire nécessaire à la consolidation de l’idée de nation en Irak. L’accroissement de la richesse matérielle et l’accès élargi à la culture ont permis aux membres de cette classe moyenne instruite de redéfinir leur identité de manière plus complexe, reléguant ainsi au second plan les identités ethno-confessionnelles. Cependant, les conflits dans la région, dans la seconde moitié du XXe siècle, les ingérences étrangères et la violence débridée de la politique interne – inhérente à l’autoritarisme des régimes politiques arabes et à l’absence d’institutions jouant un rôle de contrepoids – ont affaibli cette classe moyenne trans-confessionnelle, qui dépendait fortement de l’État. La guerre Iran-Irak, et surtout l’invasion du Koweït, ont mis un terme à cet élan, et les sanctions internationales des années 1990, injustes et abusives, ont appauvri ce pilier de l’identité nationale.

Dans les années 1980, l’Irak fut en guerre contre l’Iran. Quelles sont les raisons de cette guerre et qu’a-t-elle changé à la politique irakienne ?

Ce conflit trouve ses origines à la fois dans un contentieux historique ancien et dans des facteurs politiques plus immédiats.

Sur le temps long, l’Irak, en tant qu’État-nation, hérite d’un vieux différend entre les Ottomans et les Perses Safavides remontant au XVIe siècle. Le traité de Zuhab de 1639, signé entre Ottomans sunnites et Safavides chiites, intègre l’Irak à l’Empire ottoman et fixe les grandes lignes de la frontière entre les deux puissances. Cette rivalité persiste au XIXᵉ siècle, notamment parce que les Perses incitaient les Kurdes, au nord de l’Irak, à se révolter contre les Ottomans. Les deux traités d’Erzurum, signés respectivement en 1823 et 1847, visaient à empêcher toute ingérence dans les affaires intérieures et à fixer les frontières fluviales.

Présence russe au Levant en 2022.

En 1913, les deux empires en conflit, accompagnés de la Russie et de la Grande-Bretagne, se rencontrèrent à Constantinople pour fixer les droits de navigation dans le Chatt al-Arab. Après la Première Guerre mondiale et la disparition de l’Empire ottoman, l’émergence de deux États-nations — l’Irak et l’Iran — ravive ces différends, l’Iran contestant la souveraineté irakienne sur le Chatt al-Arab.

À court terme, les tensions s’aggravent au XXᵉ siècle autour de la revendication iranienne d’appliquer le principe du thalweg à l’ensemble du Chatt al-Arab[2], du soutien iranien à l’insurrection kurde en Irak et de son ingérence dans les affaires intérieures irakiennes. En 1975, Saddam Hussein signe avec le Shah d’Iran les accords d’Alger, acceptant le thalweg en échange de l’arrêt du soutien iranien aux Kurdes irakiens.

La rupture décisive intervient en 1979 avec la révolution iranienne. Le nouveau régime islamiste chiite dirigé par l’ayatollah Khomeini adopte une posture idéologique offensive, prônant l’exportation de la révolution et contestant la légitimité des régimes arabes. Cette dynamique accentue les tensions sectaires et fait de l’Irak une cible directe. Les relations entre l’Irak et l’Iran se sont rapidement détériorées, culminant en une série d’incidents violents, dont une tentative d’assassinat contre le vice-Premier ministre irakien Tariq Aziz en avril 1980, attribuée à un parti islamiste chiite soutenu par l’Iran. Ces tensions ont été exacerbées par l’exigence iranienne de renverser le régime irakien, Khomeini menaçant de « briser l’Irak ». Lassé par les attaques de l’armée iranienne sur le territoire irakien, Saddam Hussein lance une offensive contre l’Iran, le 22 septembre 1980, marquant le début de la guerre Iran-Irak. C’est au cours de cette guerre que les actuelles milices pro-iraniennes, comme les Badr, prennent forme. Elles sont aujourd’hui un acteur clé de la vie politique irakienne.

