Bolivie. La chute d’Evo Morales : les raisons d’une surprise

14 décembre 2019

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Manifestation pour soutenir l'ancien président bolivien Evo Morales, Auteurs : Gustavo Amador/EFE/SIPA, Numéro de reportage : 00933799_000003.
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Bolivie. La chute d’Evo Morales : les raisons d’une surprise

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La démission d’Evo Morales de la présidence bolivienne le 10 novembre 2019, suivie de sa fuite au Mexique, ont surpris bon nombre d’observateurs superficiels et de « bolivianistes » improvisés, par la rapidité relative des faits consécutifs à une mobilisation populaire d’une vingtaine de jours. Une meilleure connaissance du pays aurait permis de mieux comprendre les raisons de cette chute.

 

Au-delà du déroulement factuel des évènements qui se sont produits depuis le jour des élections présidentielles et législatives du 20 octobre 2019, entachées de fraudes massives et spectaculaires au profit du MAS (Movimiento al Socialismo, le parti d’Evo Morales), un fait riche en enseignements est passé presque inaperçu. Il s’agit de l’incapacité absolue de la part des autorités du régime et des dirigeants du MAS de comprendre la nature du processus qui allait déboucher à leur éviction du pouvoir.

 

Ayant commencé par ridiculiser le mouvement de protestation (face à la fraude électorale, mais aussi de rejet de la corruption généralisée et du caractère de plus en plus répressif d’un régime déterminé à se perpétuer par tous les moyens), en évoquant les « bouts de ficelle et les pneus » utilisés par ses opposants pour bloquer les rues au cours des grèves civiques (« pititas y llantas », ce qui donnera à ce mouvement le nom de « revolución de las pititas », ou révolution des bouts de ficelle), Morales et son entourage émettront tout au long de la séquence des messages d’une consternante simplicité (et stupidité). En effet, trois axes discursifs reviennent avec une constance remarquable dans le compte Twitter d’Evo Morales Ayma [simple_tooltip content=’Ont été analysés surtout les tweets émis entre le 7 et le 13 novembre 2019.’](1)[/simple_tooltip] (géré par une équipe issue de la gauchosphère internationale) :

 

  1. a) L’axe victimaire : « racisme » et « discrimination » envers les « indigènes ».
  2. b) L’axe institutionnel : « coup d’État » (avec implicitement : démocratie = fraude).
  3. c) L’axe conceptuel : opposition = raciste = fasciste = coup d’État militaire (même sans…militaires).

 

L’impression qui se dégage de ces messages (et d’autres déclarations de fonctionnaires du régime et de ses sympathisants locaux et internationaux) est bien celle d’une totale incompréhension des évènements en cours, faute de concepts autres que les insultes pavloviennes habituelles de la gauchosphère (raciste, fasciste, « golpista » …) et, surtout, faute d’un cadre théorique apte à intégrer le réel dans une analyse un tant soit peu élaborée. Et le réel, durant ces journées décisives, se manifeste à la fois par le délitement des alliances qui ont articulé le bloc du pouvoir du MAS ; les transformations des repères identitaires au sein d’une population très majoritairement métisse et largement dépolitisée (ce qui explique en partie l’adoption de codes religieux pour exprimer les espérances et revendications des citoyens mobilisés) ; et le jeu complexe des forces régionales, où l’Orient intervient de manière de plus en plus impactante hors de la seule sphère économique.

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1. La construction du discours indigéniste

 

Pour comprendre ces différents enjeux, il est utile de se pencher, même très brièvement, sur l’évolution et l’état actuel des études boliviennes, en Bolivie même et, peut-être principalement, à l’étranger. Et ici un témoignage personnel peut aussi aider à saisir ce dont il s’agit.

