<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Au cœur des Balkans, la Serbie cherche sa voie

2 novembre 2020

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Célébration du nouvel an orthodoxe près de la basilique serbe Saint-Sava de Belgrade, la mosaïque monumentale qui couvre sa coupole a été financée par le géant russe Gazprom (c) Sipa 00788799_000001
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Au cœur des Balkans, la Serbie cherche sa voie

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Slaves et orthodoxes, la Russie et la Serbie sont deux pays aux multiples accointances. À l’heure de l’élargissement de l’Union européenne dans la péninsule balkanique, Belgrade souhaite maintenir une certaine forme d’indépendance qui se traduit, en réalité, par un rapprochement avec Moscou. Un choix géopolitique qui en dit long sur la volonté serbe de voir son avenir dans ou hors de la sphère d’influence de Bruxelles. La clé de ce problème est certainement entre les mains des Européens.

 

Rares sont les pays où l’amitié historique est entretenue et mue en une alliance quasi-intangible. La Russie et la Serbie font partie de ceux-là. Ce sont deux États aux similitudes aussi nombreuses qu’anciennes. Qu’elles soient d’ordres historiques, ethniques, religieuses, politiques ou géopolitiques, les proximités foisonnent. Moscou et Belgrade ont par ailleurs intérêt à se rapprocher l’une de l’autre tant leurs stratégies se rencontrent et leurs intérêts se croisent. Pour la Russie, en effet, la Serbie demeure un pays stratégique permettant de maintenir une assise dans la péninsule balkanique, capable de freiner les élargissements occidentaux en Europe de l’Est, dans l’ancienne sphère d’influence de Moscou. Le fait qu’il n’y ait pas eu depuis de nombreuses années de changement de personnel dans l’équipe du Kremlin chargée des relations avec les Balkans permet à la Russie de maintenir une vision stratégique de long terme sur cette région. Pour la Serbie, Moscou lui est un allié économique de poids, ne serait-ce que par la taille de son marché, et un protecteur sur la scène internationale, spécialement sur le sujet du Kosovo. Autant de points d’accord et d’intérêts communs qui participent à la constitution d’un solide partenariat.

 

Un partenariat géopolitique pragmatique

 

Ce partenariat si singulier est avant tout fondé sur une amitié ancienne, car ancrée dans le passé. Au-delà des accointances ethniques et religieuses qui rassemblent ces deux peuples, l’Histoire détient également sa part d’explication. Le passé dispose de nombreux exemples permettant d’illustrer une relation russo-serbe qui frôle, à bien des égards, la fraternité. Depuis le XIVe siècle, et ce, durant toute la période d’occupation ottomane, les Russes n’ont cessé de porter secours aux Serbes qui iront, pour nombre d’entre eux se réfugier dans l’actuelle Ukraine, ce qui démontre à quel point l’empire russe leur était, au-delà d’un allié, également une terre d’accueil. En 1917, comme un retour de balancier, ce sont près de 300 000 Russes blancs qui ont émigré en Serbie pour fuir la menace bolchévique. C’est aussi l’Armée rouge qui, le 20 octobre 1944, aida l’Armée populaire de libération de la Yougoslavie à reprendre Belgrade aux Allemands et ainsi, à libérer les Balkans. C’est également aux cris d’ « aujourd’hui Belgrade, demain Moscou » que nombre de Russes manifestent en 1999 contre le bombardement de la Yougoslavie par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Dernier exemple marquant, en novembre 2011, pas moins de 20 000 Serbes du Kosovo ont pris la nationalité russe tant leur situation était critique. Ils ont vu en la Russie une forme de planche de salut, de secours ultime, élément qui illustre, plus qu’aucun autre, une amitié russo-serbe multiséculaire et quasi-identitaire.

Cette relation particulière est largement entretenue par Vladimir Poutine, car cela permet à son pays de maintenir un certain encrage dans les Balkans. En effet, la péninsule demeure comme un espace clé entre Europe et Asie, une interface stratégique aux portes de la Turquie et de la Mer noire, donc du Moyen-Orient. Mais elle est également un secteur riche en matières premières, notamment en gaz, en zinc, en zircon ou en lignite, une zone où les États-Unis sont très implantés, comme en témoigne leur présence militaire au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine et en Roumanie et une région où le terrorisme prolifère. Ces différentes données poussent donc Moscou à y affirmer sa présence tant cet espace fait partie intégrante de ce qu’il voit comme sa « zone d’intérêts privilégiés » et qui, bien que convoitée par les puissances occidentales, mais également les États du Golfe, la Chine ou la Turquie, doit demeurer dans l’orbite de la Russie. En effet, selon les stratèges du Kremlin, le passé démontre combien l’encerclement du Heartland par l’OTAN, notamment, n’est pas encore terminé. Entretenir une présence aux portes de l’Europe ne serait donc, en réalité, qu’un moyen de se défendre.

Plus concrètement, la coopération russo-serbe est visible dans trois domaines particuliers que sont l’énergie, l’armée et l’économie. Sur le plan énergétique tout d’abord, la Serbie se situe à la croisée des corridors énergétiques X, entre mers Noire et Adriatique, et VIII, entre la Hongrie et la Grèce. Le pays se trouve également sur le tracé du gazoduc russo-turc TurkishStream, reliant la Russie à la Turquie via la Mer noire, et destinée à desservir l’Europe. Cela confère donc à Belgrade une place de choix sur l’échiquier énergétique européen. Pour véritablement garder la main sur le gaz serbe, la Russie détient également, à 56%, la compagnie pétrolière Naftna industrija Serbije. Autant d’exemples qui démontrent l’intérêt stratégique qu’à le Kremlin à entretenir de bonnes relations avec Belgrade, car quoique la Russie ne soit pas en manque de matières premières de ce genre, elle a tout intérêt à conserver un œil attentif dessus tant le gaz et le pétrole demeurent les principaux objets des conflits géopolitiques de la région.

D’un point de vue militaire, Moscou est d’un grand secours à la Serbie. Les livraisons d’armements modernes effectués par la Russie lui permettent de renforcer sa légitimité dans les Balkans et de s’assurer de la fiabilité, mais surtout de la capacité opérationnelle de son allié, dans une zone où le terrorisme et la présence d’adversaires obligent le Kremlin et ses partenaires à se tenir sur leurs gardes. À titre d’illustrations, V. Poutine a fait livrer à la Serbie, fin 2019, et ce, gratuitement, neuf avions MiG-29, un système de défense anti-aérien Pantsir-S1, trente véhicules blindés BRDM-2MS et trente chars T-72MZ. Premier État non-membre du Pacte de Varsovie à adhérer à une alliance avec Moscou, la Serbie appartient, en ce sens, à l’Organisation du Traité de Sécurité collective depuis 2013, ce qui la rapproche considérablement du « grand frère slave ». Cela permet aux deux pays de participer conjointement à de nombreux exercices militaires communs, qui portent des noms aussi révélateurs que « Bouclier slave » ou « Fraternité slave ». Les adversaires sont prévenus.

Sur le plan économique enfin, seulement 7% du commerce serbe se fait à destination de la Russie. Bien que ce chiffre puisse paraître dérisoire, il est important de noter que Moscou a peu investi en Serbie, certes, mais l’a fait dans des domaines stratégiques. Le Kremlin détient, en effet, dans le pays, de nombreuses entreprises gazières, ce qui lui permet de garder la main sur les tracés énergétiques dans les Balkans. Mais Moscou a également bâti six tranches du barrage hydroélectrique de Djerdap, qui est la plus grande source énergétique serbe, a investi 800 millions de dollars dans la modernisation du chemin de fer du pays et a même offert, en avril 2013, 500 millions pour renflouer le Trésor public serbe après la crise. Comme un symbole, et cela a beaucoup d’importance pour le peuple serbe, c’est également l’entreprise Gazprom qui a financé la reconstruction de la basilique orthodoxe de Belgrade, Saint-Sava, en janvier 2019. Côté serbe, Belgrade importe les deux tiers de son gaz et de son pétrole de Russie et a également signé, le 25 octobre 2019, un accord de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique, une organisation économique chapeautée par Moscou, ce qui lui ouvre un marché de 180 millions d’habitants. Si cela lui permet d’accroître considérablement ses échanges avec la Russie, cet élément démontre combien la relation commerciale entre les deux pays est appelée à croître.

 

A lire aussi : La Russie et les Balkans : du panslavisme à la diplomatie énergétique ?

 

La Serbie et l’Union européenne : un partenariat qui vacille

 

D’un point de vue commercial, 65% du commerce serbe s’effectue avec l’Union européenne (UE). Malgré tout, les relations que Belgrade entretient avec l’Union sont des plus complexes, car, au cours des négociations, chacun aimerait y voir remporter sa vision. Si l’UE a réaffirmé, au sommet de Zagreb en mai 2020, son soutien au processus d’élargissement aux Balkans occidentaux, que sont le Monténégro, la Serbie, la Macédoine du Nord, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, l’entrée de la Serbie dans cette même Union n’est en tout cas pas pour demain. Bien que Jean-Claude Junker ait rappelé, le 6 février 2018, qu’ « investir dans la stabilité et la prospérité des Balkans occidentaux, c’est investir dans la sécurité et l’avenir de notre Union », nous pouvons dès à présent nous demander ce qu’il entend par « sécurité ». L’élargissement serait-il un moyen de renforcer le potentiel commercial de l’UE ou d’éviter que Moscou ne s’étende trop aux marges du vieux continent ?

Bien qu’une adhésion à l’UE permettrait, en effet, à la Serbie de bénéficier d’avantages politiques et économiques, cela ne semble pas ou plus être d’actualité.

Sans s’attarder sur le fait, intéressant du reste, que la Serbie soit passée, en une dizaine d’années, d’adversaire irréductible de l’Union à candidate à cette dernière, notons que les négociations ont vues le jour après la chute de Slobodan Milošević en 2000. Un accord de stabilisation et d’association a été mis sur la table dès novembre 2005, ce qui a permis à Belgrade d’obtenir le statut d’État candidat le 1er mars 2012. L’accord entra en application le 1erseptembre 2013. Depuis, nous assistons à une forme de stagnation et d’immobilisme quant au dossier serbe. La neuvième réunion de négociations, qui s’est tenue le 10 décembre 2018, a néanmoins permis de clôturer, à titre provisoire, les deux chapitres sur la Science et la Recherche et sur l’Éducation et la Culture. Mais sur un total de trente-cinq chapitres, seize seulement sont ouverts à la négociation et la Commission a même indiqué que l’adhésion de la Serbie ne se fera pas avant 2025. Pourquoi ? À question simple, réponse… complexe.

En effet, deux sujets poussent l’UE à freiner une potentielle adhésion de la Serbie. Ce sont celui du Kosovo et celui touchant aux liens, trop étroits, qu’entretient Belgrade avec Moscou.

Les accords signés, depuis 2013, entre la Serbie et le Kosovo ne sont pas encore appliqués, et c’est un élément qui bloque l’ouverture du chapitre trente-cinq sur le Kosovo, car la reconnaissance de l’indépendance de ce dernier par la Serbie est une condition sine qua non à l’entrée de ces deux pays dans l’UE. Or, le Kosovo est le cœur historique, spirituel et identitaire de leur pays et le fait qu’il se soit autodéclaré indépendant en 2008 contrevient directement aux prescriptions de la résolution 1244 des Nations unies, en date du 10 juin 1999, qui affirme la souveraineté et l’intégrité de la Serbie, mais également le désarmement de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo, composée de nationalistes albanais, qui ne serait toujours pas démobilisée. Ces différents éléments poussent le gouvernement serbe à tenir ses positions sur ce sujet et, bien que Bruxelles ou Washington ait tenté, et encore récemment, de mettre un terme aux hostilités, Belgrade et Pristina ne sont pas prêts de s’entendre. L’identité est plus forte que tout.

D’autre part, et comme l’a indiqué le porte-parole de l’UE le 22 octobre 2019 : « le retrait de la Serbie des accords commerciaux avec des tiers n’est pas une condition nouvelle, mais une règle générale qui s’applique à tous les pays candidats souhaitant adhérer à l’UE ». Cela sous-entend que Belgrade doit se retirer des accords commerciaux qu’elle a récemment signés avec Moscou tant cela contredit la politique économique proposée par l’UE. Un revirement que Belgrade n’acceptera pas que ce soit pour des raisons de principes, mais également pécuniaires.

Il y a, enfin, le sujet sensible de l’OTAN, car même si la Serbie a adhéré, en 2006, au Partenariat pour la Paix de l’OTAN, elle demeure considérablement marquée par les bombardements de 1999 et considère l’Alliance comme une force d’occupation dans les Balkans et spécialement au Kosovo. Or, et comme le stipule l’article 42.2 du Traité sur l’UE [1], la défense de l’Union doit s’accorder et s’harmoniser sur celle de l’OTAN. « L’OTAN et l’UE forment les deux faces d’une même pièce » a même affirmé John Stoltenberg, secrétaire général de l’Alliance, en décembre 2019. Comme bien souvent, l’adhésion à l’UE précède celle de l’OTAN. En témoigne le fait que 22 pays de l’Union appartiennent aujourd’hui à l’Alliance et que les Balkans entrent peu à peu dans cette logique, la Macédoine du Nord en étant l’exemple le plus récent. La Serbie prendrait donc un risque à adhérer à l’une ou l’autre de ces alliances. Étant donné qu’elle entend maintenir une diplomatie neutre, héritière du non-alignement qui caractérisait la Yougoslavie durant la Guerre froide, et proche des intérêts russes, il est nécessaire qu’elle se maintienne hors de l’OTAN. Belgrade souhaite conserver son indépendance stratégique et une diplomatie proprement serbe, d’où son refus de candidater à une adhésion à l’Alliance.

Comme le faisait remarquer Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, le 22 novembre 2019 : « les relations entre la Russie et la Serbie ont un caractère particulier, un caractère de partenariat, fraternel, d’alliés, et que rien ne peut les influencer ». Marqué par une relation quasi-identitaire, le partenariat russo-serbe a de beaux jours devant lui. Sachant que nombre de pays de l’Est verraient d’un mauvais œil l’entrée d’un État acquis aux intérêts russes dans l’UE et qu’il y a des points non-négociables sur lesquels la Serbie et l’Union n’arrivent pas à s’entendre, Belgrade souhaite se tourner vers l’Est pour trouver d’autres partenaires et faire ainsi pression sur Bruxelles dans le but d’accélérer sa procédure d’adhésion. La relation russo-serbe offre, en ce sens et en définitive, une belle leçon de géopolitique réaliste et pragmatique, ancrée sur des bases solides, car anciennes, mais également fondée sur une conception classique, de type westphalienne, des relations internationales où l’État souverain et les rapports de force jouent un rôle primordial.

La pandémie a vu l’Union perdre une nouvelle bataille dans la lutte d’influence qu’elle a engagée avec Moscou à l’égard de la Serbie et, plus largement, des Balkans. En effet, elle n’a pas su apporter l’aide sanitaire nécessaire à cette région, ce qui a poussé le président serbe, Aleksandar Vučić, à déclarer que « la solidarité européenne n’existe pas. C’est un conte de fées ». Ces mots sont durs à recevoir et prouvent, encore une fois, que Belgrade pourrait se détourner définitivement de l’UE. Mais le portefeuille la rappellera à l’ordre. Pour contrer la Covid-19, la Serbie a fait appel à la Russie et la Chine, qui en ont profité. La réforme de la politique d’adhésion à l’Union effectuée par Bruxelles en février dernier, dans un sens simplificateur, mais également un peu plus soumis aux désidératas de la Commission, ainsi que le nouveau plan d’aide de l’Union de 9 milliards d’euros à destination de six pays des Balkans, dont la Serbie, lui permettra-t-il de se racheter ?

 

[1] « La politique de l’Union [..] respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’OTAN et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. »

 

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À propos de l’auteur
Etienne de Floirac

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Étienne de Floirac est journaliste
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