Après les élections, Taïwan dans la tourmente

18 janvier 2024

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Lai Ching-te, un président élu par une minorité. Credit:SOPA Images/SIPA/2401141636
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Après les élections, Taïwan dans la tourmente

par

Avec un Président minoritaire et une Assemblée divisée, Taiwan post-élections est sous une plus grande pression.

Les élections présidentielles et législatives de Taiwan ont eu lieu le 13 janvier. Les gagnants et les perdants ne sont pas nécessairement ceux auxquels on pensait. Avec un président minoritaire et une assemblée tripartite, le pilotage ne sera nullement aisé. La paix pourrait également être plus menacée qu’auparavant.

Les élections ont eu lieu, les chiffres sont là : Lai Ching-te (DPP, Parti indépendantiste) : 40,05%, Hou Yu-ih (KMT, Parti nationaliste) : 33,5 % ; Ko Wen-je (Taiwan People’s Party) : 26,5 %.

Une victoire boiteuse

M. Lai a été élu prochain président grâce à la division de l’opposition et avec seulement 40 % des voix. Ce n’est donc pas la victoire de son opinion politique. 60 % des électeurs n’étant pas d’accord avec lui, sont favorables à un dialogue plus large et apaisé avec la Chine continentale en vue d’une solution pacifique à terme. Les électeurs de Hou acceptent le « consensus 92 One China »1 comme base des relations et ceux de Ko sont convaincus que les deux côtés du détroit de Taiwan appartiennent à la famille2. M. Lai sera obligé de tenir compte de ces souhaits majoritaires dans la définition et la mise en œuvre de sa politique pour les quatre ans à venir s’il ne veut pas paralyser le pays et faire courir plus de risque de guerre aux peuples des deux rives.

40% donnent un président minoritaire et faible (one slim mandate), d’autant plus que son parti a perdu la majorité à l’Assemblée (the Legislative Yuan), ce qui compromet sa capacité à faire avancer son programme en interne et en externe. Le DPP ne dispose que de 51 sièges sur 113, le KMT captant 53 et le TPP 8. Il doit faire des compromis notamment avec les députés du TPP tout au long de son mandat.

L’exigence de la souplesse

Les défis sont énormes. En interne, le DPP doit réparer les divisions au sein du parti et du pays. En externe, qu’il veuille ou non, M. Lai est obligé de re-démarrer, entre autre sous la pression américaine, le dialogue et les négociations avec la Chine continentale en termes d’unification pacifique. Il n’y aura pas de lune de miel. Dans l’immédiat, il doit régler aussi les différends concernant la continuation de l’ECFA3 et les problèmes liés aux barrières commerciales sous peine de lourds impacts négatifs pour l’économie.

A lire également

Taïwan : une approche réaliste est indispensable pour éviter la guerre

En même temps, l’entrée disruptive du TPP dans le paysage politique de Taiwan inaugure une ère nouvelle dans la vie politique à Taiwan. Avec 26,5 % des voix aux présidentielles et 8 sièges au parlement, le TPP devient une force minoritaire, avec un potentiel d’arbitre stratégique (critical minority swing power).

Avec cette nouvelle répartition, le doigté et la souplesse seront de rigueur face à l’Assemblée divisée. Bien que le TPP ne dispose que de 8 sièges, le petit parti nouvellement né sera le pouvoir minoritaire critique entre le DPP et le KMT, le faiseur de roi, en quelque sorte.

La situation politique de Taiwan devient plus compliquée et incertaine. La boule de cristal ne suffit pas pour prédire l’avenir. Le partage du gâteau de la victoire au sein du DPP va occasionner un combat acharné. L’ouverture, promise par M. Lai, vers les autres formations, rencontrera sûrement une résistance certaine, voire farouche. Il est certain également qu’un examen approfondi du type « Qui a perdu les élections » aura lieu au sein du KMT. La relève par la jeune génération sera discutée sérieusement. La bataille entre les deux Huang (deux acteurs clés) au sein du TPP fait déjà tanguer le petit bateau de la 3e force nouvellement émergée.

La nouvelle situation réclame un pilote capable de souplesse pour faire avancer le bateau. Or, compte tenu de son style comme maire de la Municipalité de Tainan (dans le sud de Taiwan) où il avait les mains libres, il n’est pas sûr que M. Lai puisse se comporter autrement en respectant les exigences du nouveau poste comme un vrai homme d’État, tel décrit par Henry Kissinger dans son livre sur la Chine.4

Une détente tactique et un « ami dangereux »

La Chine et les États-Unis sont actuellement dans une sorte de détente, réduisant ainsi la tension dans le détroit. Le président Biden s’inquiète des éventuels excès de ses acolytes taïwanais, qui risquent de nuire à ses efforts de réconciliation avec la Chine, entamés à San Francisco lors de l’APEC. Pour l’heure, la Chine et les États-Unis n’ont pas l’intention de briser l’état de fait. C’est pourquoi Biden a répété le soir même des élections à Taiwan que les États-Unis n’étaient pas favorables à l’indépendance de Taiwan. Mais ce dégel sera-t-il durable compte tenu du profil spécifique du nouveau président à Taiwan ?

