Crésus, le souverain le plus riche de l’Antiquité. Entretien avec Kevin Leloux

27 décembre 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Crésus montrant ses trésors à Solon, tableau de Franck II Francken, XVIIe siècle. (c) wikipédia
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Crésus, le souverain le plus riche de l’Antiquité. Entretien avec Kevin Leloux

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Crésus est l’homme à l’origine de l’expression « riche comme Crésus ». Dans cet ouvrage, Kevin Leloux décrypte les origines de cette expression et nous livre un portrait de ce roi énigmatique, puissant et richissime, qui pourtant fut le dernier de sa dynastie.

Propos recueillis par Pétronille de Lestrade.

Kévin Leloux, Crésus. Le plus riche des rois de Lydie, Perrin, 2023

Quels supports avez-vous utilisés pour écrire cet ouvrage ? La documentation disponible était-elle bien fournie ?

Les sources traitant de la dynastie des Mermnades, et donc Crésus, nous manquent. Il faut se tourner essentiellement vers Hérodote (Ve siècle av. J.-C.) qui leur est le plus proche dans le temps, mais aussi le plus disert. Cependant, s’il en vient à parler de Crésus, c’est avant tout pour expliquer les causes lointaines des Guerres médiques, et non pas pour réaliser un portrait descriptif de la Lydie.

Pour le reste, il a fallu également glaner des informations chez d’autres auteurs grecs et romains comme Xanthos de Lydie, Xénophon, Nicolas de Damas, Bacchylide, Ctésias de Cnide, Strabon, Plutarque, Polyen et Justin entre autres. Ces auteurs appartiennent tous à des époques très diverses et expriment les préoccupations de leurs temps. L’historien doit bien entendu être conscient de ces particularités afin de discerner le vrai du faux.

À côté des sources littéraires grecques et romaines, il existe une seule source orientale à notre disposition : la Chronique de Nabonide, registre consignant les faits importants du règne du dernier roi babylonien Nabonide. Malheureusement, aucune source lydienne n’est parvenue jusqu’à nous.

Enfin il existe une seule source picturale : l’Amphore de Myson qui représente Crésus sur son bûcher.

On le voit, les sources font cruellement défaut.

Qu’était Crésus avant de devenir roi de Lydie ?

Crésus est un des fils du roi Alyatte de Lydie (ca. 610-561 av. J.-C.). Sa mère est de souche carienne, région située au sud du royaume de Lydie. De cette union serait née également Aryenis.

Alyatte avait aussi une épouse de souche grecque dont il aura un fils : Pantaléon.

Ce dernier était donc le demi-frère de Crésus et tout porte à croire que ce Pantaléon avait été désigné par Alyatte pour lui succéder (une pratique courante dans les monarchies orientales et anatoliennes où la règle de la primogéniture masculine n’était pas fixée).

C’est pour cette raison que Crésus, à l’instar de ce que faisaient les rois hittites, fut envoyé par son père comme gouverneur de la cité d’Adramyttéion (moderne Edremit, en Éolide). Région sensible, car à proximité d’Antandros, où s’étaient réfugiés les derniers Cimmériens qui avaient ravagé l’Asie Mineure un demi-siècle auparavant, et proche de nombreuses mines d’or. Pantaléon, quant à lui, était resté à la cour de Sardes auprès de son père pour apprendre à devenir roi.

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Pour des raisons qui nous échappent, une lutte de factions fit son apparition à la cour de Sardes : une soutenant Crésus (d’origine carienne, et donc autochtone) et une autre soutenant Pantaléon (d’origine grecque). De cette « guerre de clans », Crésus en sortit vainqueur et mit à mort son demi-frère en l’écartelant sur une machine à carder. Crésus fut alors désigné par son père comme son successeur légitime.

En quel état est le royaume de Lydie que son père Alyatte lui lègue ?

