<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mafia chinoise, une contre-société au service du pouvoir

10 novembre 2019

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Un jeune Chinois est interrogé à Paris par la deuxième division de police judiciaire (DPJ) spécialisée dans les affaires chinoises. Les mafias n’ont pas de frontière. Photo : E. Dubois
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La mafia chinoise, une contre-société au service du pouvoir

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Les mafias chinoises sont difficiles à comprendre, car elles échappent complètement à nos représentations mentales. Elles sont pourtant un élément essentiel de la vie sociale et politique du pays.

Les versions locales des mafias en Chine, ce qu’on appelle les triades ou encore les sociétés secrètes, sont pour l’observateur occidental un mystère au carré. D’abord parce qu’elles sont chinoises, ensuite parce qu’elles sont, par construction ou par définition, secrètes.

« Lequel est le plus incroyable des deux », disait déjà Pascal, dans une célèbre notation (quoique biffée) des Pensées : « Moïse ou la Chine ? » voulant signifier par là que ce que l’on savait grâce aux jésuites (et qui était bien réel) de la Chine était autrement étonnant que ce que l’on pouvait lire dans l’Ancien Testament (et dont les esprits forts du xviie siècle doutaient). Aujourd’hui encore, malgré le « rétrécissement de la planète », la Chine reste à bien des égards ce qui spontanément nous échappe de l’expérience humaine, ce qui exige de nous un effort constant pour nous décentrer.

Réalité chinoise, concepts occidentaux

Que dire alors des sociétés secrètes nichées au cœur de ce mystère qu’est déjà elle-même la Chine ? Connaître les sociétés secrètes chinoises, être en mesure de décrire leurs activités, légales ou illégales, cela voudrait dire posséder des sources, écrites ou humaines, émanant de ces structures, s’intéresser de l’intérieur à leur fonctionnement. Cependant, bien souvent, les chercheurs occidentaux restent tributaires de leurs collègues, ou des sources étatiques chinoises. Ces sociétés secrètes ont très souvent un fondement ethnique et géographique unique. Les défections sont rares et la violence exercée à l’encontre des traîtres sans pitié. « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger », disait encore Pascal, toujours à propos de la Chine…

Ainsi, le terme même de « triade » (en chinois) est une invention des observateurs coloniaux britanniques pour qualifier les mouvements divers qui prolifèrent à la fin de la dynastie Qing (1636-1912). Le terme de « société secrète » aussi, dans ses différentes variantes, trouve semble-t-il son origine dans la prose traduite en chinois d’un Japonais, Hirayama Shû, qui avait plagié le travail fondateur d’un ancien policier de Hong Kong, William Stanton, ayant eu durant sa carrière l’occasion de travailler sur, et peut-être avec, la criminalité organisée de la colonie britannique.

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Plus encore, les études récentes ont montré que le discours sur les triades était fortement tributaire d’un discours étatique chinois qui tendait à créer ex nihilo la réalité qu’il nommait. Le sinologue Barend Ter Haar a montré en 1992 que « les sectes du lotus blanc » dont on pensait qu’elles traversaient l’histoire chinoise depuis les Song au xie siècle jusqu’aux Qing au xixe n’avaient au cours de cette longue période que peu ou pas de parentés entre elles, l’appellation de « lotus blanc » n’étant qu’une invention du pouvoir impérial sous les Ming pour désigner les mouvements qu’il considérait comme « incorrects » ou « hérétiques » et qu’il réprimait, les vouant ainsi à la clandestinité.

Des sociétés à forte dimension politique et religieuse

D’autre part, il arrive bien souvent dans l’histoire chinoise que ces sociétés, d’une forte coloration religieuse et fortement ritualisée, fondées sur des serments d’appartenance et des rites de passage, s’unissent autour d’une figure charismatique prétendant disposer du « mandat du ciel » et ayant à ce titre vocation à remplacer l’empereur devenu de leur point de vue un usurpateur ne représentant plus que des forces démoniaques. Ces chefs qui étaient, tout comme l’empereur, des chefs indistinctement politiques et religieux, avaient souvent un nom de famille identique à celui des fondateurs de dynasties. Ce nom était le signe de leur élection par le ciel et justifiait les attentes des membres qu’il mobilisait dans son projet révolutionnaire. Ces contre-sociétés étaient donc construites sur le modèle de l’empire qu’elles contestaient et auquel elles voulaient se substituer.

Cette dimension politico-religieuse des sociétés secrètes leur a donné pendant une courte période de l’histoire récente (la période nationaliste au sens large, de 1911 à 1949) une certaine légitimité. Le rôle qu’elles prétendaient avoir joué, ou qu’on pensait qu’elles avaient joué, pour renverser la dynastie sino-mandchoue des Qing justifiait aux yeux de beaucoup la confiance qu’on pouvait leur accorder. Sun Yat-sen lui-même, « père de la nation chinoise » à la fois pour les communistes et les nationalistes du Kuomintang, était semble-t-il membre d’une triade, et l’association pour la « renaissance de la Chine » qu’il a créée pour chasser les Mandchous avait été fondée sur le modèle d’une société secrète. De même, du point de vue du pouvoir chinois de l’époque, le Parti communiste chinois peut être vu en son origine (1921) comme une société secrète. Aujourd’hui encore, il existe une cérémonie au cours de laquelle les dirigeants du Parti, levant la main droite, promettent à l’unisson de « protéger les secrets du Parti communiste ».

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Cependant, Mao, après avoir appelé en 1926 notamment « la société des frères aînés » (Gelaohui) à l’aide pour libérer la Chine dans un discours fameux qui sera cependant rapidement censuré par le régime communiste, réprimera sans pitié ces sociétés une fois parvenu au pouvoir. Nombre d’entre elles étaient en effet compromises par leurs liens avec le Kuomintang et certaines avaient joué un rôle non négligeable dans le massacre des communistes organisé par Tchang Kaï-Chek le 12 avril 1927. La plupart se réfugièrent à la chute du régime, en 1949, à Taïwan, d’autres ou les mêmes s’implantèrent aussi à Hong Kong et à Macao.

Après avoir souffert d’intenses persécutions durant les premières décennies du régime communiste, la criminalité organisée chinoise a donc pu se réorganiser à partir de ses bases hors du territoire continental chinois proprement dit. Dans une ironie dont l’histoire contemporaine chinoise n’est pas avare, à Hong Kong et à Taïwan, les triades sont devenues des relais de l’influence du Parti communiste dans des territoires qui lui sont globalement hostiles. À Taïwan, certains groupes mafieux traditionnellement liés au Kuomintang se sont tournés vers la Chine continentale, dont la célèbre « alliance du bambou » (Zhulianbang). Ce groupe mafieux s’est même lancé dans la politique par l’intermédiaire d’un de ses chefs, Chang An-lo, qui créa en 2004, vraisemblablement avec des fonds de la Chine continentale, le Parti pour la promotion de l’unification de la Chine. Malgré des moyens financiers significatifs, ce parti n’a jamais réussi à avoir une influence importante sur la scène politique taïwanaise, ses membres se faisant plutôt remarquer par leur rhétorique agressive et leur goût pour la violence.

Des mafias qui s’exportent hors de Chine

Du fait de l’histoire tourmentée de la Chine au xxe siècle, la criminalité chinoise est aujourd’hui implantée presque partout dans le monde et joue un rôle essentiel dans la plupart des aspects les plus négatifs de la présence financière, économique et humaine chinoise à l’étranger. Les « organisations criminelles transnationales » (pour employer le jargon de l’ONU) jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la circulation clandestine des flux de capitaux. Les casinos de Macao, les jeux d’argent en ligne aux Philippines sont tenus par ces groupes mafieux qui disposent ainsi de moyens financiers gigantesques.

Plus encore, les laboratoires clandestins de médicaments prolifèrent en Chine sans que le pouvoir n’ait eu jusqu’à récemment (et les pressions américaines) la volonté ou les moyens de s’y opposer. Les exportations de médicaments contrefaits en Afrique et ailleurs, la production massive d’opioïdes tels que le Fentanyl en Chine posent aujourd’hui un problème de santé publique majeur, notamment aux États-Unis. C’est une des causes majeures de la guerre commerciale déclarée par l’administration de Donald Trump à la Chine. En Europe, le trafic d’êtres humains organisés par les héritières des sociétés secrètes chinoises est important. En France notamment, les femmes au chômage de la province du Dongbei ont été l’objet d’un trafic massif à partir des années 1990, au point qu’elles occupent aujourd’hui une part de marché significative du marché de la prostitution à Paris et ailleurs. Mais ces groupes ne se limitent pas à la prostitution : nombre de jeunes Chinois ont pu migrer illégalement en France grâce à l’inscription à de fausses écoles d’enseignement supérieur qui leur permettaient d’obtenir des visas d’étudiants.

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Ces groupes criminels s’appuient également sur la taille de plus en plus importante des communautés chinoises à l’étranger, au Canada par exemple où ils ont des relais politiques et déstabilisent le marché immobilier, notamment à Vancouver. Tout cela leur permet d’établir de solides réseaux, puissamment financés non seulement afin de défendre leurs propres intérêts, mais aussi ceux de l’État chinois. À Hong Kong, les mafias locales n’ont pas hésité à user de la violence contre les manifestants, marquant ainsi leur attachement à la mère patrie.

Cette fonction patriotique est essentielle, car elle est en quelque sorte « le point d’honneur spiritualiste » de ces sociétés secrètes qui semblent par ailleurs prêtes à tout. Elles les intègrent en outre dans l’économie globale de l’action du Parti communiste chinois en Chine et à l’étranger, mais elles les coupent aussi des sociétés dans lesquelles elles évoluent. Tout à la fois vecteur et entrave à l’influence chinoise à l’étranger, elles symbolisent les impasses d’une puissance chinoise qui, bien qu’émergente, peine à trouver une traduction efficace sur le plan déterminant de ce qu’aux États-Unis comme en Chine on appelle le soft power.

À propos de l’auteur
Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Chercheur associé de l'Institut Thomas More. Spécialiste de la Chine et de l'Asie du sud-est. Corédacteur en chef de la revue Mondes chinois. Nouvelle Asie
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