Les États-Unis sont conscients de cette difficulté. C’est pourquoi Bonnie Glaser et ses collègues ont publié le 30 novembre dans la revue Foreign Affairs l’article remarqué : « Pourquoi l’Amérique doit rassurer, et pas seulement menacer, la Chine »5. Les auteurs ont fait connaître leur position sans détour en demandant au candidat indépendantiste Lai Ching-te, en cas de victoire, de « suspendre la clause d’indépendance dans la charte de leur parti de 1991 ». « Pour empêcher la guerre, Taiwan doit laisser croire aux dirigeants de Pékin qu’une unification pacifique reste possible ». M. Lai suivra-t-il ce conseil ?

Dans un article récent sur la liste des 10 risques pour 2024, Eurasia Group a classé M. Lai, à côté de Zelenski et Netanyahu, dans le groupe des « amis dangereux » des Américains, à surveiller de près : « Même si Biden s’opposera à toute démarche d’indépendance de jure par rapport à Lai, la politique intérieure de la question de Taiwan empêchera le président américain de s’opposer aux mesures symboliques et plus modestes vers une autonomie de facto que Lai est susceptible de prendre… »6 Ainsi, la paix pourrait être plus menacée qu’auparavant. Par conséquent, Biden et son équipe seront obligés de garder un œil vigilant sur ce trublion.

A lire également

La leader taïwanaise face à la menace chinoise. Entretien avec Arnaud Vaulerin

L’impératif de la paix et des nouvelles pistes à explorer

Préserver la paix est la priorité parmi les priorités. Afin d’éviter la guerre, tous les efforts possibles doivent être déployés et toutes les pistes doivent être explorées.

En matière de réunification pacifique, George Yeo, ancien ministre singapourien des Affaires étrangères a suggéré, lors d’Asia-Pacific Forward Forum à Taipei, une piste intéressante qui mériterait d’être étudiée. Selon lui, l’idée d’un « Commonwealth chinois » (Chinese Commonwealth)7, sous le même toit, mais sans structure exécutive commune, pourrait être tentée comme cadre potentiel de la future réunification politique pacifique entre la Chine continentale et la région de Taiwan. Cette forme de coexistence pourrait servir de solution transitoire afin d’évoluer, à terme, vers « One China » à l’instar du début de l’Ancienne Confédération suisse (Old Swiss Confederancy).

Le Président Xi Jinping avait dit au Président Ma Ying-jeou, lors de leur rencontre en 2015 à Singapore, que tout peut être discuté, du moment que le consensus d’une Chine reste inchangé. Dans ce cas, pourquoi ne pas retenir le scénario mentionné plus haut. Afin de préserver toutes les chances pour la paix, le plus urgent en ce moment est d’amener les deux rives à s’asseoir à la table de négociations. Au risque d’être taxé de naïveté, j’ose espérer que, malgré la situation nouvelle sur l’Ile et la personnalité singulière du nouvel élu, le 20 mai, date à laquelle la nouvelle équipe prendra le relais à Taiwan, devienne le jour J d’un nouveau commencement.

  1. 92共识一个中国

  2. 两岸一家亲

  3. ECFA : Economic Cooperation Framework Agreement qui offre aux nombres produits d’exportation taiwanais vers la Chine un statut « tariff free ».L’accord est structuré de manière à profiter bien plus à Taiwan qu’à la Chine continentale. La liste de concessions tarifaires « récolte précoce » couvre 539 produits taïwanais et 267 produits de Chine continentale (https://en.wikipedia.org/wiki/Economic_Cooperation_Framework_Agreement).

    Au moment de la signature, le Parti démocrate progressiste (DPP) et d’autres groupes indépendantistes estimaient que l’accord de libre-échange était une « couverture » pour l’unification avec la Chine en « liant inextricablement » les deux économies.

  4. Henry Kissinger, On China, Penguin Books, pp13 et 426: role of statesmanship.

  5. Bonnie S. Glaser, Jessica Chen Weiss, and Thomas J. Christensen, Taiwan and the True Sources of Deterrence, Why America Must Reassure, Not Just Threaten, China, Foreign Affairs, November 30, 2023.

  6. Eurasia Group : Top Risks” predictions for 2024: “A year of grave concern”, January 8, 2024.

  7. Cf. Focus Taiwan, CNA English News, Ex-Singapore foreign minister moots cross-strait “Commonwealth”, 09/13/2023.

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Alex Wang

Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest