<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Art et géopolitique. L’art sous le règne de Poutine

4 février 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Konstantin Yuon's The Ancient Town of Uglich (1913) lors d'une exposition au Musée d'État d'Architecture Schusev, Auteurs : Sergei Karpukhin/TASS/Sipa USA/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30187108_000013.

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Art et géopolitique. L’art sous le règne de Poutine

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Les communistes s’étaient emparés de l’art pour en faire leur arme massive contre l’Occident. Nombreux furent les écrivains et les artistes à collaborer avec les partis communistes. Avec l’effondrement de l’URSS ainsi que de l’idéologie communiste, il a fallu tout rebâtir : réseaux, pensée, artistes. L’art est devenu subversif, tout en relayant la grandeur de la Russie. Si l’État investit beaucoup moins dans ce secteur, Vladimir Poutine ne s’en désintéresse pas pour autant.

Ordre politique, hausse des prix du pétrole et du gaz assurent à la Russie une prospérité. Les infrastructures nécessaires au marché de l’art, publiques et privées, se mettent en place. Les oligarques prennent en charge la création artistique. Une douzaine de fondations privées voient le jour et assument cet « art contemporain » coté à New York qui a la vertu d’ouvrir les portes des réseaux internationaux, tout en s’intéressant aussi aux autres courants artistiques existants.

Ekaterina et Vladimir Semenikhin créent en 2002 une fondation et exposent la peinture « non conformiste » du xxe siècle. En 2005, la Biennale d’art contemporain de Moscou naît d’une initiative privée. En 2007, Roman Trotsenko conçoit le premier quartier consacré à l’art contemporain : Winzavod, avec galeries d’art, écoles, résidences, ateliers. D’autres opérations immobilières de gentrification se montent dans la foulée : en 2008, c’est le Centre d’art, architecture et design ArtPlay-Mosco et le Centre d’art Flacon. En 2009, Leonid Michelson, fonde une association, V-A-C, qui soutient les artistes émergents russes.

En 2008, Roman Abramovitch crée le Garage, premier musée d’art contemporain privé. En 2010, un deuxième musée privé ouvre à Saint-Pétersbourg, avec l’ambition de montrer tous les courants de l’art du siècle.

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Les institutions d’État pendant cette période faste ont une priorité : faire l’inventaire, documentation et restauration du patrimoine artistique du xxe siècle. Les conservateurs des musées s’attellent à recoller les morceaux d’une histoire tragique. Il en résulte la création de plusieurs grandes expositions itinérantes, dont « L’Art russe » montrée au Guggenheim à New York et Oviedo. Tout y est, des icônes de Roublev à l’installation conceptuelle d’Oleg Koulik, en passant par Répine, Aïvazovski, Malevitch, les réalistes socialistes, le Sot’s Art et autres dissidences. La Russie assume son histoire de l’art, et la réinsère dans l’histoire mondiale.

Au cours de cette décennie, l’État n’a pas acheté d’art contemporain pour compléter ses collections, mais n’a pas fait obstacle aux artistes poursuivant leur carrière dans la boucle new-yorkaise du marché de l’art, qui exige des artistes cooptés et une posture critique contre le régime de leur pays. Cependant, des initiatives ont été prises pour mettre en valeur la scène artistique. En 2005, Michael Mindlin, directeur du Centre national des musées publics, inaugure le prix Innovatsia, dévolu aux artistes « innovateurs » contemporains. Par ailleurs, la galerie Tretiakov, musée dirigé par Andrei Erofeev, inaugure le département des nouvelles tendances.

 

En Russie, l’art libre est dans la rue

L’art d’avant-garde et contestataire est dans la rue : les « activistes-artivistes-avant-gardistes », critiques et transgresseurs ont une histoire aujourd’hui séculaire. Elle a repris naturellement sa place après 1991. Semer le trouble et provoquer est sa mission.

Ainsi, en 2004, à Novossibirsk, a lieu la « Monstrasia » du performeur Loskutov, un défilé grotesque, au contenu politique. Le groupe Voina, fondé en 2007, entre dans l’histoire par un happening-partouze, filmé et réalisé clandestinement dans un musée. Ces performances artistiques jouent sur la pornographie, le blasphème, le délit. Ils entraînent des répliques de groupes adverses, l’hostilité de la population et la répression policière qui perçoivent davantage l’hooliganisme que l’art.

Ces performances ne sont pas subventionnées et rarement produites par des galeries et des collectionneurs. Il ne s’agit ni de com, ni de fabrication de cote : c’est politique. La philosophie cynique antique connaît une renaissance aujourd’hui en Russie : comme Diogène, ses adeptes sont libres, mais pauvres ! Ce n’est pas une « posture » financiarisée comme en Occident.

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Les années 2010. L’art russe ostracisé en représailles

Après 2013, la guerre avec l’Ukraine met fin à la prospérité, la vie artistique en pâtit. Poutine et la Russie sont diabolisés. Des galeries ferment leurs portes, certains oligarques s’installent en Europe. C’est le moment où Michael Mindlin, directeur du centre d’État pour l’art contemporain, créateur du prix Innovatio, a été muté à un autre poste. Il a attribué le prix à l’activiste Piotr Pavlenski, tout comme il avait primé précédemment le groupe Voina, et avait eu des sanctions judiciaires pour des expositions incluant des œuvres blasphématoires. Au même moment, les femmes activistes Pussy Riots se dénudent dans la cathédrale orthodoxe et sont sanctionnées pour incitation à la haine et attaque de la religion, délit puni d’amendes et de prison. Piotr Pavleski les défend, se coud la bouche avant de se clouer les testicules sur la place Rouge. La presse occidentale dénonce la censure. La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Russie pour maltraitance et atteinte à la liberté de pensée. Le « totalitarisme » de Poutine fait la une. Paradoxalement, Piotr Pavleski, exilé en France, purge aujourd’hui une peine de prison en France pour avoir incendié les portes d’une agence de la Banque de France. Aucun média ne dénonce la censure.

 

2016-2020 : Une politique réaliste

En 2016 s’amorce un changement de la politique culturelle. Le but : l’État doit intervenir davantage. Ainsi, il s’implique plus dans l’art contemporain, assume officiellement son caractère subversif, sans légaliser ses débordements, en particulier dans le domaine religieux. La mission du ministre Vladimir Minsky : donner visibilité et reconnaissance à la diversité des courants qui existent dans la réalité, et ce, du conceptualisme à l’académisme. Commence alors une réorganisation administrative : création de nouveaux musées et centres d’art, aide à la Biennale d’art contemporain et accueil au prestigieux Manège à Moscou. En 2018 est créé le prix Traditio. Il récompense les peintures, gravures et sculptures, pour garantir un équilibre avec le prix Innovatio destiné à la promotion de l’AC. Une loi est votée prévoyant un allégement fiscal aux mécènes, soit 30 % de déduction d’impôts. Des projets publics sont en cours : à Saint-Pétersbourg, l’Ermitage, musée universel, prévoit de nouvelles salles consacrées à l’AC, de même le grand Manège voisin est aménagé en lieu prestigieux d’expositions et de foires. En revanche, le chantier du musée public d’art contemporain russe à Moscou est encore retardé.

L’art classique russe. À portée de main chez Sotheby’s.

Dans le domaine privé, les galeries d’art contemporain se multiplient, les oligarques russes complètent les collections publiques, ouvrent des musées. En 2011, Alekseï Ananiev crée l’Institut d’art réaliste à Moscou. En 2016, Boris Mints fonde le Musée impressionniste russe, les Abramovitch lancent la triennale de l’AC et une succursale du Garage à Saint-Pétersbourg. En 2017, Leonid Michelson ouvre son centre d’art contemporain, le GES-2, dans une ancienne centrale électrique recomposée par l’architecte Renzo Piano. Ainsi font de même une vingtaine d’autres puissants oligarques.

En 2013, on ne compte que cinq peintres russes au top 500, aucun en 2018, excepté ceux qui vivent et travaillent à New York. Les artistes russes ont disparu des maisons de vente internationales.

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Après l’échec de l’utopie sanglante du communisme, la Russie ne veut plus sauver le monde, comme le voudrait encore l’Amérique. Elle veut jouir du privilège d’être, de créer sans soumission intérieure ou extérieure. L’histoire cruelle a vacciné les Russes des discours moralistes, messianiques et internationalistes dont ils ont jadis abusé. Poutine correspond à cette aspiration en impliquant le moins possible l’État dans l’art. Contrairement aux Chinois, il ne veut pas répliquer par un autre soft power symétrique à l’entrisme mainstream.

 

 

À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.

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