À la fin du conflit, l’Irak se retrouve endetté à hauteur de 40 milliards de dollars. Pour se relever économiquement, Saddam Hussein se tourne vers ses alliés du Golfe, dont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït, demandant davantage de financements, le contrôle du cours du pétrole et l’annulation de ses dettes. Les tensions entre l’Irak et le régime koweïtien atteignent leur paroxysme avec l’invasion du Koweït en 1990, prolongeant ainsi les effets politiques de la guerre Iran-Irak bien au-delà des années 1980.

L’Irak fut dirigé par le parti Baas, comme en Syrie. Quelles idées et conceptions politiques portait ce parti ?

C’est à la lisière de la fin de l’Empire ottoman, marquée notamment par un raidissement centralisateur et une turquification exacerbée, et du découpage des territoires arabes par les puissances occidentales après la Première Guerre mondiale que se cristallise la volonté d’une génération de nationalistes révolutionnaires acquise aux « utopies socialistes ».

Parmi ces intellectuels, Michel Aflaq, issu d’une famille chrétienne orthodoxe, et Salah al-Din al-Bitar, né dans une famille sunnite de notables, incarnent cette élite arabe formée en Europe, désireuse de transformer la trajectoire politique de sa communauté. Zaki al-Arsouzi, un intellectuel panarabe syrien alaouite, a été le précurseur idéologique qui introduit le nationalisme arabe à Aflaq et Bitar et fonde le groupe « La Résurrection arabe » (al-Ba’th al-Arabi), marquant les prémices de la pensée baassiste.

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Le 7 avril 1947, Aflaq et al-Bitar fondent officiellement le Parti Baas. Dès 1941, Aflaq avait formulé la devise du mouvement : « unité, liberté, socialisme ». Le parti fixe ses principes dans une Constitution, dont le postulat central est l’affirmation d’une nation arabe unifiée sur un territoire arabe. Aflaq théorise l’al-Inqilab, le renversement du système culturel et socio-économique afin de permettre l’accès au pouvoir. Cette transformation doit toucher à la fois les individus et les institutions, le changement social devant précéder le changement politique. Le Baas est ainsi conçu comme l’instrument de cette mutation globale pour sortir les sociétés arabes de l’état de faiblesse dans laquelle ils sont soumis.

Sur le plan doctrinal, Salah al-Din al-Bitar se montre opposé à toute référence religieuse dans la charte du parti, tandis que Michel Aflaq adopte une position plus nuancée. Chrétien, il entend préserver le dialogue avec les musulmans tout en affirmant la légitimité des Arabes chrétiens dans leur engagement nationaliste. Le Baas reconnaît ainsi l’islam comme constitutif de la culture arabe, selon une formule fréquemment reprise : l’arabité serait le corps et l’islam l’esprit. Cette conception n’empêchera pas l’émergence de régimes séculiers issus du Baas : l’État ne se réclame d’aucune doctrine religieuse spécifique, sans pour autant adopter une posture antireligieuse comparable à l’anticléricalisme français.

Le parti se divise ensuite en deux ailes : l’aile syrienne du parti, qualifiée de « régionaliste », est dominée par des officiers et des cadres issus des classes rurales, mettant l’accent sur la dimension socialiste du projet. L’aile irakienne, en revanche, regroupe principalement des civils, parmi lesquels Michel Aflaq, favorable à la dissolution des partis au nom de l’unité arabe, dans la lignée du nassérisme.

L’Irak a connu de nombreux coups d’État militaire, avant que Saddam Hussein ne prenne le pouvoir. L’identité irakienne ne s’est-elle pas faite autour de son armée ?