 

Tout d’abord il faut rappeler que jusqu’aux années 1990, la « communauté » des bolivianistes véritablement spécialisés était composée de moins d’une centaine de chercheurs qui, malgré les cloisonnements disciplinaires (historiens, sociologues, géographes et ethnologues, surtout), entretenaient des relations personnelles directes ou indirectes (par la lecture croisée des productions respectives). Au tournant des années 2000 (« guerre de l’eau à Cochabamba ») on assiste à une multiplication des mémoires et thèses universitaires et quelques nouveaux arrivants commencèrent à produire des travaux articulant principalement deux thèmes : l’indigénisme racialiste et l’anti-néolibéralisme. Disposant de bons moyens de diffusion et de relais puissants, cette tendance venue d’Europe et des États-Unis confortera les penchants racialistes d’une anthropologie comme celle pratiquée par l’influent jésuite catalan Xavier Albó [simple_tooltip content=’Albó jouera notamment un rôle important dans la manipulation des résultats du recensement de 2001, en vue de faire apparaître une majorité « indigène », en éliminant du questionnaire la possibilité de se définir comme « métis », qui correspond pourtant au choix majoritaire de la population.’](2)[/simple_tooltip] et son équipe au moins depuis le début des années 1990 (Cinquième centenaire de la Conquista espagnole). Ces travaux accompagneront et donneront l’horizon « scientifique » au genre très particulier d’ethnopolitique que le MAS (fondé réellement en 1995) va promouvoir, en bénéficiant aussi des travaux d’Alvaro Garcia Linera (futur vice-président) en matière de sociologie marxisante adaptée à l’indigénisme ambiant et importé.

 

Ce mélange idéologique, en partie élaboré pour disposer d’un discours qui soit à la fois compatible avec les canons du politiquement correct mondialiste, et apte à camoufler les intérêts très prosaïques des cocaleros [simple_tooltip content=’Producteurs de coca et de cocaïne du Chapare, région tropicale au nord du département de Cochabamba où Evo Morales a construit son destin syndical et politique. Pour une synthèse de la situation au moment de l’émergence du mouvement politique cocalero, voir : D. Dory ; J-C. Roux, « De la coca à la cocaïne : un itinéraire bolivien », Autrepart, N° 8, 1998, pp. 21-46.http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/autrepart/010016609.pdf’](3)[/simple_tooltip] en rapport avec le narcotrafic, va progressivement devenir hégémonique au sein des études boliviennes (parfois mâtiné de féminisme et de diverses revendications minoritaristes en matière sexuelle, en fonction des bailleurs de fonds étrangers disponibles). Mais reposant sur des présupposés égalitaristes et progressistes abstraits et normatifs non critiqués, la capacité de ce dispositif théorique à analyser effectivement les réalités de la société bolivienne s’est avérée fort mince, voire carrément contreproductif, comme la suite des évènements l’a spectaculairement démontré.

 

On a donc ici un cas, parmi d’autres, où une gauche hégémonique en interdisant des thèmes de recherche, en reformatant le vocabulaire, en réécrivant l’histoire et, surtout, en produisant un corpus de textes auto-référents [simple_tooltip content=’Par exemple : H. Do Alto ; F. Poupeau, « Ressorts de l’opposition régionale bolivienne », Alternatives Sud, Vol. 16, 2009, pp. 75-94 ; ainsi que de nombreuses contributions à l’ouvrage collectif suivant : D. Rolland ; J. Chassin, (Coord.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, L’Harmattan, Paris, 2007. En anglais l’échantillon suivant est très représentatif : B. Kohl : R. Bresnahan, « Introduction. Bolivia under Morales », Latin American Perspectives, Vol. 37, N° 3, 2010, pp. 5-17.’](4)[/simple_tooltip] (on ne cite jamais, en effet, les chercheurs dissidents, forcément « racistes », « néolibéraux », etc.), finit par entretenir un onanisme mental divorcé des faits qui, eux, n’en continuent pas moins d’exister. Dès lors, suivant un mécanisme bien connu, l’adoption opportune de lois contre le « racisme », « sexisme », les « discours de haine » etc. aurait permis de déplacer le débat sur le plan judiciaire et mettre en œuvre une censure et une répression d’autant plus efficace qu’elle a toutes les apparences de la légalité. Cette dérive, inscrite dans la logique du projet du MAS ne s’est toutefois pas concrétisée pleinement en Bolivie (comme en France, par exemple), sans doute faute de temps et aussi probablement par l’incapacité du régime à intimider ou réduire au silence l’écrasante majorité des journalistes et, dans une moindre mesure, des chercheurs souvent basés à l’étranger.

 

Il est possible, dans les limites de ce texte, de signaler au moins trois domaines où cette vulgate indigéno-marxistoide a eu les effets les plus pervers, au point d’interdire à ceux qui la propagent de comprendre la nature de la réaction populaire qui mit un terme (provisoire ?) à leur domination.

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2. Des études qui oublient l’Orient et une partie de la Bolivie

 

Tout d’abord, l’ethnopolitique en vigueur s’appuie sur une racialisation « indigéniste » des identités politiques, en décalage croissant avec la réalité fluide des catégories ethniques (réelles) telles qu’elles se trouvent effectivement mises en œuvre dans les pratiques sociales d’une société largement métisse, où les syncrétismes de toute sorte sont à la base de l’univers culturel [simple_tooltip content=’Phénomène étudié, par exemple dans : M. Cros ; D. Dory, « Apprivoiser le marché. Éléments d’interprétation des Alacitas en Bolivie », Journal des Anthropologues, N° 98-99, 2004, 171-201.https://journals.openedition.org/jda/1710′](5)[/simple_tooltip].

 

Or ces particularités et continuités dans les facteurs d’identification ethno-raciales constitueront une sorte d’angle mort des études anthropologiques militantes bolivianistes au cours des trois dernières décennies, au profit d’une polarisation victimaire entre les « gentils » indigènes et les « méchants » Blancs et métis (au nom de l’antiracisme, bien évidement…). En outre, cette construction idéologique trouvera ses principaux référents dans des données (souvent hâtivement recueillies) issues de l’aire andine (Aymara principalement, car le cas Quechua étant plus complexe et difficile à manipuler fut largement délaissé), et ce au détriment de la prise en compte de l’ensemble du système ethnique bolivien [simple_tooltip content=’Cf. D. Dory, « Une approche géohistorique des dynamiques ethniques en Bolivie », in J-P. Lavaud : I. Daillant, (Dir.), La catégorisation ethnique en Bolivie, l’Harmattan, Paris, 2007, pp. 21-68.’](6)[/simple_tooltip].

 

Ensuite, et en relation directe avec ce qui précède, l’image stéréotypée de la Bolivie comme « pays andin », renforcée par les mises en scène politico-folkloriques du MAS [simple_tooltip content=’Par exemple l’intronisation « indigène » à Tiawanaku d’Evo Morales en janvier 2006, par des yatiri (sorte de prêtres Aymara) dont le principal sera plus tard impliqué dans des affaires de narcotrafic.’](7)[/simple_tooltip], aboutira à négliger l’étude de l’Orient bolivien (qui constitue pourtant la majorité du territoire et rassemble une part croissante de la population avec le département de Santa Cruz comme pôle régional et national de développement) [simple_tooltip content=’Pour une première approche : J-C. Roux, « Les orients boliviens : de la quête identitaire à l’instance de divorce avec l’État andin central », in : D. Rolland ; J. Chassin, (Coord.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, L’Harmattan, Paris, 2007, pp. 121-146 ; D.  Dory, Las raíces históricas de la autonomía cruceña, Gobierno Departamental Autónomo de Santa Cruz, Santa Cruz de la Sierra, 2009. http://www.santacruz.gob.bo/archivos/PN26102010165654.pdf’](8)[/simple_tooltip]. Il en résultera une relative ignorance des travaux portant sur l’Orient produits localement [simple_tooltip content=’Pour prendre la mesure de la production textuelle à Santa Cruz, on consultera : P. Lewy, Ensayo de una bibliografía cruceña, 2010-2011, LewyLibros, Santa Cruz de la Sierra, 2012 ; D. Dory, Una aproximación a la literatura cruceña, 1864-1990, Gobierno Municipal Autónomo de Santa Cruz de la Sierra, 2011.’](9)[/simple_tooltip], surtout à Santa Cruz, dont les acquis ne seront pratiquement jamais intégrés (ni connus et/ou cités) par les chercheurs bolivianistes andins ou étrangers, sauf de notables exceptions. Dès lors l’Orient sera traité sur un mode principalement polémique, en regard du projet andino-centré du MAS et des catégories « universelles » du conformisme de la gauche académiquement obligatoire, dont la capacité analytique s’avèrera finalement fort modeste pour saisir le rôle de cette région dans les dynamiques politiques émergeantes.