Le royaume est déjà un « Etat » opulent !  Alyatte avait réussi à mettre la main sur des régions aurifères et à agrandir l’empire lydien. Il avait déjà, lui aussi, réalisé des campagnes militaires à l’encontre des cités grecques d’Asie Mineure et avait poussé les limites de l’empire beaucoup plus à l’est puisqu’il a mis la main sur la Phrygie (l’ancien royaume du roi légendaire Midas) qui avait perdu de sa superbe depuis la chute du royaume sous le coup des Cimmériens au VIe siècle av. J.-C. C’est d’ailleurs lors de sa poussée vers l’est qu’Alyatte s’est confronté aux Mèdes, un conflit qui se serait achevé, selon Hérodote, par la célèbre éclipse totale du soleil (qui aurait été prédite par Thalès) et que la recherche astronomique récente fixe au 28 mai 585 av. J.-C. Ainsi, à la mort d’Alyatte, l’empire lydien a déjà sensiblement la même taille que sous son successeur Crésus.

Alyatte est également le souverain qui a entrepris la construction d’édifices monumentaux dans la capitale, Sardes. Il est à l’origine de l’édification de l’enceinte fortifiée (longue de 3,5 km et épaisse par endroits d’une épaisseur de 20 mètres) ainsi que probablement des bâtiments administratifs retrouvés sur les terrasses surplombant la ville basse. De même, Alyatte, avant sa mort, s’était fait construire un immense tumulus de 63 m de hauteur et de 330 m de diamètre. Il est le premier souverain lydien à s’être fait inhumer dans de telles sépultures. Par la suite, d’autres Lydiens (et probablement Crésus lui-même) furent inhumés dans les tumulus de la nécropole Bin Tepe au nord de Sardes.

Comment Crésus s’enrichit-il et comment exploite-t-il ses richesses ? En quoi sa richesse est-elle singulière ?

Crésus n’est pas spécialement beaucoup plus riche que son père. Comme lui, il contrôle les mines d’or de Troade et du Tmole – chaîne de montagnes au sud de Sardes – et il peut également récolter les paillettes d’or charriées par le Pactole (torrent situé juste à l’ouest de Sardes). Cependant, contrairement à Alyatte, Crésus va entreprendre (le premier barbare selon Hérodote) de prélever un tribut imposé à l’ensemble des cités grecques de la frange égéenne de l’Asie mineure et tombée dans l’escarcelle lydienne suite à ses campagnes militaires (et à celles menées par son père). De même, étant donné que Crésus contrôle presque la totalité des voies terrestres de l’Anatolie, il va ainsi pouvoir prélever des taxes sur les marchandises transitant sur le territoire sous domination lydienne (sans oublier sur celles débarquant des navires dans les ports des cités grecques qui commerçaient dans l’ensemble du bassin méditerranéen et plus particulièrement à Naucratis en Égypte).

Grâce à cet amoncellement de richesse et les nombreuses offrandes réalisées dans les sanctuaires grecs d’Asie Mineure et du continent (comme à Delphes), Crésus va passer aux yeux des Grecs de son temps pour le souverain le plus riche, et donc le plus puissant du moment !

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Lydie, en Asie Mineure. (c) wikipédia

Vous présentez Crésus comme un conquérant et un administrateur, avant de parler de sa fortune : pourquoi ce choix ?

En réalité, comme énoncée ci-dessus, la fortune de Crésus n’est pas bien différente de celle de son père Alyatte. Si le dernier roi lydien est passé à la postérité à travers l’expression « riche comme Crésus » comme le plus opulent souverain de l’Antiquité, c’est parce qu’il avait envoyé des offrandes en grande quantité dans les sanctuaires grecs. Son père avait, lui aussi, fait de même, mais dans une moindre mesure: Alyatte avait envoyé à Delphes un énorme cratère d’argent et son support. En comparaison, Crésus y avait consacré un cratère en or, un autre en argent ; il y envoya également de l’or en abondance, des vases, des plats en argent, une statue (probablement d’Artémis) en or, un bouclier en or, des colliers et des ceintures, sans oublier 117 demi-briques en or et en électrum sur lesquelles trônait un lion en or.