En 1920, les élites étatiques, le roi Fayçal et son personnel militaire et bureaucratique, en tant qu’« ingénieurs sociaux », s’inscrivaient dans le sillage des colonisateurs britanniques pour façonner l’identité des Irakiens, qui se montraient réticents à accepter ce nouvel État et l’identité qu’il proposait. La consolidation du pouvoir de Fayçal et le développement de l’identité nationale passaient par la mise en place d’un appareil étatique centralisé et la création d’une armée solide. L’élite autour du roi était consciente qu’une force militaire importante était nécessaire pour défendre les frontières instables du pays, instaurer une certaine stabilité dans une société fragmentée et souvent divisée, et faire face à toute contestation interne de l’autorité de l’État.

Quelle est la situation politique de l’Irak d’aujourd’hui ? Est-ce que les fractures du passé ont pu être comblées ?

Le 11 novembre 2025, les Irakiens ont participé au sixième scrutin législatif depuis l’invasion américaine de 2003. Les élections ont vu le Premier ministre sortant, Mohammed Shia al-Sudani sortir vainqueur. Pragmatique, ce dernier s’est attelé à essayer d’améliorer les services publics tout en cherchant un équilibre entre la pression américaine et l’influence régionale iranienne. L’Irak reste confronté à des services publics défaillants, des infrastructures insuffisantes, une corruption endémique et une économie peu diversifiée, dont l’essentiel des ressources sert à financer l’emploi public. L’ingérence iranienne continue de peser, réduisant l’autonomie du pays et renforçant son rôle de « province politique » pour le régime iranien. La fin de l’année 2025 doit déboucher sur un nouveau gouvernement irakien, fruit des tractations entre les différentes forces politiques irakiennes.

En 2019, un soulèvement populaire, résumé par le slogan « نريد وطنًا » (« nous voulons une patrie »), a exprimé le sursaut d’une génération née après ou peu avant l’invasion. Elle a compris que la lecture ethno-confessionnelle de la politique irakienne ne servait pas les intérêts nationaux et qu’il fallait dépasser les divisions communautaires. C’était une remise en cause du régime politique consociatif irakien imposé par la constitution de 2005 suivant l’occupation américaine[3]. Cette dynamique n’a cependant pas trouvé de débouchés institutionnels. Les élections législatives de 2025, marquées par la résurgence de discours sectaires, ont confirmé la persistance de fractures profondes. La société reste morcelée, avec des groupes ethno-religieux dépendants d’une caste politique verrouillant le système.

La fin de l’année 2025 doit déboucher sur un nouveau gouvernement irakien, fruit des tractations entre les différentes forces politiques irakiennes. L’actuel premier ministre sortant tente de garder son poste. Le gouvernement qui finira par émerger héritera d’une situation sécuritaire qui s’est relativement stabilisée ces dernières années. Cette stabilité demeure toutefois fragile, comme l’a illustré l’assassinat de Safaa al-Mashhadani, responsable politique arabe sunnite, à Tarmiya, survenu pendant la période électorale. Le nouveau gouvernement irakien devra composer avec un Parlement soumis à une influence politique croissante des factions armées alignées sur l’Iran, une économie fragile, ainsi que des pressions internationales et régionales souvent contradictoires, notamment sur le rôle futur des milices soutenues par l’Iran et la volonté américaine de les neutraliser politiquement.

Beaucoup de Kurdes rêvent d’un État indépendant. Quelle est la situation du Kurdistan aujourd’hui ? Cette région est-elle indépendante par rapport à Bagdad ?

La nouvelle constitution irakienne, notamment dans son article 117, alinéa 1, reconnaît la région du Kurdistan, ainsi que ses autorités existantes, en tant que région fédérale. Comme région autonome, le Kurdistan à une constitution qui définit la structure de ces pouvoirs de région, ses autorités et les mécanismes d’exercice de ces autorités, à condition qu’elle ne contredise pas la présente Constitution fédérale. La même constitution laisse les compétences régaliennes exclusivement à l’État fédéral irakien, comme l’élaboration de la politique étrangère, aussi bien économique que commerciale, la protection des frontières du pays ou l’élaboration de la politique fiscale et douanière de l’Irak. Mais c’est sur la question de la propriété des ressources naturelles que Bagdad et la région autonome kurde s’écharpent.

