<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Au cœur de l’islam kirghize

16 décembre 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : (C) Alexandre Aoun, mosquée de Bichkek

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Au cœur de l’islam kirghize

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Aux confins des montagnes du Kirghizistan, l’islam cohabite avec des croyances ancestrales. Bien que majoritairement musulmane, la population nomade kirghize reste attachée à son passé préislamique. Cette spiritualité singulière nous plonge dans un syncrétisme mêlant tradition et dogme religieux. Reportage.

Alexandre Aoun

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.

Il y a plus de mille deux cents ans, le long des rives paisibles de la rivière Talas, dans ce qui est aujourd’hui la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizistan, s’est déroulée une bataille qui a changé le cours de l’histoire. La bataille de Talas, en 751, opposa les forces tang chinoises aux armées abbassides, marquant un tournant symbolique : la victoire musulmane ouvrit la voie à l’influence islamique en Asie centrale, un héritage encore palpable dans les steppes kirghizes.
À Bichkek, la capitale, l’ambiance est un mélange de modernité soviétique et de traditions nomades. Les rues bordées d’immeubles grisâtres contrastent avec les marchés colorés où les femmes, souvent vêtues de robes longues aux motifs floraux, vendent des kurut, ces boules de lait séché, et des tissus brodés.

Rendre hommage aux esprits

Non loin de la grande mosquée de l’imam al-Sarakhsi et à l’approche de l’une des cinq prières du vendredi, de nombreux croyants portent le kalpak, couvre-chef en feutre local symbolisant les montagnes du pays, d’autres arborent le chechia, bonnet musulman traditionnel. Parmi eux, Murat, un quadragénaire aux yeux noisette et au visage marqué, nous explique son rapport à la foi : « Nous prions cinq fois par jour, mais nous honorons aussi les esprits des montagnes et des rivières. » Cette pratique reflète l’islam sunnite hanafi, dominant depuis le xviiie siècle, mais teinté de croyances préislamiques profondément enracinées dans cette contrée d’Asie centrale. Chez les nomades kirghizes du nord, ou la transmission orale de la culture est particulièrement importante et soude les générations entre elles, le chamanisme reste solidement ancré.
À Osh, dans le sud fertile, l’atmosphère change. La ville, nichée au pied des collines, abrite le bazar animé, l’un des plus vieux d’Asie centrale, et la mosquée Mechet, un lieu de culte modeste aux dômes verts où les hommes, barbus avec des calottes brodées, se réunissent. Même si la population est en grande majorité musulmane, les rituels révèlent une diversité fascinante. Lors d’une cérémonie de mariage à même l’axe principal de la ville, les invités versent de l’eau sur le sol en hommage aux esprits de la terre, une coutume animiste héritée des anciens nomades kirghizes. Les femmes, voilées de manière légère avec des foulards aux couleurs vives, dansent au son du komuz, une guitare traditionnelle, mêlant chants islamiques à des invocations aux forces naturelles. Cette singularité s’explique par l’histoire du Kirghizistan, où l’islam a dû composer avec les croyances antérieures. Loin des centres politiques et religieux du monde musulman du Moyen-Orient, les habitants des steppes d’Asie centrale ont continué à perpétuer des pratiques ancestrales.
Avant le xviiie siècle, les tribus du nord, comme les Solto ou les Bugu, restaient éloignées des pratiques officielles du Khanat de Kokand, préférant leurs croyances animistes et zoroastriennes. Ces traditions perdurent dans les villages reculés, comme celui de Jeti-Ögüz, près des célèbres falaises rouges. Là, un vieillard, Temir, aux traits burinés et à la voix rauque, raconte comment sa famille offre des présents (pain et lait) aux esprits des montagnes lors des naissances. « C’est notre façon de protéger nos enfants, avant même de les confier à Allah », confie-t-il en tenant un bâton orné de rubans blancs, vestige du tengrisme, la religion des anciens Turcs et Mongols. Cette croyance, qui vénère Tengri, le dieu du ciel, reste une influence marquante. Elle repose sur une vénération des éléments naturels, considérés comme des manifestations de Tengri et des esprits. Ce culte mystique est consubstantiel au mode de vie nomade du Kirghizistan, où le déplacement à cheval, l’élevage des moutons, des yaks et des vaches et la vie en yourte restent omniprésents.

Des bribes du zoroastrisme

Dans les steppes de la province de Naryn, au sud du lac Issyk-Kul, des ovoos (autels de pierres empilées) jalonnent les routes. Les voyageurs, souvent des bergers aux visages tannés par le vent, y déposent des cailloux ou des foulards, priant pour un voyage sûr. Lors de la fête de Nowruz, célébrée comme un jour férié en mars, les familles se réunissent pour des festins, mêlant des prières musulmanes à des rituels de purification hérités de cette foi ancienne. Les enfants sont vêtus de costumes traditionnels aux broderies dorées, tandis les anciens récitent des bénédictions tirées du Coran, mais aussi des invocations aux ancêtres. Cette journée débute avec la musique du karnay, un cor traditionnel, accompagnée d’un festin sur des nappes blanches, dominé par le sumolok, un plat à base d’herbe de blé cuit lentement, parfois avec de la farine et de l’huile, agrémenté de pierres porteuses de vœux. Les femmes chantent ensemble pour infuser une énergie positive, tandis que les garçons nés ce jour portent des noms comme Nooruzbek et les filles Nooruzgul. La veille, des récipients d’eau, de lait et de céréales assurent une bonne récolte, les maisons sont nettoyées, les dettes réglées et des pardons demandés, avant des festivals avec danses et jeux de chevaux, dont le kok-boru, organisés à Bichkek et ailleurs.
Cette fusion se manifeste aussi dans les pratiques funéraires. À Karakol, près du lac Issyk-Kul à quelques dizaines de kilomètres de la frontière chinoise, les cimetières abritent des tombes ornées de cornes de bélier ou de pierres gravées, symboles zoroastriens de protection. En effet, le zoroastrisme qui trouve ses racines en perse exerce également une influence notable en Asie centrale et notamment au Kirghizistan. Cette croyance repose sur le principe d’Asha (l’ordre cosmique), guidant les fidèles vers une vie de bonnes pensées (Humata), bonnes paroles (Hukhta) et bonnes actions (Hvarshta). Ces préceptes, récités dans les prières quotidiennes tirées de l’Avesta, le texte sacré, structurent la spiritualité.

(C) Alexandre Aoun, mosquée de Bichkek

Bichkek tente de mettre la main sur l’islam

Cette coexistence illustre une foi vécue avec souplesse. La religiosité varie selon les régions. Au nord, autour de Bichkek, l’islam est plus modéré, mêlé de pratiques soviétiques résiduelles, comme des célébrations laïques. Les mosquées, souvent petites et sans minarets imposants, accueillent des prières discrètes. Au sud, à Jalal-Abad, l’influence de l’islam est plus marquée du fait de la sédentarisation des populations, avec des madrasas où les jeunes étudient le Coran, mais aussi des légendes locales sur Manas et ses fils ainsi que sur les djinns des rivières.
En 2016, l’ancien président Almazbek Atambayev avait suscité la controverse en liant le port du hijab à la radicalisation, une position qui reflète les tensions entre modernité et tradition. Pourtant, les femmes continuent de choisir leurs vêtements, oscillant entre foulards et coiffes traditionnelles. Lors de l’Aïd al-Fitr pour la fin du ramadan, il n’est pas rare de voir des familles sacrifier des moutons, tout en honorant aussi les esprits des steppes avec des danses autour d’un feu. Les enfants reçoivent des cadeaux (généralement des amulettes), tandis que les anciens récitent des prières mixtes. Les mosquées, souvent construites avec des matériaux locaux comme l’argile ou de simples tuiles, s’intègrent aux paysages, symbolisant cette harmonie.
L’histoire de l’islam au Kirghizistan a évolué sous l’Empire russe, puis l’URSS, où la religion fut réprimée. Depuis 1991, avec l’indépendance, des milliers de mosquées ont été reconstruites et des madrasas ont rouvert grâce aux subsides de la Turquie et des Émirats arabes unis. C’est notamment dans la vallée de Ferghana, à l’ouest du pays, qu’on retrouve une population plus attachée à une lecture rigoriste. Dans les hauts plateaux, des chamanes, également appelés bakshi, coexistent avec les imams, offrant des consultations spirituelles aux bergers. Ce syncrétisme, hérité de siècles de migrations et d’influences, fait du Kirghizistan un lieu où l’islam ne se limite pas à un dogme, mais s’épanouit comme une mosaïque culturelle, intrinsèquement liée à son environnement.

Bibliographie :

Bayram Balci, Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase, CNRS éditions, 2017.

Frantz Grenet, Histoire et cultures de l’Asie centrale préislamique, L’annuaire du Collège de France, 2022.

Devin, DeWeese, « Shamanization in Central Asia », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 2014.

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Alexandre Aoun

Alexandre Aoun

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