Crésus est avant tout un bon administrateur de son empire permettant de s’assurer la loyauté des régions soumises par l’installation de gouverneurs fidèles à son autorité.

Crésus est aussi et surtout reconnu pour l’instauration du bimétallisme or-argent ! Avant cette réforme, les pièces de monnaie (inventées sous le règne de son arrière-grand-père Ardys vers 630 av. J.-C.) étaient en électrum, un alliage naturel (ou artificiel) d’or et d’argent. Mais à la suite d’une dévaluation de la quantité d’or dans ces monnaies – et donc la perte d’une importante source de profits pour la maison royale – Crésus instaura la création de monnaies en argent et en or ! Ce bimétallisme ne fut abandonné qu’au début du XXe siècle de notre ère.

A contrario, contrairement à Alyatte, Crésus fut un piètre chef de guerre. La seule campagne à l’encontre des cités grecques rapportées par les sources anciennes concerne la cité d’Éphèse (qui se serait, pour l’occasion, placée sous la protection de la déesse Artémis en reliant les murailles de la ville au temple de la divinité), or il est plus que vraisemblable que cette campagne n’ait jamais eu lieu et que la ville se livra sans résistance armée. De même sa campagne en Anatolie pour s’opposer à Cyrus fut un véritable fiasco ! Lors de la bataille de Ptérie (qui vit s’affronter une première fois les Lydiens et les troupes perses), après une première opposition qui s’acheva sur un statu quo, Crésus subit une sévère défaite qui l’obligea à retourner à Sardes. Les troupes de Cyrus le suivirent dans sa fuite vers la capitale et une seconde bataille eut lieu dans la plaine de Thymbrara, au nord-est de Sardes. Là encore, Crésus fut défait à la suite du stratagème imaginé par les Perses : placer les chameaux en première ligne afin d’effrayer les chevaux de la cavalerie lydienne qui passait pour invincible. Les chevaux ayant pris peur à la vue des camélidés, l’armée lydienne fut réduite à combattre à pied et fut battue une nouvelle fois obligeant les Lydiens à se réfugier à l’intérieur des murailles de Sardes.

Lors du siège de la ville, les Perses réussirent à l’investir en pénétrant par le côté qui n’était pas surveillé (puisque fortifié naturellement) et mirent le feu à la cité ! Crésus se réfugia dans l’acropole et se résolut plus que probablement au suicide, à l’instar d’autres souverains orientaux (comme Shamash-Shum-Ukim, roi de Babylone, en 648 av. J.-C.)

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Comment expliquer que Crésus, roi de Lydie et l’un des plus puissants et le plus riche de son temps, ait été le dernier de sa dynastie ?

Selon Hérodote, Gygès, en arrivant sur le trône de Lydie après avoir détrôné Candaule de la dynastie des Héraclides (qui passaient pour des descendants d’Héraklès), envoya une ambassade à Delphes afin que la Pythie (et donc Apollon) légitime le nouveau souverain sur le trône. L’oracle confirma Gygès mais la Pythie annonça que les Héraclides seraient vengés à la cinquième génération, celle de Crésus. Bien évidemment cet oracle est apocryphe et rédigé a posteriori probablement pour l’écriture d’une tragédie consacrée à la maison des Mermnades dont Hérodote se serait inspiré pour la rédaction de ses Histoires.

La raison historique peut simplement s’expliquer par le fait que Crésus, en voulant combattre les Perses à l’est, s’est heurté à plus fort que lui !

Comme quoi, comme le déclarait le législateur athénien Solon lors de sa visite à Crésus dans la capitale sarde, l’argent ne fait pas le bonheur (nul vivant ne peut être heureux).

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