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Considéré par la constitution comme la propriété de tous les Irakiens et de toutes les régions d’Irak, celle-ci prévoit précisément que le gouvernement fédéral, conjointement avec les gouvernorats producteurs et les gouvernements régionaux, assumera la gestion du pétrole et du gaz extrait des champs existants, à condition de répartir ses revenus de manière équitable, en proportion de la répartition de la population dans toutes les régions du pays. C’est sur cette redistribution des ressources que les conflits politiques et régionaux s’exacerbent, car chaque gouvernorat et faction politique cherche à maximiser sa part au détriment de l’intérêt national. Les dirigeants kurdes ont régulièrement accusé le gouvernement fédéral d’instrumentaliser les finances publiques pour saper les droits constitutionnels du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et déstabiliser la région, notamment en retenant délibérément les salaires mensuels des fonctionnaires kurdes. Le gouvernement fédéral irakien juge la volonté des dirigeants kurdes irakiens de vendre du pétrole de manière indépendante comme inconstitutionnelle, puisqu’il est question ici d’une compétence régalienne.

Comment l’Irak pense sa place dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui, entre recomposition en Syrie et en Palestine et développement des pays du Golfe ?

L’Irak a perdu sa capacité à exercer une véritable souveraineté après la chute de Bagdad en 2003 et l’occupation par les forces américaines et leurs alliés jusqu’en 2011, suivi de l’imposition progressive de l’hégémonie iranienne à travers ses milices et partis politiques. Le pays ne peut plus « penser » pleinement sa place sur la scène régionale, celle-ci étant largement dictée par des acteurs locaux au pouvoir bridé et des puissances étrangères.

L’attaque du 7 octobre 2023 a entraîné l’implication des relais iraniens dans un conflit qu’ils ne souhaitaient pas. Le « croissant chiite », pour reprendre l’expression du roi de Jordanie, a été fragilisé par la riposte israélienne, entraînant la neutralisation de la Syrie d’Assad et le Hezbollah libanais. Cette reconfiguration accroît la pression sur l’Irak, confronté à une Syrie hostile à l’expansion iranienne, dont il constitue le dernier rempart.

Dans le sud du pays, les États du Golfe cherchent à rapprocher l’Irak de la « famille arabe » et à le détacher de l’influence iranienne, tandis que l’Iran conserve une maîtrise de facto sur le terrain. Parallèlement, les États-Unis exercent un contrôle sur les flux financiers irakiens, pouvant rapidement bloquer les transactions et limiter la capacité économique du pays.

Notes

[1] « À cet égard, et avec tristesse, je dois dire que, selon moi, il n’existe pas de peuple irakien en Irak. Il n’y a que des groupes divers dépourvus de sentiment patriotique. Ils sont imprégnés de traditions religieuses superstitieuses et erronées. Il n’existe aucun socle commun entre eux. Ils acceptent facilement les rumeurs et sont enclins au chaos, toujours prêts à se révolter contre n’importe quel gouvernement. Il est de notre responsabilité de former, à partir de cette masse, un seul peuple que nous pourrons ensuite guider, former et éduquer. » Roi Fayçal Ier, Mémorandum, 1932.

[2] Le thalweg désigne la ligne médiane ou le chenal le plus profond d’un cours d’eau, utilisée comme limite ou frontière internationale.

[3] Il s’agit d’un modèle de gouvernance reposant sur des mécanismes qui institutionnalisent les clivages religieux et ethniques. Développée par Arend Lijphart, cette théorie politique s’appuie sur des dispositifs tels que la représentation proportionnelle, les accords de coalition et l’autonomie communautaire. En Irak, elle a favorisé la constitution de formations politiques communautaires et ancré un morcellement du champ politique, conduisant chaque parti religieux ou ethnique à défendre prioritairement les intérêts de sa communauté au détriment de l’intérêt national.

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