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3. « L’oubli » de la violence du régime

 

Enfin, alors que la dérive répressive et la corruption généralisée du régime de Morales se donnent à voir clairement au moins depuis 2011 [simple_tooltip content=’C’est-à-dire depuis le conflit du TIPNIS (Territorio Indígena y Parque Nacional Isiboro-Sécure) entre août et octobre 2011. Pour une rapide analyse, voir : L. Perrier-Bruslé, « Le conflit du Tipnis et la Bolivie d’Evo Morales face à ses contradictions : analyse d’un conflit socio-environnemental », EchoGéo, 2012, (en ligne).https://journals.openedition.org/echogeo/12972Sur cette question, voir aussi : A. F. Laing, « Re-producing territory: Between resource nationalism and indigenous self-determination in Bolivia », Geoforum, Vol. 108, January 2020, pp. 28-38.’](10)[/simple_tooltip], très peu de chercheurs prendront pour objet ces aspects de la réalité bolivienne [simple_tooltip content=’Parmi eux il faut citer Jean-Pierre Lavaud, notamment dans son blog sur Médiapart :https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blogVoir aussi : J-P. Lavaud, « Indianisme et écologie dans les pays andins : dispositif légal, discours officiels et mobilisations », Problèmes d’Amérique latine, N° 76, 2010, pp. 95-117.’](11)[/simple_tooltip]. Ce silence persistant ne faisant d’ailleurs que prendre le relais de la censure dont fit l’objet dans la revue Hérodote un de nos articles signalant, au tout début du régime, quelques-uns de ses traits les plus inquiétants [simple_tooltip content=’Une version totalement expurgée de tout contenu critique parut comme : D. Dory « Polarisation politique et fractures territoriales en Bolivie », Hérodote, N° 123, 2006, pp. 82-87.https://www.cairn.info/revue-herodote-2006-4-page-82.htm’](12)[/simple_tooltip]. Et ce généralement en ayant recours au « bouclier racial » protégeant Evo Morales, (présenté comme « le premier président indigène » alors qu’il ne parle aucune langue amérindienne et porte un nom banalement espagnol) de toute critique, nécessairement « raciste ».

Or, en occultant la corruption massive du régime, dont certains aspects auront pourtant des conséquences catastrophiques sur l’environnement (fait qui ne préoccupe guère les « écologistes » autoproclamés), c’est tout le mécanisme de construction du bloc du pouvoir masiste qui devient incompréhensible. Et lorsque ce système d’articulation d’alliances fondé sur la prébende et l’intimidation commencera à se lézarder, ce dont la défaite au référendum sur la réélection d’Evo Morales de 21 février 2016 est une indication précoce, le régime ne disposera pas d’outils intellectuels ni des connaissances de base permettant d’appréhender les complexités de la situation bolivienne en transformation rapide. Cet aveuglement auto-généré explique sans doute aussi en partie le choix du MAS de procéder à une fraude gigantesque, au lendemain des élections du 20 octobre 2019, lorsque les résultats permettent d’envisager la défaite au cours d’un second tour décisif. Intoxiqué par sa propre propagande déguisée en « science sociale » et par les productions auto-référentielles de la gauchosphère internationale, le régime est incapable de comprendre non seulement qu’il ne peut plus compter avec le consentement d’une partie décisive de la population, mais surtout qu’il ne peut plus recourir aux détenteurs légitimes de la violence étatique (Police d’abord, armée ensuite) pour se maintenir par la force.

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Et alors la divine surprise a lieu : oui, il est possible d’abattre ce genre de régimes ineptes et nocifs, idéologiquement aveuglés par les discours de l’ignorance complice et l’alignement de slogans aux effets pavloviens intimidants…avec des bouts de ficelle. Sans doute ne sont-ils pas des armes redoutables en soi, mais ils ont au moins l’avantage décisif d’être…réels.

 

À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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