<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « C’est la cendre des morts qui créa la patrie »

3 octobre 2023

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Fillette russe jouant de la balalaïka pour fêter la victoire (c) pixabay
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« C’est la cendre des morts qui créa la patrie »

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Nationalisme ou patriotisme, difficile histoire d’une rivalité qui n’a pas lieu d’être. Leur but est commun : l’amour et la grandeur du pays.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

En 1838, Alphonse de Lamartine publie La Chute d’un ange, long poème en quinze « visions » consacré aux Maronites du Liban, qui s’insérait dans le projet d’une vaste épopée historico-morale qu’il avait commencée deux ans auparavant avec Jocelyn, une de ses œuvres les plus célèbres – et les plus célébrées – de son vivant. Cette phrase figure dans la troisième vision, quand un peuple de pasteurs nomades revient sur les lieux où il enterre ses morts. Par cet alexandrin équilibré, Lamartine définit le cœur même de la relation charnelle entre la terre et les hommes qui l’habitent.

Surtout connu comme représentant du romantisme français, Lamartine (1790-1869) eut aussi une importante carrière politique, en Saône-et-Loire, dont il était originaire, et au niveau national, puisqu’il fut député à partir de 1833 et jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851. Il connaît son heure de gloire en 1848, quand il proclame la République à l’hôtel de ville de Paris le 24 février et devient ministre des Affaires étrangères et chef du gouvernement. Il assume de ce fait aussi bien l’abolition de l’esclavage (27 avril) que la fermeture des Ateliers nationaux (21 juin), à laquelle il était pourtant opposé. Il perd ainsi son image de catholique social et est remplacé à la tête du gouvernement par le général Cavaignac, qu’il avait lui-même nommé pour réprimer les émeutes ouvrières parisiennes (28 juin). Candidat aux premières élections présidentielles au suffrage direct de l’histoire, en décembre, il ne recueille que 21 000 voix (0,28 %), très loin des 5,5 millions de suffrages du vainqueur, Louis-Napoléon Bonaparte (74,3 %).

Lamartine reste associé, notamment par la grâce d’un tableau monumental de Félix Philippoteaux, au rejet du drapeau rouge, que les socialistes proposent le 25 février comme nouvel emblème, et à la défense du drapeau tricolore, apparu sous la Révolution, codifié sous l’Empire et rétabli par Louis-Philippe en juillet 1830, alors que la Restauration avait repris le drapeau blanc (1815-1830). À cette occasion, Lamartine rappelle l’histoire du drapeau rouge, brandi pour signifier qu’il ne serait fait aucun prisonnier et qui était l’ultime avertissement avant que la troupe n’ouvre le feu sur des manifestants, comme lors de la pétition en faveur de la République, le 17 juillet 1791. Par une inversion sémiotique courante, le symbole de la répression est devenu celui de la révolte en étant repris par le mouvement ouvrier.

À cet « étendard d’un combat à mort entre les citoyens d’une même patrie[1] », Lamartine oppose le drapeau des armées victorieuses de la République et de l’Empire, le seul capable d’impressionner l’Europe. Il confirme ainsi le lien entre le souvenir des morts, de leurs actes glorieux, et le sentiment d’appartenance à une communauté qui n’est pas seulement ethnique, mais aussi historique. Ernest Renan, dans sa célèbre conférence de 1882[2], ne dira pas autre chose, même s’il ajoutera un critère politique – un « plébiscite de chaque jour » – et une projection dans le futur à sa définition de la nation. La nation, principe de souveraineté politique plutôt issu de la gauche, est donc enracinée dans la dimension organique appréciée en général à droite.

Charles Péguy est sans doute l’auteur qui illustre le mieux, par son parcours politique, cette double inspiration qui n’était pas pour lui écartèlement, mais au contraire plénitude, quand il écrivait, un an avant d’être tué lors de la bataille de la Marne :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre[3]. »

Ainsi est dépassée l’opposition, un peu stérile et artificielle, résumée par la formule de Romain Gary : « Le patriotisme, c’est l’amour de son pays ; le nationalisme, c’est la haine de celui des autres. » Préférons voir patriotisme et nationalisme, s’il faut les distinguer, comme l’avers et le revers d’une même pièce : l’attachement à la terre des ancêtres, avant tout sentimental, et l’adhésion à un projet collectif, rationnelle et « civilisationnelle », pour prendre un terme à la mode. Ni l’un ni l’autre n’induit ipso facto un comportement agressif, ni un projet expansionniste.

[1] Discours du 25 février 1848 à l’hôtel de ville de Paris.

[2] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence en Sorbonne du 11 mars 1882, texte publié en 1887.

[3] Charles Péguy, Ève, 1913.

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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